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Discours sur la necessite et les moyens de detruire l'esclavage dans les colonies Lu a la seance publique de l'Academie royale des sciences, belles lettres et arts de Bordeaux, le 26 Aout 1788
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DISCOURS
SUR LA NECESSITE
ET LES MOYENS
De detruire l'esclavage dans
les colonies
Lu a la seance publique de l'Academie
royale des sciences, belles lettres
et arts de Bordeaux, le 26 Aout 1788
Par Mr. de Ladebat,
Membre de cette Academie, directeur de celle des arts,
correspondant
de la societe royale d'agriculture
de Paris, etc.
A BORDEAUX,
1788
Le cri pour l'esclavage est
le cri du luxe et de la
volupte, et non pas celui de
la felicite publique. Montesqu.
Montesquieu a consacre un livre entier de l'Esprit des Lois a traiter des esclaves et des affranchis. Il a prouve combien l'esclavage est contraire aux principes de la morale naturelle. Plusieurs auteurs ont peint avec energie les horreurs de l'esclavage et les details affreux du commerce des Negres. Une societe nombreuse s'est formee pour aneantir ce commerce et cet esclavage. Des habitants eclaires et sensibles desirent un changement. L'opinion publique s'unit enfin aux voeux de l'humanite et de la justice: mais l'interet particulier s'agite, et les combat encore. Les parlement d'Angleterre n'a pas meme ose prononcer sur cette importante question. Six millions de Negres portent, des nos jours, les chaines des nations de l'Europe. Il faut donc de nouveaux efforts pour affranchir ces infortunes. L'interet particulier m'a paru se concilier avec les droits sacres que la raison reclame. J'avois pense, il y a long-temps, que dans l'etat meme des colonies, on pourroit trouver des moyens d'affranchissement; et ce sont ces moyens que je publie aujourd'hui. J'ai cru inutile de donner a present tous les details du plan que je propose. On trouvera dans les notes les calculs dont j'ai employe les resultats—
C'est un crime public que j'attaque; et on ne doit pas s'attendre a trouver dans ces feuilles des declamations contre les colons ni contre les negociants qui font le commerce d'Afrique. Les hommes les plus respectables, dont l'antiquite nous a conserve le souvenir, ont eu des esclaves, et en ont vendu et achete. Les lois doivent etre l'expression de la justice; si elles s'en ecartent, et si elles conservent encore leur empire, l'homme le plus juste peut etre entraine lui-meme par le vice de la legislation. Ceux qui s'occupent de gouverner les nations, ou de reformer les lois, doivent fremir de l'influence desastreuse que peuvent avoir leur erreurs.
Les crimes que la cupidite entraine presentent a l'homme sensible le plus affreux tableau. C'est en vain qu'on a voulu les deguiser par les illusions de la fortune et de la gloire: ils ont ravage la terre; ils ont fait gemir l'humanite sous le poids du malheur. De toutes les parties du monde, l'Europe est celle qui s'en est rendue la plus coupable. Ailleurs on a ete egare par la vengeance et par la fureur des armes: c'est de sang froid que nous avons commis les plus cruels attentats. Nos connaissances et nos arts semblent n'avoir servi qu'a detruire le repos de toutes les nations. Au dedans, que de divisions et de troubles! Au dehors, que d'oppressions et d'horreurs! L'Asie, l'Afrique et l'Amerique ont ete a la fois le theatre de nos exces. L'Asie nous a vus calculer la fortune sur la famine et la mort[1]. Nous avons depeuple et avili l'Afrique. L'Amerique devastee a plie sous le joug de notre tyrannie. Nous y avons etabli l'esclavage, que la religion proscrivoit dans nos climats[2]. Nos colonies sont encore fondees sur cet abus criminel. Des terres ou la nature reunit toutes les richesses de la fecondite, sont sillonnees par des esclaves qu'on arrache a leur patrie, et qu'on charge de chaines pour augmenter nos richesses. Il est consolant de voir une nation commercante denoncer elle-meme a son senat assemble ce long outrage fait a l'humanite. Ce senat souillera sa gloire, s'il ne change pas le sort de tant d'infortunes. La raison et la justice doivent enfin retablir leurs droits et briser leurs fers.
L'Amerique fut devastee par ses avides conquerants; ils crurent que les mines precieuses que le sol leur offroit, suffiroient a leur ambition; et pour en jouir sans partage, ils porterent avec eux la destruction et l'effroi. Les habitants de ces contrees nouvelles, frappes de terreur, s'imaginerent que leurs Dieux memes avoient decide leur perte. Plusieurs etoufferent leurs races; et ce continent, a cette epoque, semble etre l'affreux sejour du crime et du malheur. Des peuples entiers ont disparu, et leurs noms sont oublies. Leur existence n'est plus attestee que par la solitude de leurs demeures et l'horreur de leurs tombeaux. Bientot ces mines funestes au bonheur du monde demanderent des bras mercenaires, et on n'en trouvoit plus. On acheta des esclaves en Afrique, et on les traina sur les plages de l'Amerique[3]; ils aggraverent encore le sort des malheureux Indiens. C'est ainsi que quelques tyrans croyoient avoir le droit de soumettre la terre entiere a leurs jouissances. Tant de desordres avoient confondu toutes les idees. Les titres clairs et sacres de la justice, de la propriete et de la liberte, paroissoient effaces: on ne connoissoit que les exces de l'ambition et de l'audace. Las-Casas lui-meme, cet eveque si vertueux au milieu de tant de crimes, demandoit de nouveaux esclaves; trompe par son coeur, il croyoit diminuer le travail excessif et meurtrier auquel on condamnoit les Americains echappes a la mort. Les fiers oppresseurs du nouveau monde dedaignoient des travaux utiles, et leurs barbares mains ne savoient donner que des fers.
Le commerce des hommes fut favorise par toutes les nations commercantes, comme une nouvelle source de richesses publiques. Pres de six millions d'esclaves Africains peuplent aujourd'hui les champs de l'Amerique; plus de cent mille infortunes sont enleves chaque annee a l'Afrique, pour soutenir cette population[4]. Qui osera calculer ce qu'elle a coute[5]? Pour ravir des esclaves, on a massacre des millions d'hommes qui defendoient leur liberte. Peignez-vous tous les liens de la nature brises, tous les sentiments outrages, toutes les cruautes reunies; et vous aurez quelque idee des horreurs que je ne puis tracer. La guerre, les injustices et tous les crimes ont desole les peuples que ce trafic a seduits. Les cotes Occidentales de l'Afrique sont depeuplees, et c'est de l'interieur des terres, ou des cotes Orientales, qu'on traine des esclaves aux marches Europeens. Cette diminution de traite effraie deja ceux qui calculent froidement la prosperite des colonies.
Quand les loix sacrees de l'ordre social sont violees, il n'y a plus de mesure aux exces que l'homme coupable ose commettre. Ici le cri de la nature semble implorer le ciel, et lui demander vengeance. Je parcours les feuilles de l'histoire, et je ne vois pas, dans ses tristes recits, de plus grand crime public. Il y a bientot trois siecles qu'il se perpetue, et voila l'ouvrage des nations qui se placent au rang des plus eclairees.
Je ne parlerai pas de la rigueur de l'esclavage dans nos colonies. L'humanite fremiroit encore des tableaux que je pourrais rappeller. Le sceptre de l'oppression est toujours pesant; et si des moeurs plus douces, si l'humanite, si l'interet meme des colons ont tempere les traitements barbares que leurs esclaves eprouvoient, cet esclavage est-il plus legitime?
On a dit que la victoire legitimoit l'esclavage. Oui sans doute, comme la force legitime tout: mais alors le pacte social est detruit pour l'homme qu'on enchaine. Si les Ilotes avoient vaincu Sparte, leur nom effaceroit peut-etre dans l'histoire celui de leurs cruels oppresseurs. Rappellons-nous la honte des Romains pendant la guerre servile, le sang qu'ils firent couler pour etouffer des revoltes toujours renaissantes, et leur effroi, lorsque le Thrace Spartacus marchoit a Rome, et renversoit leurs preteurs et leurs legions[6].
On a dit que l'interet des colons rendoit le sort de nos esclaves plus doux que celui des journaliers que la misere accable. Un sort plus doux! Quelle est donc cette existence que la liberte n'accompagne pas? La misere est affreuse sans doute: mais la liberte, est un grand bien, et l'esperance luit encore au fond du coeur de l'homme libre. Que reste-t-il a celui qui ne l'est pas? Est-ce par des desordres publics qu'il faut justifier d'autres desordres? Parce que les attentats commis contre la propriete ont trouble la terre, on a nie que la propriete fut la base de l'ordre social. On a rappelle les faits eclatants de ces republiques fondees sur la communaute des biens. A-t-on oublie qu'il n'y avoit la que des tyrans et des esclaves? Parce que notre luxe et nos longues erreurs ont appauvri la classe infortunee qui fait naitre nos subsistances, faut-il que des esclaves gemissent sous le fouet d'un commandeur cruel? Faut-il, pour le bonheur public, charger de chaines les mains qui nous nourrissent? N'y auroit-il sur la terre, pour le pauvre qui la cultive, que des fers ou la mort?... Quelle triste philosophie que celle qui conduit a de pareils resultats! C'est ainsi qu'on justifie tout: l'esclavage devient un devoir: la tyrannie est un droit: la jouissance seule est un titre. Malheur aux nations qui seroient assez avilies pour laisser etablir ces maximes cruelles: il n'y auroit plus pour elles que crimes et desespoir. Proscrivons enfin cette admiration exclusive pour l'antiquite. Ne rendons hommage qu'aux vertus particulieres eparses ca et la dans l'histoire, comme des phares brillants sur la vaste etendue d'une mer sombre et agitee. Qu'importent de grands noms et leur eclatante renommee, si la vertu et l'humanite gemissoient aupres d'eux? Ne respectons que les institutions conformes a nos droits; rappellons les caracteres qui les distinguent, et cherchons ainsi a reparer les maux que leur violation et leur oubli ont repandus sur la terre.
La possession libre et exclusive de nous-memes, ou notre propriete personnelle, est notre premier droit; il est inalienable et sacre. Reduire un homme a la condition d'esclave, est donc, apres le meurtre, le plus violent des attentats. L'homme aneantiroit tous ses droits en se rendant esclave. Il n'y a point de vente ou il n'y a pas de prix[7]. Ainsi l'homme ne peut jamais aliener sa liberte; et s'il ne peut pas l'aliener, qui est-ce qui pourroit en disposer? On peut enchainer un criminel; voila le droit de la force publique: mais si le coupable rompt sa chaine, il n'est plus esclave.
Le nom d'homme repousse celui d'esclave; et les tyrans eux-memes l'ont bien senti. Quand ils ont avili des infortunes a porter leurs chaines, ils ne les ont plus comptes que comme des instruments de culture ou de travail[8]. Les droits les plus sacres, la justice et l'humanite proscrivent donc l'esclavage. On croit que l'equilibre politique et le maintien des richesses nationales s'opposent encore a ce voeu de la raison et de la nature. Si je prouvois que cet equilibre et le maintien meme des richesses demandent que l'esclavage soit aboli, et si j'en indiquois les moyens, j'aurois peut-etre rendu quelque service a l'humanite.
J'ai dit que la traite diminuoit. Cette rarete d'esclaves menace la culture des colonies. La depopulation des cotes de l'Afrique baignees par l'Ocean a dirige une partie du commerce des Noirs vers les cotes Orientales de ce continent; la traite y est plus abondante et moins chere: mais la longueur et les dangers de la navigation causent presque toujours une mortalite effrayante. Le prix des esclaves a double dans nos colonies depuis vingt ans; et plusieurs habitations ne donnent pas la moitie des produits qu'elles pourroient fournir, faute de bras pour leurs travaux. La population, quoiqu'un peu plus animee, ne remplace pas la moitie des esclaves que la mortalite enleve. L'avenir n'offre donc a cet egard qu'une perspective allarmante. Il est temps d'obeir a une revolution que la nature prepare elle-meme. Notre politique et nos petits interets n'arreteront pas sa marche.
L'Espagne donne depuis long-temps des moyens de liberte a ses esclaves[9]. La volupte et le luxe detruisent les avantages de cette liberte. Ce n'est pas cet exemple que je proposerai de suivre: mais il est dangereux pour nos colonies, et il cause souvent une desertion ruineuse pour nos etablissements.
Les Etats-unis rendent peu a peu la liberte a leurs Negres[10]. Sans doute la reconnoissance doit enchainer long-temps cette nation nouvelle: mais tout s'oublie; les circonstances et les interets changent; et si l'on venoit offrir la liberte a nos esclaves, quels seroient nos moyens de defense?
Si le parlement d'Angleterre adopte une loi qui adoucisse l'esclavage dans les colonies Britanniques, on doit redouter l'effet qu'elle produira sur nos esclaves, et deja les colons en sont allarmes.
Plus nos etablissements s'accroissent, et plus leur possession devient incertaine. Le grand nombre d'esclaves necessaires a leur culture est seul un grand danger[11].
Le commerce des esclaves nuit a la navigation. Il detruit chaque annee un sixieme des gens de mer qu'on y emploie. C'est une ecole affreuse pour les moeurs.
Il suffit d'indiquer ces considerations pour prouver la necessite de changer de systeme. La culture et la conservation des colonies en dependent. Je vais demontrer que l'interet particulier s'unit ici a la surveillance politique et au maintien des richesses publiques.
Le travail des esclaves n'est jamais aussi productif que celui de l'homme libre. “Les mines des Turcs, dans le Bannat de Temeswar, dit Montesquieu, etoient plus riches que celles de Hongrie, et elles ne rendoient pas tant, parce qu'ils n'imaginoient jamais que les bras de leurs esclaves”.
Dans les sucreries les mieux cultivees, le produit du travail annuel d'un esclave, dans la force de l'age, ne peut pas etre apprecie au dessus de 1200 l. En Angleterre on evalue le produit annuel du travail d'un cultivateur a 2400 l. A la verite, il est question ici du laboureur aide de toutes les machines que l'art a inventees pour faciliter la culture: mais l'usage de ces machines peut etre introduit dans nos colonies, et il sera une suite necessaire de la liberte. Des calculs exacts etablis sur le produit total des colonies les mieux cultivees, ne donnent qu'environ 353 l. pour le produit du travail de chaque esclave existant dans nos iles. Le meme calcul, en supposant que le quart de la population du royaume soit attache a la culture, donne 500 liv. pour le produit annuel du travail de chaque individu de la classe agricole. Ainsi, sous ce premier rapport, le travail de l'homme libre est bien plus avantageux que celui des esclaves: mais il faut comparer encore la fertilite des terres dans nos colonies et en Europe. Le produit du travail est aussi en raison de la fertilite; et une terre ou elle seroit double d'une autre, donneroit, avec le meme travail, un double produit. Le plus ou le moins de valeur des productions generales recueillies sur la meme etendue de terrein, dans des cultures et des climats differents, peut etre regarde comme la mesure comparative de leur fertilite. La valeur du produit des terres, dans les colonies, est trois fois plus considerable que celui que nous obtenons dans nos champs les mieux cultives. C'est ainsi qu'on peut prouver que l'esclave ne donne pas le tiers du produit du travail d'un homme libre[13].
Je sais que la nature des productions, l'etat de l'agriculture et l'art de l'agriculteur peuvent apporter de grandes variations dans les rapports des cultures isolees: mais ce sont les cultures generales qu'il faut rapprocher, et ce sont elles qui ont servi de base a mes calculs.
On croit que le prix des denrees des colonies est un prix d'opinion, et qu'il ne peut pas etre compare au prix de nos productions d'Europe. Cela etoit vrai, lorsque ces denrees n'etoient pas d'un usage general. Elles le sont devenues aujourd'hui, et elles ont pris le caractere des denrees de premiere necessite. Je trouverois d'ailleurs des preuves de cette plus grande fertilite des colonies dans la culture des plantes qui sont communes a l'Europe et au nouveau continent[14].
Le travail des esclaves est moins cher, dit-on, que celui du journalier, et c'est bien moins le produit absolu de la culture qu'il importe au proprietaire d'augmenter, que le benefice qu'il en retire. Si l'on calcule l'interet de la valeur d'un esclave, le prix des remplacements necessaires, et les frais de nourriture et d'hopital, on verra que ce meilleur marche n'est qu'une illusion, et que chaque Negre travaillant coute annuellement plus de 500 livres a son maitre[15].
On peut objecter enfin que la chaleur du climat des colonies ne permettroit pas a nos cultivateurs d'y fournir la meme mesure de travail. De nombreuses experiences dementiroient cette assertion; elles prouvent que le travail est un moyen de conservation dans nos iles, pour les ouvriers que la fortune y appelle. La chaleur dans nos provinces Meridionales, aux mois de Juin, de Juillet et d'Aout, est souvent plus forte qu'a St. Domingue; et c'est l'epoque ou les travaux de nos campagnes sont les plus forces. D'ailleurs je ne propose pas de conduire des cultivateurs d'Europe dans nos etablissements. Je deplore les funestes essais qu'on a faits a cet egard, et je sais combien l'ambition cruelle de ceux qui les dirigeoient a fait perir de victimes. Nous avons a nos portes assez de terres incultes et de champs deserts. Ce sont nos esclaves qu'il faut attacher au sol de nos colonies. Il faut les former au travail, et les aider de toutes les ressources de l'art pour faciliter leur culture, et rendre leurs travaux plus productifs. L'emploi des machines en agriculture peut etre regarde comme ayant double la force des cultivateurs et le produit de leur travail. Voila quel seroit encore l'effet de la liberte dans les colonies. Je suis etonne moi-meme des resultats auxquels ces verites conduisent. L'egarement de l'interet particulier est donc toujours une suite de l'oubli des principes de l'ordre et de la justice.
Apres avoir rappelle ces principes sacres, apres avoir montre les considerations politiques et les avantages publics et particuliers qui sollicitent en faveur de la liberte de nos esclaves, je dois indiquer les moyens de donner cette liberte sans allarmer l'interet particulier, et en evitant les dangers d'une revolution trop rapide.
Lorsqu'il faut detruire de grands desordres publics, on doit se tenir en garde contre sa sensibilite. Il faut calculer les effets des changements qu'on prepare; car tout s'enchaine dans l'etat social. Des esclaves accoutumes au poids de leurs fers, confondent les egarements de la licence avec les jouissances paisibles de la liberte. En rompant tout d'un coup leurs chaines, on feroit leur malheur, et cette race infortunee disparoitroit de dessus la terre qu'elle cultive. La paresse et la volupte, voila presque toujours l'existence des affranchis. Leur liberte n'est souvent que le prix de leurs debauches. Les crimes que les besoins entrainent achevent de les depraver. L'esclave ne connoit que ce genre d'affranchi; et c'est avec cette classe avilie qu'il se confondroit. Il n'y auroit plus alors de surete dans nos colonies, et leurs richesses seroient bientot aneanties. Ce n'est pas la conservation de ces richesses qui m'arrete. L'opulence des nations et la fortune des particuliers n'excusent point leurs crimes. Je souillerois ma plume et je trahirois mon coeur, si je voulois justifier ainsi les outrages faits a la liberte: mais je le repete, c'est une consideration plus puissante qui m'occupe: c'est le sort des esclaves qu'il ne faut pas exposer. Leur existence et leur bonheur tiennent aujourd'hui a nos proprietes.
Preparons la liberte qu'on doit leur donner un jour. Assurons-leur les moyens de l'obtenir par des travaux dont les produits leur appartiennent. L'homme n'est soumis aux loix sociales que pour conserver ses proprietes: il faut donc en donner a l'esclave qu'on veut affranchir.
Cette marche est celle de la nature. Lorsque les esclaves n'ont pas ete affranchis par la victoire, ou, lorsqu'ils sont restes attaches au joug du vainqueur, ils ont ete serfs de glebe avant de devenir libres; tels etoient les esclaves chez les Germains, au rapport de Tacite[16].
Frappe de cette idee, il y a bientot douze ans que je proposai a l'administration de diriger, d'apres ce systeme, les nouveaux etablissements dont on s'occupoit pour la Guyanne Francoise. C'est dans cette vue que j'y avois demande et obtenu une concession[17]. Les circonstances et la guerre ont detruit ces projets: mais rien ne peut arracher de mon coeur le sentiment qui les dictoit. Je desirois que cette colonie servit de modele pour l'affranchissement successif des esclaves. J'esperois que cette terre funeste, qui a coute tant de tresors et tant de sang, jouiroit enfin de quelque liberte. J'avois trace la marche successive de cet affranchissement, d'apres la position particuliere de cette colonie, et les moyens que le gouvernement se proposoit d'employer.
Je rappelle les memes principes, et j'ai prouve qu'ils n'etoient que l'expression de la justice et de l'interet public et particulier. J'ai indique les dangers d'un affranchissement subit, et, s'il falloit des autorites, je dirois ce que Montesquieu rapporte de l'embarras des Romains pour cette partie de leur police publique, et de l'abus que des affranchis ont ose faire de leur droits.
Il faut, a dit un homme dont la plume eloquente a defendu avec energie les droits sacres de la liberte publique, “il faut, avant toutes choses, rendre dignes de la liberte et capables de la supporter, les serfs qu'on veut affranchir"[18].
Je propose d'abord d'assurer en propriete a chaque esclave ce qu'il pourra gagner au dela du travail modere auquel il peut etre assujetti. La loi relative a la mesure du travail impose, doit varier suivant le genre de culture et la situation des etablissements; mais par-tout les reglements devront assurer a un esclave actif et laborieux les moyens de gagner, dans l'espace de six ou sept ans au plus, une somme egale aux trois quarts de sa valeur. Cette somme, fixee par la loi, ne doit pas etre arbitraire. En payant cette somme a son maitre, l'esclave deviendroit serf de glebe[19], c'est-a-dire, qu'il seroit attache a une partie du terrein ou des travaux de l'habitation, et le produit de sa culture seroit partage entre son maitre et lui[20]. Les Negres ouvriers auroient, en entrant dans la classe des serfs de glebe, un salaire egalement fixe par la loi. Chaque esclave, en obtenant ce premier degre d'affranchissement, auroit le droit d'assurer le meme avantage a sa femme, en payant une somme d'autant moins forte qu'elle auroit un plus grand nombre d'enfants. Les enfants ne naitroient serfs de glebe, qu'autant que leurs meres seroient deja dans cette classe. Le pecule ou le gain assure par la loi suivroit l'esclave, et appartiendroit a sa femme ou a ses enfants, apres lui; celui de la femme appartiendroit egalement ou au mari, ou aux enfants. S'ils n'avoient pas d'heritiers naturels, les esclaves pourroient disposer de leurs gains a leur volonte; et s'ils n'en disposoient pas, leur pecule appartiendroit aux fonds de charites etablis dans la colonie. Les successions des serfs de glebe pourroient etre soumises a la meme loi. Tout affranchissement qui ne seroit pas le prix du travail ou d'une grande vertu, seroit proscrit. C'est ainsi qu'on formeroit cette population avilie a l'amour du travail et au respect des moeurs. Le serf de glebe ne pourroit ensuite s'affranchir des obligations que lui imposeroit la loi, qu'en remplissant celles qu'elle prescriroit pour le conduire a une liberte entiere. Ces conditions seroient ou l'achat de la terre, s'il convenoit au proprietaire de l'aliener, ou des redevances, ou le paiement d'une somme suffisante pour que le proprietaire put faire cultiver lui-meme la portion de terre que le serf abandonneroit. Les serfs ouvriers s'affranchiroient, en payant une somme egale a la valeur representative du travail que la loi leur imposeroit. C'est ainsi que cette loi, en retablissant les droits les plus sacres, porteroit le travail et la culture au plus haut point d'activite: elle serviroit a la fois l'interet public et l'interet particulier[21]. Cette division de terrein accroitroit rapidement les produits. C'est dans les atteliers des proprietaires que seroient manufacturees les denrees qui demandent des preparations, et que se feroient ensuite les partages. La regie de ces etablissements deviendroit plus simple et plus economique: la valeur du fonds augmenteroit avec la liberte.
Je me borne a tracer les idees elementaires d'un plan dont les details ne peuvent etre determines que dans les colonies memes. La servitude de glebe est odieuse, lorsque la loi n'assure pas des moyens successifs pour s'en affranchir. J'en ai dit assez pour qu'on ne confonde pas les reglements que je propose, avec les coutumes barbares que la tyrannie des seigneurs avoit introduites dans quelques-unes de nos provinces, et qui subsistent encore dans quelques etats. Le servage que j'indique est le premier pas vers la liberte. Le travail affranchira peu a peu de ce reste de servitude. Les principes que j'ai developpes suffisent pour tracer la marche qu'il faut suivre. Celle de la justice n'est jamais incertaine, et c'est en oubliant nos droits qu'on a rendu nos institutions si obscures et si contradictoires. On l'a dit, la verite n'a qu'une route, et celles de l'erreur sont sans nombre.
L'affranchissement que j'ai propose n'auroit aucun des inconvenients que peuvent craindre les defenseurs de l'esclavage. Lorsque j'ai porte ma pensee sur ce grand objet de police publique, j'ai redoute l'opinion et l'interet particulier. J'ai recueilli les objections qu'on opposoit a l'affranchissement des esclaves[22]. J'ai vu qu'elles supposoient toutes une revolution subite, egalement dangereuse pour les maitres et pour les esclaves. Ceux qui defendent le systeme actuel, n'imaginent que des affranchis livres a la paresse et aux voluptes, sans activite et sans energie pour les travaux utiles. Cette classe dangereuse est nee de la corruption de nos moeurs. Je crois avoir trace un autre ordre de choses et une marche plus prudente et plus sure. Sa lenteur previendroit tous les dangers. La revolution s'opereroit insensiblement, sans effort et sans trouble. La liberte que je presente, auroit pour base le travail et les moeurs. Les proprietes particulieres n'eprouveroient aucune atteinte; leur produit seroit augmente par l'interet des cultivateurs, par leur emulation et par leur industrie. On n'auroit rien a craindre de la licence des affranchis: leurs moeurs seroient changees, et on leur imprimeroit le caractere qui convient a un peuple cultivateur. Une population nouvelle, nombreuse et faite au travail, remplaceroit ce peuple d'esclaves qui cultivent nos colonies: la possession de ces etablissements seroit moins incertaine: chaque affranchi seroit un nouveau defenseur; tandis qu'en cas d'attaque l'esclave est un ennemi de plus a combattre ou a enchainer. La justice, la bienfaisance et la liberte previendroient la ruine qui menace nos colonies, si elles sont long-temps encore dependantes du commerce des esclaves. Ce commerce, que rien ne peut justifier, s'aneantirait, et l'humanite auroit moins de larmes a verser. Ce plan peut etre annonce sans crainte: son premier effet sera de resserrer les noeuds de l'obeissance, de placer l'espoir du bonheur et de la liberte dans le travail et la bonne conduite, et d'animer ainsi la culture et la population des colonies.
C'est aux pieds de la nation assemblee que je mets ces projets. C'est elle qui doit prononcer sur d'aussi grands interets. Elle doit porter ses regards sur tous les hommes qui la composent. Elle doit s'occuper de tout ce qui peut influer sur les vertus particulieres et publiques. Elle doit se reformer elle-meme et detruire les abus que de longues injustices ont consacres. Puissent les idees que je viens de tracer adoucir le sort des infortunes dont j'ai plaide la cause! Quel que soit leur succes, elles auront eu pour moi le charme consolateur qu'ont toujours les voeux formes pour le bonheur de l'humanite.
[1] Lisez l'etat civil, politique et commercant du Bengale, imprime a la Haye, en 1775. Voyez les details du proces de M. Hastings. Ce n'est pas qu'on doive fixer son opinion sur cet illustre accuse. Ce seroit une injustice; il faut attendre sa defense et le jugement que portera la cour des Pair. Je n'ai entendu que des louanges en sa faveur de la part de tous les Francois qui ont passe dans les etablissements Anglois pendant son administration. Je ne parle donc que des faits; et c'est une grande lecon que l'Angleterre donnera encore, si elle punit les coupables, quels que soient d'ailleurs leurs titres et leurs services, et si par des loix de bienfaisance elle adoucit le sort des peuples opprimes.
[2] Louis XIII ne vouloit point d'esclaves: mais on lui persuada qu'on ne pouvoir convertir les Africains qu'en les chargeant de chaines. Malheur aux hommes qui abusent ainsi de la foiblesse des rois!
[3] Des 1503 on porta quelques Negres dans les colonies. On voit dans l'histoire navale de Hill, qu'Elisabeth voulut s'opposer a ce commerce; elle donna des ordres pour qu'on ne transportat aucun Negre d'Afrique qu'il n'eut donne son libre consentement. Elle disoit que toute violence a cet egard seroit detestable et attirerait la vengeance du ciel sur ceux qui s'en rendraient coupables. La soif de l'or l'emporta bientot sur le cri de la justice. Les Genois, les Portugais, les Francois et les Anglois se disputerent tour a tour l'avantage barbare de fournir des esclaves.
[4] M. Cooper, dans ses lettres sur le commerce des Negres, publiees en Angleterre, evalue les esclaves des nations commercantes de la maniere suivante.
Aux Anglois et aux Americains ........................... 1,500,000
Aux Francois ............................................ 400,000 Aux
Espagnols ........................................... 2,500,000 Aux
Portugais ........................................... 1,000,000 Aux
Hollandais et aux Danois ............................ 100,000
—————-
5,500,000
—————-
Ce calcul n'est pas exact pour les Francois: ils possedent environ 550000 esclaves; et je crois qu'on peut porter a 6000000 les Negres esclaves des colonies.
Le nombre des esclaves, traites chaque annee, s'eleve a plus de 100000. Voici un des dernier etats de traite, depuis le Cap blanc jusqu'a New Congo.
Par les Anglois ............................................ 53,100
Par les Etats unis ......................................... 6,300 Par
les Francois ........................................... 23,500 Par les
Hollandois ......................................... 11,300 Par les
Portugais .......................................... 8,700 Par les
Danois ............................................. 1,200
————-
104,100
————-
Qui ont ete achetes au prix moyen de 360 livres.
[5] J'aurois voulu presenter l'effrayant tableau de la depopulation que ce commerce cause a l'Afrique: mais les elements manquent pour en calculer exactement l'influence desastreuse. Pour s'en faire une idee, on doit remarquer que les Negres qu'on traite sont tous dans la force de l'age. Ils ont passe les dangers de l'enfance, et il sont loin encore des accidents qui menacent le declin de la vie. C'est a l'instant de leur plus grande reproduction qu'on les enleve a leur patrie. Reduisons les 100000 qu'on exporte a 97500 a cause de leur mortalite naturelle estimee dans la proportion de 1 a 40. Ces 97500 representeront un fonds de population de 3800000 individus detruits pour l'Afrique dans l'espace de 30 ans. Si on adopte la proportion de 1 a 30, qui paroit la plus vraie pour determiner le nombre commun des morts, relativement a la masse des hommes existants, enlever a la population une classe d'hommes dans l'age ou la mortalite n'est que comme 1 a 40, c'est detruire reellement une plus grande masse d'habitants; car 100000 individus, pris dans toutes les classes ne representent que 3000000 de population, tandis que pris dans l'adolescence et la vigueur de l'age, ces 100000 representent une population de 4000000, ou de 3800000 en deduisant, comme j'ai fait, ceux que la mort naturelle detruiroit independamment de la traite. Si a ces 3800000 on ajoute le nombre des malheureux qui expirent dans les combats livres pour enlever des esclaves, ceux qui perissent de misere, de fatigue et de desespoir, on verra que la masse de population aneantie par la traite dans l'espace de 30 ans, s'eleve a plus de 4800000 individus, et qu'ainsi ce commerce cruel coute chaque annee a l'Afrique plus de 160000 de ses habitants.
[6] Il semble que quelques historiens ont cherche a effacer le souvenir de ces revoltes. Voila comment on ecrit l'histoire. Spartacus avoit un grand caractere, et s'il avoir pu arreter la licence de ses compagnons d'armes, il aurait venge l'univers.
[7] Ecoutez Montesquieu, “il n'est pas vrai qu'un homme libre puisse se vendre. La vente suppose un prix: l'esclave se vendant, tous ses biens entreroient dans la propriete du maitre le maitre ne donneroit rien, et l'esclave ne recevroit rien, etc.” Esprit des loix, liv. XV, chap 2.
“Les mots esclavage et droit sont contradictoires: ils s'excluent mutuellement”. Rousseau, contrat social, liv. I, chap. 4.
[8] Les Lacedemoniens fustigeoient leurs esclaves a certaines epoques de l'annee, uniquement pour faire sentir a ces infortunes le poids de leur servitude. Plus d'une fois, dans nos colonies, des maitres cruels se sont fait un spectacle des coups de fouet dont ils dechiroient leurs Negres.
[9] Dans les colonies Espagnoles, chaque esclave a un jour par semaine ou il travaille pour son compte. Ce moyen est dangereux, et c'est souvent a la debauche que l'esclave consacre les moments qui lui sont accordes. Dans les colonies Espagnoles, les affranchis sont presque tous les ministres des voluptes de leurs maitres. On doit cependant applaudir l'humanite de la loi qui assure la liberte a chaque esclave Espagnol, en etat de payer sa rancon.
[10] On a suivi dans les Etats-unis differentes methodes pour l'affranchissement des esclaves. Dans quelques parties le petit nombre de Negres qu'il y avoit, a permis de les affranchir tout d'un coup; et ils sont restes attaches a leur maitres, comme domestiques et journaliers.
[11] Les Lacedemoniens limitoient, pour leur surete, le nombre de leurs esclaves, et ils en firent quelquefois exposer les enfants.
“Rien, dit encore Montesquieu, ne met plus pres de la condition des betes, que de voir toujours des hommes libres, et de ne l'etre pas. De telles gens sont des ennemis naturels de la societe, et leur nombre seroit dangereux”. Liv. XV, chap. XIII.
[12] Voyez une brochure ecrite par John Newton a la societe de Manchester. Il a lui-meme fait la traite des Noirs; et les details qu'il donne, font fremir.
[13] J'ai porte a 1200 livres le produit du travail d'un Negre dans la force de l'age, et on ne peut pas l'evaluer plus haut. M. Arthur Young, ecrivain Anglois, celebre par l'etendue de ses connaissances economiques et politiques, evalue, d'apres quelques informations parlementaires, le produit du travail des Negres de 9 a 15 livres sterlings au plus, et d'apres le produit general de la Jamaique a 7 livres 10 schelings par tete.
J'ai reuni dans le tableau suivant le produit des principales iles compare au nombre de leurs Negres travailleurs.
St. Domingue cultivee par 300,000 esclaves produit 100,000,000 l. La
Jamaique par.......... 200,000 esclaves produit 35,000,000 GUADELOUPE
par........... 100,000 esclaves produit 18,000,000 MARTINIQUE
par........... 80,000 esclaves produit 18,000,000
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680,000 esclaves produit 171,000,000 l.
J'ajouterai pour la valeur des denrees consommees
dans ces iles provenant de la culture des Negres 69,000,000
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240,000,000 l.
Ce qui donne par esclave 352 livres 18 sols 10 deniers.
M. Young evalue en Angleterre le travail annuel d'un bon cultivateur a 2.400 livres. Notre culture accablee par la misere publique, n'offre pas des resultats aussi brillants: mais ils surpassent de beaucoup le produit du travail des esclaves.
Supposons qu'en France la consommation de chaque individu soit de 130 livres seulement, terme moyen; la reproduction totale, si on compte 24000000 d'habitants dans le royaume, doit etre de 3120 millions. D'apres d'autres donnees, la reproduction totale, en 1779, fut evaluee a 3164 millions. On croit que le quart au plus de la population generale est attache a la culture; ainsi la reproduction totale est le prix du travail de six millions d'individus; ce qui donne par tete un produit annuel de 527 livres 6 sols 8 deniers.
Le produit du travail est encore en raison de la fertilite ou du prix des denrees cultivees; de la fertilite, lorsque les denrees et les valeurs sont les memes; et du prix, lorsque les denrees et les valeurs sont differentes.
Le carreau de terre dans les colonies produit au moins 2000 livres par an, ce qui donne environ 800 livres par arpent. Le produit de l'acre en Angleterre n'est evalue qu'a 4 livres sterling, ou 108 livres par arpent [Note: Le carreau est de 3,400 toises quarrees. L'acre de 1,135 toises, et l'arpent de 1,334.4.].
Un homme, dont le travail rend annuellement 520 livres dans une terre qui ne produit que 108 livres par arpent, donnerait dans une terre qui produit 800 livres, 3851 livres 17 sols. Je reduis cette somme au tiers a cause de l'avantage qu'a le cultivateur d'Europe d'employer des machines que le cultivateur esclave n'emploie pas, et nous aurons 1283 liv. 19 sols pour le travail de l'homme libre, tandis que celui de l'esclave n'est que d'environ 353 livres.
J'ai compare le travail de la vigne a celui des sucreries, il faut exactement le meme nombre de journees d'esclaves que de vignerons dans la meme etendue de terrein cultivee en cannes ou en vignes. Dans un arpent de vigne produisant 240 livres, le travail du journalier peut etre evalue a 1200 livres par an, comme celui du Negre sucrier dans sa plus grande valeur. La proportion du travail libre au travail servile est donc ici comme 4000 livres a 1200 livres. Pour prevenir les objections, j'ai infiniment reduit les avantages du travail de l'homme libre. Je previens qu'il est toujours question dans ces calculs du produit absolu du travail, et pas du tout du produit net, que bien d'autres causes peuvent augmenter ou diminuer.
[14] Voyez ce que dit M. Parmentier de la fecondite du mais a l'Amerique, dans son excellent memoire sur la culture de cette plante, couronne par l'Academie de Bordeaux en 1784. L'evaporation a l'Amerique est beaucoup plus considerable que dans nos climats; et il seroit peut-etre possible de prouver que la fertilite des differentes parties de la terre est en raison de l'evaporation de leurs surfaces.
[15] On objectera que c'est le bon marche du travail, bien plus que sa quantite absolue, qui est important pour le proprietaire; c'est le plus grand benefice qu'il doit chercher. Il faut donc prouver encore que le travail de l'esclave est plus couteux que celui du cultivateur salarie. Le Negre, dont j'ai evalue le travail a 1200 livres, vaut au moins 3000 livres. L'interet de cette somme compte a 8 pour cent dans les colonies, les risques de remplacements 5 pour cent font ensemble 13 pour cent ou 390 livres; si on y ajoute 110 livres seulement pour l'entretien et la nourriture, on trouvera que chaque esclave, bon travailleur, coute au moins 500 livres, tandis que le prix d'un journalier en France n'est que de 300 a 350 livres, pour son travail annuel.
[16] Caeteris servis non in nostrum morem descriptis per familiam ministeriis utuntur. Suam quisque sedem, suos penates regit. Frumenti modum dominus, aut pecoris, aut vestis, ut colono, injungit, et servus hactenus paret. Tacite, de mor. Germ.; c'est le premier degre d'affranchissement que je propose.
[17] Par arret du conseil, du 29 Decembre 1776, j'avois obtenu une concession du terrein situe dans la Guyanne, entre les rivieres d'Oyac et d'Aprouague, ce qui occupe une etendue d'environ 250 lieues quarrees, et voici ce que je demandois. “Que tous les esclaves de la Guyanne eussent un pecule assure et constant, et qu'il fut loisible aux habitants, comme a la compagnie que je formois, de changer l'esclavage pur et simple en servage de glebe”. Ce sont les termes d'un memoire que je remis alors au ministre de la marine.
[18] Rousseau, du gouvernement de Pologne.
[19] C'est ce que les Romains appelloient adscripririos seu addictos glebae. Les addicti glebae etoient des serfs qui demeuroient attaches a la glebe. Les adscripti glebae etoient des fermiers qui cultivoient en payant des redevances. Lorsque les Francs, dit Loiseau, conquirent les Gaules, ils reduisirent les naturels du pays a la servitude de glebe. Le grand inconvenient de ces loix, ou plutot leur injustice, etoit de ne pas prescrire des moyens d'affranchissement. La cupidite et la tyrannie y ajouterent successivement des dispositions vraiment barbares.
[20] Voici un chapitre de Montesquieu, qui fera mieux entendre encore la nature du servage que je propose. “L'esclavage de glebe s'etablit quelquefois apres une conquete. Dans ce cas l'esclave qui cultive doit etre le colon partiaire du maitre. Il n'y a qu'une societe de perte et de gain qui puisse reconcilier ceux qui sont destines a travailler, avec ceux qui sont destines a jouir”. Esp. des loix, liv. XIII, chap. 3.
[21] Je crois pouvoir prouver que le revenu particulier seroit augmente dans le nouveau systeme de culture que je propose: mais quand il seroit un peu diminue, la reparation d'une grande injustice exigeroit bien ce sacrifice.
Une habitation en sucre terre ayant 80 carreaux en cannes, 120 qui
peuvent etre plantes, et 100 en savannes ou prairies et mornes,
evaluee................................................ 1,400,000
l.
Ayant un attelier de 250 Negres estimes a 2000 liv.
ensemble 500,000 liv. donne un produit de
300,000 liv. de sucre: ces 300,000 liv. a 50 le
cent donnent..................... 150,000 l.
Les depenses....................... 40,000
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Reduisent le produit a............. 110,000 l.
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Si les 250 Negres s'affranchissent, ils paieront les
3/4 de leur valeur..................................... 375,000
Nous avons evalue l'habitation........................... 1,400,000
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Le capital est reduit a.................................. 1,025,000
l.
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Dans ce nouvel etat de culture, le produit sera au
moins double et porte a........... 300,000 l.
La moitie du maitre sera de......... 150,000 l. La depense reduite
a................. 15,000
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Le revenu sera de................... 135,000 l.
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Ou plus de 13 pour cent, tandis qu'il n'etoit que de 8 pour cent a peu pres. Les serfs de glebe, au lieu du produit de leurs jardins et de 25000 liv. pour leur entretien, auront egalement le produit de leurs jardins, dont ils pourront disposer, et un revenu de 500 l. par tete.
Depuis que j'ai ecrit ces feuilles, j'ai lu, dans le courrier de l'Europe, vol. 23, n deg.. 25, un memoire, presente en 1779 et en 1785 par M. le chevalier de Laborie, lieutenant-colonel d'infanterie, sur les moyens de donner la liberte aux esclaves en Amerique. Les memes principes nous ont guides; mais les moyens d'affranchissement, que j'avois proposes en 1776 au gouvernement, et que je publie aujourd'hui, sont differents. M. de Laborie parle d'une sucrerie qu'il vouloit etablir a la Tortue. Il etoit convenu, dit-il, qu'un habitant se chargeroit des frais d'etablissement, en payant seulement aux cultivateurs la moitie du prix du sucre; et il avoit calcule que chaque cultivateur aurait, au dela de ses depenses, un benefice de 5 a 600 livres.
[22] Il est impossible de suivre tous les egarements de l'interet particulier. Personne n'a repondu avec plus de sentiment aux defenseurs de l'esclavage que M. l'abbe Raynal. Voyer l'histoire phil. et pol. des etablissements des Europeens dans les deux Indes, liv. XI, parag. XXIV.
J'avois lu ce discours a l'Academie, et je le livrois a l'impression, lorsque j'ai recu les reflexions sur l'esclavage des Negres, par M. Schwartz, qui viennent d'etre publiees. Si je n'avois voulu que prouver l'injustice de cet esclavage, j'aurois supprime mon travail. On ne peut rien ajouter a la clarte et a l'evidence des principes que l'auteur a rappelles. On ne peut pas plaider avec plus de raison et plus de force pour les droits de l'humanite. L'auteur de ce nouvel ouvrage a developpe les verites que je n'ai fait qu'indiquer: mais les moyens d'affranchissement qu'il presente ne me paroissent pas aussi convenables dans l'etat actuel des colonies que ceux que j'ai proposes. Mon but essentiel a ete de conduire les esclaves a la liberte, en les formant au travail et au respect des moeurs. Il ne suffit pas de les rendre libres; il faut aussi leur donner une existence heureuse et utile. Je crois donc devoir encore soumettre mes idees a l'opinion publique.
Les colons sollicitent le droit de representation aux etats generaux. Leur patriotisme et leur zele sont des titres que le souverain et la nation ne meconnoitront pas. La plus belle cause que les deputes des colonies pourroient plaider dans cette auguste assemblee, seroit celle de la liberte que je reclame au nom de l'humanite et de la justice.
Extrait des registres de l'Academie royale des sciences, belles lettres et arts de Bordeaux.
Du 7 Septembre 1788.
Ce jour, l'Academie extraordinairement assemblee pour deliberer la demande qui lui a ete faite par M. de Ladebat, de vouloir bien lui permettre de faire imprimer, sous son privilege, le discours sur la necessite et les moyens de detruire l'esclavage dans les colonies, qu'il lut a la seance publique du 25 Aout dernier, la compagnie lui a unanimement accorde cette permission, et a autorise M. le secretaire a lui expedier a cet effet, une copie de la presente deliberation.
En foi de quoi j'ai delivre le present extrait, que je certifie conforme a l'original. A Bordeaux, ce 9 Octobre 1788.
De Lamontaigne,
Secretaire perpetuel de l'Academie.