Lettres ecrites d'Egypte et de Nubie en 1828 et 1829

Champollion le Jeune [Jean-Francois Champollion]

This page copyright © 2004 Blackmask Online.

http://www.blackmask.com

  • AVERTISSEMENT
  • PLAN ET MOTIFS DU VOYAGE
  • LETTRES ECRITES PENDANT LE VOYAGE DE PARIS A ALEXANDRIE
  • Produced by Robert Connal, Wilelmina Malliere and Distributed
    Proofreaders. This file was produced from images generously made
    available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at
    http://gallica.bnf.fr.

    LETTRES

    ECRITES

    D'EGYPTE ET DE NUBIE

    EN 1828 ET 1829

    PAR

    CHAMPOLLION LE JEUNE

    NOUVELLE EDITION

    1868

    AVERTISSEMENT

    Les lettres dont j'offre aujourd'hui une nouvelle edition au public ont ete ecrites par mon pere, Champollion le jeune, pendant le cours du voyage qu'il fit en Egypte et en Nubie, dans les annees 1828 et 1829. Elles donnent ses impressions sur le vif, au jour le jour, et c'est encore, au dire des personnes competentes, le meilleur et le plus sur guide pour bien connaitre les monuments et l'ancienne civilisation de la vallee du Nil. Elles furent successivement adressees a son frere et inserees en partie dans le Moniteur universel, pendant que mon pere, poursuivant sa mission, rassemblait les richesses archeologiques qu'on admire au musee egyptien du Louvre, dont il fut le fondateur, et recueillait les documents precieux qu'il n'eut pas le temps de mettre en lumiere, puisque tout jeune encore, en 1832, il fut enleve a la science et au glorieux avenir qui lui etait reserve.

    En 1833, mon oncle, M. Champollion-Figeac, alors conservateur au departement des manuscrits de la Bibliotheque royale, publia, chez Firmin Didot, une edition de ces lettres dont il possedait les originaux. C'est cette edition, epuisee depuis longtemps deja, que je reproduis dans le present volume.

    Les savants qui ont marche dans la voie de Champollion le jeune m'ont atteste que, malgre les progres obtenus depuis trente ans dans la science qu'il a fondee, ces lettres etaient encore d'une utilite serieuse et d'un grand interet; c'est cette conviction, unie a un vif sentiment de respect pour la memoire de mon pere, qui m'a engagee a faire cette nouvelle edition.

    Z. CHERONNET-CHAMPOLLION.

    Paris, le 15 septembre 1867.

    MEMOIRE

    SUR

    UN PROJET DE VOYAGE LITTERAIRE

    EN EGYPTE

    PRESENTE AU ROI EN 1827

    PLAN ET MOTIFS DU VOYAGE

    On peut considerer comme un fait positif, lorsqu'il s'agit de nos connaissances reelles sur l'ancienne Egypte, que les recherches des savants et des voyageurs n'ont produit jusqu'ici de resultats complets, de documents certains qu'a l'egard du seul systeme d'architecture suivi, pendant une si longue serie de siecles, dans ce pays ou les arts ont commence; encore est-il juste de dire que les travaux qui fixeront irrevocablement nos idees a cet egard ne sont point encore publies, et qu'il reste, de plus, a reconnaitre les regles qui determinaient le choix des ornements et des decorations, selon la destination donnee a chaque genre d'edifice. Ce point important pour la science ne peut etre eclairci que sur les lieux et par des personnes versees dans la connaissance des symboles et du culte egyptiens, car les plus simples ornements de cette architecture sont des emblemes parlants; et telle frise, qui ne semble contenir que des arabesques ou une composition calculee pour l'oeil seulement, renferme un precepte, une date, ou un fait historique.

    Les doctrines le plus generalement adoptees sur l'art egyptien, et sur le degre d'avancement auquel ce peuple etait reellement parvenu, soit en sculpture, soit en peinture, sont essentiellement fausses; les nouvelles decouvertes ont pu jeter de grands doutes sur leur exactitude; mais ces doctrines ne peuvent etre ramenees au vrai et assises sur des fondements solides que par de nouvelles recherches faites sur les grands edifices publics de Thebes et des autres capitales de l'Egypte. C'est aussi l'unique moyen de decider clairement l'importante question que des esprits diversement prevenus agitent encore si vivement, celle de la transmission des arts de l'Egypte a la Grece.

    Nos connaissances sur la religion et le culte des Egyptiens ne s'etendent encore que sur les parties purement materielles; les monuments de petites proportions nous font bien connaitre les noms et les attributs des divinites principales; mais comme ces memes monuments proviennent tous des catacombes et des sepultures, nous n'avons de renseignements detailles que pour les personnages mystiques protecteurs des morts, et presidant aux divers etats de l'ame apres sa separation du corps. La religion des hautes classes, qui differait de celle des tombeaux, n'est retracee que dans les sanctuaires des temples et les chapelles des palais: sur ces edifices couverts interieurement et exterieurement de bas-reliefs colories, charges de legendes innombrables, relatives a chaque personnage mythologique dont ils retracent l'image, les divinites egyptiennes de tous les ordres, hierarchiquement figurees et mises en rapport, sont accompagnees de leur genealogie et de tous leurs titres, de maniere a faire completement connaitre leur rang, leur filiation, leurs attributs, et les fonctions que chacune d'elles etait censee remplir dans le systeme theologique egyptien. Il reste donc encore a reconnaitre sur les constructions de l'Egypte, la partie la plus relevee et la plus importante de la mythologie egyptienne.

    Toutes les branches si variees des arts, et tous les procedes de l'industrie egyptienne sont encore loin de nous etre connus. On a bien recueilli quelques tableaux et des inscriptions relatives a un certain nombre de metiers, tels que la charpenterie, la menuiserie, la tannerie, la construction navale, le transport des masses, la verrerie, l'art du charron, du forgeron, du cordonnier, de l'emailleur, etc., etc., etc.; mais les voyageurs qui ont dessine ces tableaux ont, pour la plupart, neglige les legendes explicatives qui les accompagnent, et aucun d'eux n'etait en etat de lire, sur les monuments ou ces tableaux ont ete copies, les dates precises de l'epoque ou ces divers arts furent pratiques. Nous ignorons donc si la plupart de ces arts sont vraiment d'origine egyptienne, propres a l'Egypte, ou s'ils ont ete introduits par l'influence des peuples anciens qui, comme les Perses, les Grecs et les Romains, ont tenu ce pays sous leur domination. C'est donc encore ici une question tres-importante a eclaircir pour l'histoire de l'industrie humaine; et cependant il en est beaucoup d'autres encore et d'un interet bien plus releve.

    “Si l'historien s'enquiert d'abord des bas-reliefs historiques et ethnographiques, des scenes domestiques qui peignent les moeurs de la nation et celles des souverains, etc., il demande precisement les objets qui sont le moins eclaircis.” Ainsi s'exprimait, il y a douze ans, M. de Heeren, un des hommes les plus distingues de l'Allemagne; et tout ce qu'on a publie depuis, loin de remplir cette importante lacune, n'a pu qu'augmenter encore les regrets des savants qui apprennent seulement par des dessins pris au hasard, au milieu de series immenses de bas-reliefs, que les grands edifices de l'Egypte offrent encore, sculptee dans tous ses details, l'histoire entiere de ses plus grands souverains, et que des compositions d'une immense etendue y retracent les epoques les plus glorieuses de l'histoire des Egyptiens; car ce peuple a voulu qu'on put lire sur les murs des palais l'histoire de ses plus illustres monarques, et c'est la seule nation qui ait ose sculpter sur la pierre de si grands objets et de si vastes details.

    L'Europe savante connait l'existence de cet amas de richesses historiques: son ardent desir serait d'en etre mise en possession. Elle a juge que nos progres dans les etudes egyptiennes demandent qu'un gouvernement eclaire se hate d'envoyer enfin en Egypte des personnes devouees a la science et convenablement preparees, pour recueillir, tant qu'ils subsistent encore, les innombrables et precieux documents que la magnificence egyptienne inscrivit jadis sur les edifices dont les masses imposantes couvrent les deux rives du Nil. L'Europe, sachant aussi que la barbarie, toujours croissante, detruit systematiquement ces respectables temoins d'une antique civilisation, hate de tous ses voeux le moment ou des copies fideles de ces inscriptions et de ces bas-reliefs historiques lui donneront le moyen de remplir avec certitude les plus anciennes pages des annales du monde, en perpetuant ainsi les temoignages si nombreux et si authentiques traces sur tant de monuments dont rien ne saurait remplacer la perte. Un voyage litteraire en Egypte est donc aujourd'hui l'un des plus utiles qu'on puisse entreprendre. Mais ce n'est point a l'histoire seule de l'Egypte que le voyage propose dans ce Memoire doit fournir des lumieres qu'on chercherait vainement autre part que dans les palais de Thebes: c'est la qu'existent egalement, et nous en avons la certitude, des notions aussi desirables qu'inesperees, sur tous les peuples qui, des les premiers temps de la civilisation humaine, jouaient un role important en Afrique et dans l'Asie occidentale. Les principales expeditions des Pharaons contre les nations qui, dans cet ancien monde, pouvaient lutter de puissance avec l'Egypte ou lui inspirer des craintes, sont sculptees sur les monuments eriges par les triomphateurs: on y lit les noms de ces peuples, le nombre des soldats, les noms des villes assiegees et prises, les noms des fleuves traverses, ceux des pays soumis, la quotite des tributs imposes aux peuples vaincus; et les noms des objets precieux enleves a l'ennemi sont ecrits sur des tableaux qui representent ces trophees de la victoire. Ces bas-reliefs, entremeles de longues inscriptions explicatives, sont d'autant plus utiles a connaitre que les artistes egyptiens ont rendu avec une admirable fidelite la physionomie, le costume et toutes les habitudes des peuples etrangers qu'ils ont eu a combattre. Nous pourrons donc apprendre enfin, par l'etude directe de cette immense galerie historique, quelles nations pouvaient balancer, a des epoques sur lesquelles l'histoire est encore muette, le pouvoir des Pharaons en rivalisant avec l'Egypte, pour lui disputer l'empire de cet ancien monde que nous n'apercevons encore qu'a travers mille incertitudes, mais dont la realite, deja demontree, n'en est pas moins surprenante; toutefois, en rapportant le temps de ces grandes scenes a des epoques beaucoup plus rapprochees de nous que ne le voulait un esprit de systeme plus hardi que raisonne.

    On ne saurait fixer l'importance des decouvertes historiques que peut amener une etude approfondie des bas-reliefs qui decorent les edifices antiques de l'Egypte, et surtout ceux de Thebes, sa vieille capitale. Ce pays s'est en effet trouve en relation directe avec tous les grands peuples connus de l'antiquite: si ses venerables monuments nous montrent une foule de peuples a demi sauvages du continent africain, vaincus et deposant aux pieds des Pharaons l'or, les matieres precieuses, les oiseaux rares et les animaux curieux de l'interieur d'un pays encore si peu connu, nous trouvons d'autre part le tableau des luttes sanglantes des Egyptiens, soit sur terre, soit sur mer, avec diverses nations asiatiques (les Assyriens, les Bactriens et les Hindous peut-etre), nations qui combattent avec des armes egales et des moyens tout aussi avances que ceux des Egyptiens, leurs rivaux. Nous savons, a n'en point douter, que les temples et les palais de l'Egypte offrent les images et des inscriptions contemporaines des rois ethiopiens qui ont conquis l'Egypte, au milieu des monuments des Pharaons, dont ils ont momentanement interrompu la longue et brillante succession. On y recueillera les annales des rois egyptiens les plus renommes, tels que les Osimandyas, Amosis, les Rhamses, les Thouthmosis; ailleurs celles des Pharaons Sesonchis, Osorchon, Sevechus, Tharaca, Apries et Nechao, que les Livres saints nous peignent entrant dans le coeur de la Syrie a la tete d'armees innombrables. On reunira les copies du peu de monuments eleves sous la tyrannie des rois persans, les Darius et les Xerxes; on notera les lieux ou se lisent encore le grand nom d'Alexandre, celui de son frere, de son jeune fils, et ceux des successeurs de cet homme qui releva l'Egypte foulee par le gouvernement militaire des Perses. On eclaircira toute l'histoire des Lagides; et cet examen des inscriptions monumentales se terminera en recueillant, sur les memes edifices qui ont precede tant d'empires, leur ont survecu, et qui ont vu passer tant de gloires, les noms les plus illustres de Rome gouvernee par les empereurs. Ainsi les monuments de l'Egypte conservent des inscriptions qui se lient a l'histoire ancienne tout entiere, et en recelent une grande partie que les ecrivains ne nous ont point conservee: c'est donner une idee de l'immense moisson de faits et des documents qu'un gouvernement protecteur des sciences utiles peut assurer aux etudes solides, en ordonnant l'execution d'un voyage auquel sont directement interesses les progres de toutes les sciences historiques. Ajoutons enfin que ce voyage, ou l'on pourra etudier et comparer entre elles le nombre immense d'inscriptions qui couvrent tous les monuments de l'Egypte, avancerait avec une merveilleuse rapidite nos connaissances sur l'ecriture hieroglyphique, et qu'il fournira, sans aucun doute a cet egard, des lumieres qu'on ne pourrait peut-etre point obtenir d'une etude de plusieurs siecles faite en Europe sur les seuls monuments egyptiens que le hasard y ferait transporter a l'avenir. Sous ce point de vue seul, les resultats du voyage projete seraient inappreciables.

    Les travaux des Francais qui firent partie de l'expedition d'Egypte n'ont fait que preparer l'Europe savante a de tels resultats, en lui montrant, par le trop petit nombre de dessins pris sur les monuments historiques, tout ce qu'elle doit desirer encore, et tout ce qu'on peut attendre d'un examen approfondi et d'un voyage dont ces monuments seront l'objet principal. Ces recherches, qui doivent produire tant de fruits et jeter tant de lumieres sur l'obscurite des temps antiques, etaient impossibles alors. On n'avait, en effet, a la fin du siecle dernier et dans les premieres annees du siecle present, aucune donnee positive sur le systeme des ecritures egyptiennes; aussi les membres de la Commission d'Egypte, et la plupart des voyageurs qui ont marche sur leurs traces, persuades peut-etre qu'on n'arriverait jamais a l'intelligence des signes hieroglyphiques, ont-ils attache moins d'interet a copier avec exactitude les longues inscriptions en caracteres sacres qui accompagnent les figures mises en scene dans les bas-reliefs historiques; il les ont presque toujours negligees, et souvent meme, en copiant quelques scenes de ces bas-reliefs, on s'est contente de marquer seulement la place occupee par ces legendes. C'etait cependant, sinon pour cette epoque, du moins pour l'avenir, la partie la plus interessante d'un tel travail. Mais enfin on doit beaucoup de reconnaissance a ces voyageurs pour nous avoir appris, a n'en pouvoir douter, qu'il ne depend plus que de notre volonte de recueillir, par exemple, dans le palais de Karnac a Thebes, l'histoire des conquetes de plusieurs rois, et probablement aussi celle de la delivrance de l'Egypte du joug des Pasteurs ou Hykschos, evenement auquel se rattachent la venue et la captivite des Hebreux; dans les sculptures de Kalabsche, le tableau des conquetes de Rhamses II a l'interieur de l'Afrique; dans les galeries du palais de Medinet-Abou, les expeditions de Rhamses-Meiamoun contre les peuples de l'Asie; dans divers temples de la Nubie, des hauts faits des Pharaons Moeris, Osortasen, Amenophis II; dans le palais de Kourna, ceux de Mandouei et Ousirei, etc.; enfin, dans les palais de Louqsor, les edifices d'Ibsamboul et le palais dit d'Osimandyas, les details les plus circonstancies sur les conquetes du grand Sesostris, tant en Asie qu'en Afrique.

    De nos jours, des dessins de la totalite de ces grandes scenes historiques, qui s'eclairent les unes par les autres, et surtout des copies exactes des inscriptions hieroglyphiques qu'on y a melees en si grand nombre, acquerraient un prix infini et realiseraient, sinon en totalite, du moins en tres-grande partie, les hautes esperances qu'y rattachent les sciences historiques. Les notions positives sur le mecanisme de l'ecriture hieroglyphique sont assez avancees, et l'on a reconnu le sens d'un nombre de caracteres assez considerable, pour retirer sur-le-champ, avec une certitude entiere, les faits principaux et les plus precieux contenus dans ces bas-reliefs ou dans ces inscriptions, et tous les documents utiles qu'ils renferment; enfin, avec les connaissances nouvellement acquises sur les ecritures de l'ancienne Egypte, un voyage entrepris maintenant sur cette terre classique, par un petit nombre de personnes bien preparees, produira incontestablement des resultats scientifiques tels qu'on eut en vain ose les esperer dans le temps meme que l'Egypte, au pouvoir d'une armee francaise, etait livree aux recherches d'une foule de savants qui ont beaucoup fait pour les sciences physiques, naturelles et mathematiques, mais qui manquaient de l'instrument essentiel et indispensable pour exploiter convenablement la mine si riche de documents historiques que la fortune des armes livrait a leur examen. La France guerriere a fait connaitre a fond l'Egypte moderne, sa constitution physique, ses productions naturelles, et les differents genres de monuments qui la couvrent: c'est aussi a la France, jouissant de la faveur de la paix, si propice au progres des sciences et de la civilisation nouvelle, a recueillir les souvenirs graves sur ces monuments temoins d'une civilisation primitive et des efforts progressifs des sciences sur une terre qui en fut le berceau: elles en sortirent pour eclairer l'Europe encore a demi sauvage lorsque l'Egypte etait deja dechue de sa premiere splendeur: l'Europe remontera donc ainsi vers ses plus antiques origines.

    Apres cet expose sommaire des motifs generaux du voyage, il reste a indiquer l'ordre detaille des travaux que doivent executer les personnes chargees de cette entreprise litteraire.

    1 deg. Visiter un a un tous les monuments antiques de style egyptien, en faire dessiner l'ensemble, et lever le plan du petit nombre de ceux que les voyageurs ont negliges ou n'ont point suffisamment etudies.

    2 deg. Rechercher sur chaque temple les inscriptions dedicatoires donnant l'epoque precise de leur fondation, et celles qui indiquent toujours l'epoque ou ont ete executees les differentes parties de la decoration. C'est, en d'autres termes, recueillir les elements positifs de l'histoire et de la chronologie de l'art en Egypte.

    3 deg. Copier avec soin, dans tous leurs details et avec leurs couleurs propres, les images des differentes divinites auxquelles chaque temple etait dedie. Recueillir les inscriptions religieuses relatives a ces divinites, et tous les titres divers qui leur sont donnes.

    4 deg. Copier surtout les tableaux mythologiques ou plusieurs divinites sont mises en scene.

    5 deg. Dessiner les bas-reliefs representant les diverses ceremonies religieuses, et tous les instruments de culte.

    Ces divers travaux auront pour resultat de faire connaitre a fond l'ensemble du culte egyptien, source de toutes les religions paiennes de l'Occident, et serviront a demontrer les nombreux emprunts que la religion des Grecs fit a celle de l'Egypte. On terminera ainsi les dissidences qui partagent les savants sur une matiere mise en discussion avant de posseder les elements indispensables pour en eclaircir les difficultes.

    6 deg. Prendre, dans les temples, des calques exacts des figures representant les divers souverains de l'Egypte, et avec tous les details de costume, afin de former ainsi l'iconographie des rois et des reines; ces bas-reliefs, surtout ceux de l'epoque la plus ancienne, offrant le portrait des Pharaons, de leurs femmes et de leurs enfants.

    7 deg. Rechercher dans les palais de Thebes, d'Ahydos, de Sohleb, et dans tous les genres d'edifices, tous les bas-reliefs historiques ; les dessiner avec soin, figures et legendes, et copier les longues inscriptions historiques qui les suivent ou les separent.

    8 deg. Recueillir dans les palais et les tombeaux des rois tout ce qui se rapporte a la vie publique et privee des Pharaons.

    9 deg. Dessiner dans les catacombes de Thebes ou des autres villes egyptiennes les tableaux et les inscriptions relatives a la vie civile des diverses classes de la nation, surtout ceux qui retracent les arts, les metiers et la vie interieure des Egyptiens; faire le recueil des costumes des diverses castes, etc.

    10 deg. Copier les inscriptions votives, gravees sur la plate-forme des temples, sur les rochers environnants et dans les catacombes, toutes les fois que ces inscriptions porteront une date clairement exprimee.

    11 deg. Recueillir toutes les legendes royales, sculptees sur les edifices, avec leurs diverses variantes, et preciser le lieu ou elles se lisent, pour determiner ainsi l'anciennete relative de chaque portion d'un meme edifice, et l'etat soit progressif, soit retrograde de l'art.

    12 deg. Rechercher et faire dessiner avec soin tous les bas-reliefs et tableaux astronomiques, prendre les dates exprimees soit sur ces memes sculptures, soit dans leur voisinage, pour demontrer sans replique l'epoque assez recente de ces compositions, que l'esprit de systeme s'obstine encore, malgre des demonstrations palpables, a considerer comme remontant a des siecles fort anterieurs aux temps veritablement historiques. On fixera egalement ainsi l'opinion encore incertaine des savants a l'egard du point reel d'avancement auquel les Egyptiens avaient porte la science de l'astronomie.

    13 deg. On devra recueillir avec un soin scrupuleux tous les caracteres hieroglyphiques de formes differentes, en notant les couleurs de chacun d'eux, afin de former le tableau le plus approximativement complet qu'il sera possible de tous les caracteres employes dans l'ecriture sacree des Egyptiens.

    14 deg. On dessinera toutes les inscriptions qui peuvent conduire soit a confirmer, soit a etendre nos connaissances, relativement a la langue et aux diverses ecritures de l'ancienne Egypte.

    15 deg. Il est du plus pressant interet pour les etudes historiques et philologiques de chercher dans les ruines de l'Egypte des decrets bilingues, semblables a celui que porte la pierre de Rosette. Ces steles existaient en tres-grand nombre dans les temples egyptiens des trois ordres. Des fouilles seront donc dirigees dans l'enceinte de ces temples, pour decouvrir de tels monuments, par le secours desquels le dechiffrement des textes hieroglyphiques ferait un pas immense.

    16 deg. Le directeur du voyage ferait aussi executer des fouilles sur les points ou il serait possible de rencontrer des monuments historiques de divers genres: ceux des objets trouves et qui meriteraient quelque attention seraient emportes pour etre places au Musee royal du Louvre, si ces objets etaient d'ancien style egyptien, et au Cabinet des antiques de la Bibliotheque royale, si ces objets etaient des medailles et des pierres gravees, ou autres monuments de style grec ou romain. Les statues grecques ou romaines appartiendraient aussi au Musee des antiques du Louvre.

    17 deg. On pourrait faire egalement, a Thebes et dans toutes les autres parties de l'Egypte, des achats d'objets interessants pour les collections royales; on pourrait completer ainsi avec avantage les diverses series de monuments antiques qui existent dans ces etablissements.

    18 deg. On desire depuis longtemps que des personnes instruites dans les langues orientales visitent les couvents de la vallee des lacs de Natron et de la Haute-Egypte, et examinent les livres coptes ou autres que renferment les bibliotheques des moines chretiens, lesquelles peuvent contenir des ouvrages importants. Cette visite pourrait etre faite avec soin pendant le voyage, et il serait facile peut-etre d'acquerir des manuscrits interessants a peu de frais.

    19 deg. Quelques voyageurs en Egypte ont parle d'inscriptions en caracteres inconnus, tracees ou gravees sur quelques monuments; on s'attacherait a les recueillir, precisement parce qu'elles sont considerees comme inconnues. Il en serait de meme des manuscrits ou inscriptions en phenicien, dont il n'existe encore qu'un tres-petit nombre en Europe, ainsi que des inscriptions en caracteres persepolitains ou cuneiformes, dont l'alphabet n'est pas encore entierement connu, quoique les monuments ou ils sont employes ne soient pas tres-rares. La decouverte des hieroglyphes phonetiques a concouru a accroitre cet alphabet au moyen d'une courte inscription en caracteres cuneiformes et en caracteres egyptiens. On peut en trouver d'autres, qui seraient soigneusement copiees.

    20 deg. Il manque a la Bibliotheque du Roi quelques-uns des plus utiles ouvrages de la litterature arabe. On aurait peut-etre l'occasion de les acquerir a un prix convenable.

    Tels sont le but, le plan et les motifs d'un voyage en Egypte.

    Pour l'executer, M. Champollion n'attend plus que les ordres du Roi.

    LETTRES ECRITES PENDANT LE VOYAGE DE PARIS A ALEXANDRIE

    Lyon, le 18 juillet 1828.

    Me voici arrive a Lyon en tres-bonne sante. J'ai trouve notre ami M. Artaud pret a me recevoir, et je me suis etabli dans son musee.

    J'ai trouve dans celui de la ville, entre autres morceaux curieux, une statuette en bronze, de 7 pouces de hauteur, representant le dieu Nil, morceau d'un excellent travail. Je la fais dessiner pour mon Pantheon: c'est, jusqu'ici, une chose unique et que je suis bien aise d'avoir rencontree.

    M. Artaud a ecrit aujourd'hui a M. Sallier d'Aix, pour l'informer de mon prochain passage par cette ville. Je m'attends donc a faire une bonne recolte dans cette nombreuse collection, et j'y consacrerai deux jours s'il le faut.

    Toulon, 25 juillet 1828.

    Je suis arrive ici hier au soir en parfaite sante et apres un voyage moins penible que la saison d'ete et le ciel de Provence ne pouvaient le faire supposer. Partis d'Aix a trois heures du matin, nous etions a Toulon sur les six heures du soir; je me suis a peine apercu de la chaleur pendant la route, grace aux fourrures en laine dont je suis couvert; ce qui me fait croire que le proverbe vulgaire: Qui pare le froid pare le chaud, doit etre emane comme tant d'autres de la sagesse des nations.

    Il m'a ete impossible d'ecrire d'Aix comme j'en avais le projet: le cabinet de M. Sallier m'a occupe pendant les deux jours que j'ai passes dans cette vieille ville. J'y ai trouve quelques pieces importantes que j'ai copiees ou fait dessiner. Ce ne fut que le soir du second jour que M. Sallier me mit dans les mains un paquet de papyrus egyptiens non funeraires, dans lequel j'ai trouve: 1 deg. un long papyrus en fort mauvais etat, qui m'a paru renfermer des observations astrologiques, le tout en belle ecriture hieratique; 2 deg. deux rouleaux contenant des especes d'odes ou litanies a la louange d'un Pharaon; 3 deg. un rouleau dont les premieres pages manquent, mais qui contient les louanges et les exploits de Rhamses-Sesostris en style biblique, c'est-a-dire sous la forme d'une ode dialoguee, entre les dieux et le roi.

    Cette affaire-ci est de la plus haute importance, et le peu de temps que j'ai donne a son examen m'a convaincu que c'est un vrai tresor historique. J'en ai tire les noms d'une quinzaine de nations vaincues, parmi lesquelles sont specialement nommes les Ioniens, Iouni, Iavani, et les Lyciens, Louka, ou Louki; plus les Ethiopiens, les Arabes, etc. Il est parle de leurs chefs emmenes en captivite, et des impositions que ces pays ont supportees. Ce manuscrit a pleinement justifie mon idee sur le groupe qui qualifie les noms de pays etrangers, et ceux de personnages en langues etrangeres. J'ai releve avec soin tous ces noms de peuples vaincus, qui, etant parfaitement lisibles et en ecriture hieratique, me serviront a reconnaitre ces memes noms en hieroglyphes sur les monuments de Thebes, et a les restituer, s'ils sont effaces en partie.

    Cette trouvaille est immense, et ce manuscrit hieratique porte sa date a la derniere page. Il a ete ecrit (dit le texte) l'an IX, au mois de Paoni, du regne de Rhamses le Grand. Je me propose d'etudier a fond ce papyrus, a mon retour d'Egypte.

    M. Sallier m'a promis de me donner l'empreinte en papier des trois pierres qui portent les fragments du decret romain relatif au prix des denrees et marchandises; je l'aurais faite moi-meme, mais, malheureusement, on a rempli en platre durci les lettres du texte: on les fera laver et nettoyer.

    Toulon, le 29 juillet.

    J'ai recu la premiere lettre de Paris, attendue deja avec impatience. Ma serie de numeros ne commencera qu'apres l'embarquement, et ma premiere sera datee des domaines de Neptune, car j'espere que nous rencontrerons en route quelque batiment revenant en Europe, et qu'il sera possible de le charger d'un billet pour la France. Mais si par hasard nous sommes seuls sur le grand chemin du monde, vous n'aurez de mes nouvelles que dans deux mois au plus tot, les departs d'Alexandrie pour France etant extremement rares. Notre corvette, destinee a convoyer les batiments marchands, ne convoiera personne. On n'ose plus se mettre en mer, non qu'il y ait danger de perte de corps ou de biens, mais parce que le commerce avec l'Egypte est dans un etat complet de torpeur; l'Egypte elle-meme n'envoie plus de coton. L'amiral m'assure, toutefois, que nos relations avec le pacha sont sur le pied le plus amical. Je vais avoir, du reste, des nouvelles positives sur notre position a l'egard de l'Egypte, car je recois a l'instant un rendez-vous au lazaret, de la part de M. Leon de Laborde, arrivant d'Alexandrie en trente-trois jours. Il me dira certainement ce qu'il faut craindre ou esperer; le ton de sa lettre est d'ailleurs tres-rassurant, et je n'en augure que de bonnes nouvelles.

    Nos Parisiens sont arrives ce matin; et nos Toscans le soir, apres un voyage de quinze jours. Ils ont eu toutes les peines du monde a traverser le cordon sanitaire etabli a la frontiere du Piemont par le roi de Sardaigne, qui, trompe par les exagerations d'un capitaine marchand de Marseille, debarque a Genes, s'est imagine que la peste ravageait la Provence; les regiments ont marche pour occuper tous les debouches des Alpes, et les lettres et journaux venant de France sont taillades et passes au vinaigre. Il est connu en Italie que nous mourons ici et a Marseille par centaines: tandis que le temps est superbe, grace a une brise d'ouest qui rafraichit l'air et nous jettera en pleine mer en moins d'une heure.

    La mer promet d'etre excellente. J'ai deja essaye mon estomac, et je le crois assez bien amarine, ayant couru la rade en barque par une mer assez grosse.

    30 juillet.

    Il m'a ete impossible de voir M. de Laborde; la brise etait trop forte pour pouvoir sans danger communiquer avec le lazaret dans une petite embarcation; il m'indique un nouveau rendez-vous pour demain a une heure: mais a cette heure-la, je serai deja loin de Toulon, puisque notre embarquement aura lieu entre neuf et dix heures du matin. Nos gros effets sont a bord, et nous sommes prets a dire adieu a la terre ferme. On me fait esperer de toucher en Sicile. J'ai demande a l'amiral qu'il permit au commandant de nous debarquer quelques heures a Agrigente; cela est accorde. C'est a la mer a nous le permettre maintenant. Si elle est bonne, j'ecrirai a l'ombre d'une des colonnes doriques du temple de Jupiter.

    Adieu; soyez sans inquietude, les dieux de l'Egypte veillent sur nous.

    En mer, entre la Sardaigne et la Sicile, 3 aout 1828.

    Je vais essayer d'ecrire malgre le mouvement du vaisseau, qui, pousse par un vent a souhait, marche assez rapidement vers la cote occidentale de Sicile, que nous aurons ce soir en vue, selon toute apparence. Jusqu'ici la traversee a ete des plus heureuses, et le plus difficile est fait: mon estomac a subi toutes ses epreuves, et je me trouve parfaitement bien maintenant. Le repos force dont on jouit sur le batiment, et l'impossibilite de s'y occuper avec quelque suite, ont tourne au profit de ma sante, et je me porte a merveille.

    Je ne parlerai point des deux jours passes, n'ayant eu sous les yeux que le ciel et la mer. Le tableau, quoique varie par quelques evolutions de marsouins et la lourde apparition de deux cachalots, presenterait trop d'uniformite. La seche desolation des cotes de Sardaigne, pays bien digne de l'aspect de ses anciens Nuraghes, n'offre rien non plus de bien interessant.

    Je parlerai donc de l'espoir plus attrayant de debarquer au milieu des temples de la vieille Agrigente. Notre commandant nous le promet pour demain au soir, si Eole et Neptune veulent bien nous octroyer cette douceur.

    Du 4.

    Nous ayons tourne, pendant la nuit, la pointe ouest de la Sardaigne, et couru la cote meridionale, vraie succursale de l'Afrique. Ce matin nous ne voyons encore que le ciel et la mer. Vers le soir, on apercoit l'ile de Maritimo, le point le plus occidental de la Sicile, mais un calme malencontreux nous empeche d'avancer.

    Du 5.

    Apres une nuit passee a louvoyer, nous avons revu Maritimo de bon matin, a deux ou trois lieues de nous. Le vent s'etant enfin leve, le vaisseau a passe devant les iles de Favignana et Levanzo; nous avions en perspective Trapani (Drepanum), l'ancien arsenal de Sicile, et le mont Eryx si vante dans l'Eneide. L'apres-midi, nous avons passe devant Marsalla et salue devotement ses excellents vignobles: il s'est mele a mon salut une teinte fort respectueuse, lorsqu'on a depasse cette ville qui fut la vieille Lilybee, le principal etablissement carthaginois en Sicile. Cette cote meridionale est d'une beaute parfaite.

    Du 6.

    Je n'ai pu saluer les ruines de Selinonte, nous les avons rasees de nuit. La cote est ici un peu plus seche, quoique pittoresque, et d'un ton africain a faire plaisir. On a jete l'ancre dans la rade d'Agrigente; la sont une foule de monuments grecs que nous desirons visiter et etudier. Mais il est probablement decide que nous aurons le deboire d'etre venus a quatre cents toises de ces temples sans pouvoir meme les apercevoir. Nous payons cherement la sottise du capitaine marseillais qui a repandu a Genes la nouvelle de la fameuse peste de Marseille. Etant alles au lazaret d'Agrigente avec le commandant, on nous a repondu que des ordres de Palerme, arrives la veille, defendaient expressement qu'on donnat pratique a aucun batiment venu des ports meridionaux de France. J'ai soutenu que Toulon etait un port du nord; le bon Sicilien a repondu qu'il le savait tres-bien, mais que, n'ayant aucune instruction sur les ports du nord, il ne pouvait nous permettre de debarquer sans l'autorisation de l'intendant de la province d'Agrigente. On nous a promis une reponse pour demain a huit heures; et nous avons regagne la corvette, la mort dans l'ame et sans l'esperance d'admirer le temple de la Concorde. C'est bien la jouer de malheur, et je comprends enfin le supplice de Tantale.

    Du 7, a six heures du matin.

    Aucune nouvelle de terre ne nous est encore parvenue. Je perds tout espoir. Je vais fermer cette lettre pour l'envoyer dans une heure et demie d'ici a terre, pour tacher de la faire mettre a la poste a travers toutes les fumigations d'usage. Nous nous portons tous a faire plaisir, bon appetit, l'oeil vif, des teints superbes, et on veut absolument nous traiter en pestiferes! Je rouvrirais ma lettre si j'avais a vous annoncer qu'on nous permet de voir Agrigente autrement qu'a deux milles de distance; je serais si heureux de debarquer au milieu de ces venerables ruines! Mais je n'ose y compter.

    Si nous n'avons pas l'entree a huit heures, nous mettrons immediatement a la voile, pour courir sur Malte.

    Alexandrie, le 22 aout 1828.

    Je hasarde ces lignes par un batiment toscan qui part demain pour Livourne. Comme il est fort douteux que cette lettre parvienne en France aussitot que celle dont veut bien se charger notre excellent commandant de l'Egle, lequel retourne en Europe et met a la voile mardi prochain, je mets un n deg. 1 provisoire a celle-ci, reservant tous les details pour la seconde, qui sera le veritable numero premier.

    Je suis arrive le 18 aout dans cette terre d'Egypte, apres laquelle je soupirais depuis longtemps. Jusqu'ici elle m'a traite en mere tendre, et j'y conserverai, selon toute apparence, la bonne sante que j'y apporte. J'ai pu boire de l'eau fraiche a discretion, et cette eau-la est de l'eau du Nil qui nous arrive par le canal nomme Mahmoudieh en l'honneur du pacha, qui l'a fait creuser.

    J'ai pu voir M. Drovetti le soir meme de mon arrivee, et la j'ai appris qu'il m'avait ecrit et conseille d'ajourner mon voyage. Depuis la date de cette lettre, heureusement arrivee trop tard a Paris, les choses sont bien changees. Vous devez connaitre deja les conventions pour l'evacuation de la Moree, consenties le 6 juillet par Ibrahim-Pacha et signees il y a une douzaine de jours par le vice-roi Mohammed-Aly. Mon voyage ne rencontrera aucun empechement; le pacha est informe de mon arrivee, et il a bien voulu me faire dire que j'etais le bienvenu; je lui serai presente demain ou apres-demain au plus tard. Tout se dispose au mieux pour mes travaux futurs; et les Alexandrins sont si bons que j'ai deja secoue tous les prejuges inspires par de pretendus historiens.

    J'occupe dans le palais du consulat de France un petit appartement delicieux donnant sur le bord de la mer; l'ordre d'execution de nos projets sur Alexandrie et ses environs est deja regle; ils comprennent les obelisques dits de Cleopatre, dont nous aurons enfin une copie exacte, et ensuite la colonne de Pompee; il faut savoir enfin a quoi s'en tenir sur son inscription dedicatoire, et si elle porte le nom de l'empereur Diocletien: nous en aurons une bonne empreinte.

    Notre jeunesse est emerveillee de ce qu'elle a deja vu.... A ma prochaine les details: la serie de mes lettres d'observation commencera reellement avec elle....

    Adieu.

    LETTRES ECRITES D'EGYPTE ET DE NUBIE

    EN 1828 ET 1829

    PREMIERE LETTRE

    Alexandrie, du 18 au 29 aout 1828.

    Ma lettre d'Agrigente contenait mon journal depuis le 31 juillet, jour de notre depart de Toulon sur la corvette du roi l'Egle, commandee par M. Cosmao-Dumanoir, capitaine de fregate, jusqu'au 7 aout que nous avons quitte la cote de Sicile apres une station de vingt-quatre heures, et sans avoir pu obtenir la pratique du port, vu que, d'apres les informations parvenues de bonne source aux autorites siciliennes, nous etions tous en proie a la grande peste qui ravage Marseille, a ce qu'on dit en Italie. J'ai vainement parlemente avec des officiers envoyes par le gouverneur de Girgenti, et qui ne me parlaient qu'en tremblant, a trente pas de distance; nous avons ete declares bien et dument pestiferes, et il nous a fallu renoncer a descendre a terre, au milieu des temples grecs les mieux conserves de toute la Sicile. Nous remimes donc tristement a la voile, courant sur Malte, que nous doublames le lendemain 8 aout au matin, en passant a une portee de canon des iles Gozzo et Cumino, et de Cite-La-Valette, que nous avons parfaitement vue dans ses details exterieurs.

    C'est apres avoir reconnu successivement le plateau de la Cyrenaique et le cap Rasat, et avoir longe de temps a autre la cote blanche et basse de l'Afrique, sans etre trop incommodes par la chaleur, que nous apercumes enfin, le 18 au matin, l'emplacement de la vieille Taposiris, nommee aujourd'hui la Tour des Arabes. Nous approchions ainsi du terme de notre navigation, et nos lunettes nous revelaient deja la colonne de Pompee, toute l'etendue du Port-Vieux d'Alexandrie, la ville meme dont l'aspect devenait de plus en plus imposant, et une immense foret de mats de batiments, au travers desquels se montraient les maisons blanches d'Alexandrie. A l'entree de la passe, un coup de canon de notre corvette amena a notre bord un pilote arabe qui dirigea la manoeuvre au milieu des brisants, et nous mit en toute surete au milieu du Port-Vieux. Nous nous trouvames la entoures de vaisseaux francais, anglais, egyptiens, turcs et algeriens, et le fond de ce tableau, veritable macedoine de peuples, etait occupe par les carcasses des batiments orientaux echappes aux desastres de Navarin. Tout etait en paix autour de nous, et voila, je pense, une preuve de la puissante influence du vice-roi d'Egypte sur l'esprit de ses Egyptiens.

    Nous en avions donc fini avec la mer, des le 18 a cinq heures du soir: il ne nous restait qu'un seul regret, celui de nous separer de notre commandant Cosmao-Dumanoir, si recommandable a tous egards, et des autres officiers de la corvette, qui, tous, nous ont combles de prevenances et de soins, et nous ont procure par leur instruction tous les charmes de la plus agreable societe; mes compagnons et moi n'oublierons jamais tout ce que nous leur devons de reconnaissance.

    A peine mouilles dans le port, plusieurs officiers superieurs des vaisseaux francais vinrent a notre bord, et nous donnerent d'excellentes nouvelles du pays: ils nous apprirent la prochaine evacuation de la Moree par les troupes d'Ibrahim, en consequence d'une convention recente. On attend dans peu de jours la rentree de la premiere division de l'armee egyptienne.

    M. le chancelier du consulat-general de France voulut bien aussi venir a notre bord, nous complimenter de la part de M. Drovetti, qui se trouvait heureusement a Alexandrie, ainsi que le vice-roi. Le soir meme, a six heures, je me rendis a terre, avec notre brave commandant et mes compagnons de voyage, Rosellini, Bibent, Ricci, et quelques autres: je baisai le sol egyptien en le touchant pour la premiere fois, apres l'avoir si longtemps desire. A peine debarques, nous fumes entoures par des conducteurs d'anes (ce sont les fiacres du pays), et, montes sur ces nobles coursiers, nous entrames dans Alexandrie.

    Les descriptions que l'on peut lire de cette ville ne sauraient en donner une idee complete; ce fut pour nous comme une apparition des antipodes, et un monde tout nouveau: des couloirs etroits bordes d'echoppes, encombres d'hommes de toutes les couleurs, de chiens endormis et de chameaux en chapelet; des cris rauques partant de tous les cotes et se melant a la voix glapissante des femmes, ou d'enfants a demi nus; une poussiere etouffante, et par-ci par-la quelques seigneurs magnifiquement habilles, maniant habilement de beaux chevaux richement harnaches, voila ce qu'on nomme une rue d'Alexandrie. Apres une demi-heure de course sur nos anes et une infinite de detours, nous arrivames chez M. Drovetti, dont l'accueil empresse mit le comble a toutes nos satisfactions. Surpris toutefois de notre arrivee au milieu des circonstances actuelles, il nous en felicita cependant, et nous donna l'assurance que notre voyage d'exploration ne souffrirait aucune difficulte; son credit, fruit de sa conduite noble, franche et desinteressee, qui n'a jamais pour objet que le service de notre monarque dont le nom est partout venere, et l'honneur de la France, est une garantie suffisante de ces promesses. M. Drovetti ajouta encore a ses prevenances, en m'offrant un logement au palais de France, l'ancien quartier-general de notre armee. J'y ai trouve un petit appartement tres-agreable, c'est celui de Kleber, et ce n'est pas sans de vives emotions que je me suis couche dans l'alcove ou a dormi le vainqueur d'Heliopolis.

    Du reste, le souvenir des Francais est partout dans Alexandrie, tant notre influence y fut douce et equitable. En arrivant, j'ai entendu battre la retraite par les tambours et les fifres egyptiens sur les memes airs qu'a Paris. Toutes les anciennes marches francaises pour la troupe ont ete adoptees par le Nizam-Gedid, et de vieux Arabes parlent encore en francais. Il y a trois jours, allant de grand matin visiter l'obelisque de Cleopatre, et au milieu des collines de sables qui couvrent les debris de l'antique Alexandrie, je rencontrai un Arabe aveugle et age, conduit par un enfant: j'approchai, et l'aveugle, informe que j'etais Francais, me dit aussitot ces propres mots en me saluant de la main: Bonjour, citoyen; donne-moi quelque chose; je n'ai pas encore dejeune. Ne pouvant ni ne voulant resister a une telle eloquence, je mets dans la main de l'Arabe tous les sous de France qui me restaient; en les tatant il s'ecria aussitot: Cela ne passe plus ici, mon ami. Je substituai a cette monnaie francaise une piastre d'Egypte: Ah! voila qui est bon, mon ami, ajouta-t-il; je te remercie, citoyen. De telles rencontres dans le desert valent un bon opera a Paris.

    Je suis deja familiarise avec les usages et coutumes du pays; le cafe, la pipe, la siesta, les anes, la moustache et la chaleur; surtout la sobriete, qui est une veritable vertu a la table de M. Drovetti, ou nous nous asseyons tous les jours, mes compagnons de voyage et moi.

    J'ai visite tous les monuments des environs; la colonne de Pompee n'a rien de fort extraordinaire; j'y ai trouve cependant a glaner. Elle repose sur un massif construit de debris antiques, et j'ai reconnu parmi ces debris le cartouche de Psammetichus II. Je n'ai pas neglige l'inscription grecque qui depend de la colonne, et sur laquelle existent encore quelques incertitudes. Une bonne empreinte en papier les fera cesser, et je serai heureux d'exposer sous les yeux de nos savants cette copie fidele qui doit les mettre enfin d'accord sur ce monument historique. J'ai visite plus souvent les obelisques de Cleopatre, toujours au moyen de nos roussins, que les jeunes Arabes nomment un bon cabal (denomination provencale). De ces deux obelisques, celui qui est debout a ete donne au Roi par le pacha d'Egypte, et j'espere qu'on prendra les moyens necessaires pour faire transporter cet obelisque a Paris. Celui qui est a terre appartient aux Anglais. J'ai deja copie et fait dessiner sous mes yeux leurs inscriptions hieroglyphiques. On en aura donc, et pour la premiere fois, je puis le dire, un dessin exact. Ces deux obelisques, a trois colonnes de caracteres sur chaque face, ont ete primitivement eriges par le roi Moeris devant le grand temple du Soleil a Heliopolis. Les inscriptions laterales sont de Sesostris, et j'en ai decouvert deux autres tres-courtes, a la face est, qui sont du successeur de Sesostris. Ainsi, trois epoques sont marquees sur ces monuments; le de antique en granit rose, sur lequel chacun d'eux avait ete place, existe encore; mais j'ai verifie, en faisant fouiller par mes Arabes diriges par notre architecte M. Bibent, que ce de repose sur un socle de trois marches qui est de fabrique grecque ou romaine.

    C'est le 24 aout, a huit heures du matin, que nous avons ete recus par le vice-roi. S.A. habite plusieurs belles maisons construites avec beaucoup de soin dans le gout des palais de Constantinople; ces edifices, de belle apparence, sont situes dans l'ancienne ile du Phare. Nous nous y sommes rendus en corps, precedes de M. Drovetti, tous habilles au mieux, et les uns dans une caleche attelee de deux beaux chevaux conduits habilement a toute bride dans les rues d'Alexandrie par le cocher de M. Drovetti, et les autres montes sur des anes escortant la caleche.

    Descendus au grand escalier de la salle du divan, nous sommes entres dans une vaste piece remplie de fonctionnaires, et nous avons ete immediatement introduits dans une seconde salle, percee a jour: dans un de ses angles, entre deux croisees, etait assise S.A., dans un costume fort simple, et tenant dans ses mains une pipe enrichie de diamants. Sa taille est ordinaire, et l'ensemble de sa physionomie a une teinte de gaite qui surprend dans un personnage occupe de si grandes choses. Ses yeux ont une expression tres-vive, et une magnifique barbe blanche couvre sa poitrine. S.A., apres avoir demande de nos nouvelles, a bien voulu nous dire que nous etions les bienvenus, et me questionner ensuite sur le plan de mon voyage. Je l'ai expose sommairement, et j'ai demande les firmans necessaires; ils m'ont ete accordes sur-le-champ, avec deux chaouchs du vice-roi, qui nous accompagneront partout. S.A. a ensuite parle des affaires de la Grece, et nous a fait part de la nouvelle du jour, qui est la mort d'Ahmed-Pacha, de Patras, livre a des Grecs introduits dans sa chambre par des soldats infideles soudoyes. Quoique fort age, Ahmed s'est vigoureusement defendu, a tue sept de ses assassins, mais a succombe sous le nombre. Le vice-roi nous a fait donner ensuite le cafe, et nous avons pris conge de S.A., qui nous a accompagnes avec des saluts de main tres-bienveillants. C'est encore une grace de plus dont nous sommes redevables aux bontes inepuisables de M. Drovetti.

    La commission toscane, conduite par M. Hip. Rosellini, a ete recue aussi le lendemain, 25 aout, par le vice-roi, presentee par M. Rosetti, consul-general de Toscane. Elle a recu le meme accueil, les memes promesses et la meme protection. L'Egypte, disait S.A., devait etre pour nous comme notre pays meme; et je suis persuade que le vice-roi est tres-flatte de la confiance que nos gouvernements ont mise dans son caractere, en autorisant notre entreprise dans les circonstances actuelles.

    Je compte rester a Alexandrie jusqu'au 12 septembre: ce temps est necessaire pour nos preparatifs. Les chaleurs du Caire, et une maladie assez benigne qui y regne, baisseront en attendant. Le Nil haussera en meme temps. J'ai deja bu largement de ses eaux que nous apporte le canal construit par l'ordre du pacha, et nomme pour cela le Mahmoudieh. Le fleuve sacre est en bon etat; l'inondation est assuree pour le pays bas; deux coudees de plus suffiront pour le haut. Nous sommes d'ailleurs ici comme dans une contree qui serait l'abrege de l'Europe, bien recus et fetes par tous les consuls de l'Occident, qui nous temoignent le plus vif interet. Nous avons ete tous reunis successivement chez MM. Acerbi, Rosetti, d'Anastazy et Pedemonte, consuls d'Autriche, de Toscane, de Suede et de Sardaigne. J'y ai vu aussi M. Mechain, consul de France a Larnaka en Chypre, tres-recommandable sous tous les rapports, et l'un des anciens de l'expedition francaise en Egypte.

    Nous sommes donc au mieux, et nous en rendons journellement des graces infinies a la protection royale qui nous devance partout, et aux soins inepuisables de M. Drovetti, qui ne se font attendre nulle part.

    Je suis rempli de confiance dans les resultats de notre voyage: puissent-ils repondre aux voeux du gouvernement et a ceux de nos amis! Je ne m'epargnerai en rien pour y reussir. J'ecrirai de toutes les villes egyptiennes, quoique les bureaux de poste des Pharaons n'y existent plus: je reserverai les details sur les magnificences de Thebes pour notre venerable ami M. Dacier; ils seront peut-etre un digne et juste hommage au Nestor des hommes aimables et des hommes instruits. J'ai recu les lettres de Paris de la fin de juillet par le Nisus, arrive en onze jours. Adieu.

    DEUXIEME LETTRE

    Alexandrie, le 14 septembre 1828.

    Mon depart pour le Caire est definitivement arrete pour demain, tous nos preparatifs etant heureusement termines, ainsi que ce que je puis appeler l'organisation de l'expedition, chacun ayant sa part officielle d'action pour le bien de tous. Le docteur Ricci est charge de la sante et des vivres; M. Duchesne, de l'arsenal; M. Bibent, des fouilles, ustensiles et engins; M. Lhote, des finances; M. Gaetano Rosellini, du mobilier et des bagages, etc. Nous avons avec nous deux domestiques et un cuisinier arabes; deux autres domestiques barabras; mon homme a moi, Soliman, est un Arabe, de belle mine, et dont le service est excellent.

    Deux batiments a voile nous porteront sur le Nil; l'un est le plus grand maasch du pays, et il a ete monte par S.A. Mehemed-Ali: je l'ai nomme l'Isis; l'autre est une dahabie, ou cinq personnes logeront assez commodement; j'en ai donne le commandement a M. Duchesne, en survivance du bon docteur Raddi, qui doit nous quitter pour aller a la chasse des papillons dans le desert lybique. Cette dahabie a recu le nom d'Athyr: nous voguerons ainsi sous les auspices des deux deesses les plus joviales du Pantheon egyptien. D'Alexandrie au Caire, nous ne nous arreterons qu'a Kerioun, l'ancienne Chereus des Grecs, et a Ssa-el-Hagar, l'antique Sais. Je dois ces politesses a la patrie du ruse Psammetichus et du brutal Apries; enfin, je verrai s'il reste quelques debris de Siouph a Saouafe, ou naquit Amasis, et a Sais, quelques traces du college ou Platon et tant d'autres Grecs allerent a l'ecole.

    Notre sante se soutient, et l'epreuve du climat d'Alexandrie, qui est une ville toute lybique, est d'un tres-bon augure. Nous sommes tous enchantes de notre voyage, et heureux d'avoir echappe aux depeches telegraphiques qui devaient nous retarder. Les circonstances de mauvaise apparence ont toutes tourne pour nous; quelques difficultes inattendues sont aplanies: nous voyageons pour le Roi et pour la science; nous serons heureux partout.

    Je viens a l'instant (huit heures du soir) de prendre conge du vice-roi. S.A. a ete on ne peut pas plus gracieuse; je l'ai priee d'agreer notre gratitude pour la protection ouverte qu'elle veut bien nous assurer. Le vice-roi a repondu que les princes chretiens traitant ses sujets avec distinction, la reciprocite etait pour lui un devoir. Nous avons parle hieroglyphes, et il m'a demande une traduction des inscriptions des obelisques d'Alexandrie. Je me suis empresse de la lui promettre, et elle lui sera remise demain matin, mise en langue turque par M. le chancelier du consulat de France. S.A. a desire savoir jusqu'a quel point de la Nubie je pousserai mon voyage, et elle m'a assure que nous trouverions partout honneurs et protection; je lui ai exprime ma reconnaissance dans les termes les plus flatteurs, et je puis dire qu'il les repoussait d'une maniere fort aimable; ces bons musulmans nous ont traites avec une franchise qui nous charme. Adieu.

    [Illustration: PLAN DES RUINES DE SAIS.]

    TROISIEME LETTRE

    Au Caire, le 27 septembre 1828.

    C'est le 14 de ce mois, au matin, que j'ai quitte Alexandrie, apres avoir arbore le pavillon de France. Nous avons pris le canal nomme Mahmoudieh, auquel ont travaille MM. Coste et Masi; il suit la direction generale de l'ancien canal d'Alexandrie, mais il fait beaucoup moins de detours, et se rend plus directement au Nil, en passant entre le lac Mareotis, a droite, et celui d'Edkou, a gauche. Nous debouchames dans le fleuve, le 15 de tres-bonne heure, et je concus des lors les transports de joie des Arabes d'Occident, lorsque, quittant les sables lybiques d'Alexandrie, ils entrent dans la branche canopique, et sont frappes de la vue des tapis de verdure du Delta, couvert d'arbres de toute espece, au-dessus desquels s'elevent les centaines de minarets des nombreux villages qui sont disperses sur cette terre de predilection. Ce spectacle est veritablement enchanteur, et la renommee de la fertilite de la campagne d'Egypte n'est point exageree.

    Le fleuve est immense, et les rives en sont delicieuses. Nous fimes une courte halte a Fouah, ou nous arrivames a midi. A sept heures et demie du soir, nous depassames Desouk; c'est le lieu ou le respectable Salt a expire il y a quelques mois. Le 16, a six heures du matin, je trouvai, en m'eveillant, le maasch amarre dans le voisinage de Ssa-el-Hagar, ou j'avais recommande d'aborder pour visiter les ruines de Sais, devant lesquelles je ne pouvais passer sans respect. (Voyez la planche N deg. 1.)

    Nos fusils sur l'epaule, nous gagnames le village qui est a une demi-heure du fleuve; nos jeunes artistes chasserent en chemin, et firent lever deux chacals, qui s'echapperent a toutes jambes a travers les coups de fusils. Nous nous dirigeames sur une grande enceinte que nous apercevions dans la plaine depuis le matin. L'inondation, qui couvrait une partie des terrains, nous forca de faire quelques detours, et nous passames sur une premiere necropole egyptienne, batie en briques crues. Sa surface est couverte de debris de poterie, et j'y ramassai quelques fragments de figurines funeraires: la grande enceinte n'etait abordable que par une porte forcee tout a fait moderne. Je n'essayerai point de rendre l'impression que j'eprouvai apres avoir depasse cette porte, et en trouvant sous mes yeux des masses enormes de 80 pieds de hauteur, semblables a des rochers dechires par la foudre ou par des tremblements de terre. Je courus vers le milieu de cette immense circonvallation, et reconnus encore des constructions egyptiennes en briques crues, de 15 pouces de long, 7 de large et 5 d'epaisseur. C'etait aussi une necropole, et cela nous expliqua une chose jusqu'ici assez embarrassante, savoir ce que faisaient de leurs momies les villes situees dans la Basse-Egypte, et loin des montagnes. Cette seconde necropole de Sais, dans les debris colossaux de laquelle on reconnait encore plusieurs etages de petites chambres funeraires (et il devait y en avoir un nombre infini), n'a pas moins de 1400 pieds de longueur, et pres de 500 de large. Sur les parois de quelques-unes des chambres, on trouve encore un grand vase de terre cuite, qui servait a renfermer les intestins des morts, et faisait l'office des vases dits canopes. Nous avons reconnu du bitume au fond de l'un d'entre eux.

    A droite et a gauche de cette necropole existent deux monticules, sur l'un desquels nous avons trouve des debris de granit rose, de granit gris, de beau gres rouge et de marbre blanc, dit de Thebes. Cette derniere particularite interessera particulierement notre ami Dubois, qui a tant travaille sur les matieres employees dans les monuments de l'antiquite; des legendes de Pharaons sont sculptees sur ce marbre blanc, et j'en ai recueilli de beaux echantillons.

    Les dimensions de la grande enceinte qui renfermait ces edifices sont vraiment etonnantes. Le parallelogramme, dont les petits cotes n'ont pas moins de 1440 pieds, et les grands 2160, a ainsi plus de 7000 pieds de tour. La hauteur de cette muraille peut etre estimee a 80 pieds, et son epaisseur mesuree est de 54 pieds: on pourrait donc y compter les grandes briques par millions.

    Cette circonvallation de geant me parait avoir renferme les principaux edifices sacres de Sais. Tous ceux dont il reste des debris etaient des necropoles; et, d'apres les indications fournies par Herodote, l'enceinte que j'ai visitee renfermerait les tombeaux d'Apries et des rois saites ses ancetres. De l'autre cote de ceux-ci serait le monument funeraire de l'usurpateur Amasis. La partie de l'enceinte, vers le Nil, a pu aisement contenir le grand temple de Neith, la grande deesse de Sais; et nous avons donne la chasse a coups de fusil a des chouettes, oiseau sacre de Minerve ou Neith, que les medailles de Sais et celles d'Athenes sa fille portent pour armes parlantes. A quelques centaines de toises de l'angle voisin de la fausse porte, existent des collines qui couvrent une troisieme necropole. Elle etait celle des gens de qualite: on y a deja fouille, et j'y ai vu un enorme sarcophage en basalte vert, celui d'un gardien des temples sous Psammetichus II. M. Rosetti, son possesseur, m'avait permis de l'emporter; mais la depense serait trop considerable, et le monument n'est pas assez important pour la risquer. A mon retour en Basse-Egypte, je ferai faire des fouilles sur ce point-la et sur quelques autres, si l'etat des fonds me le permet. Cette derniere remarque est importante; avec peu de fonds on peut faire beaucoup, et je serais afflige de quitter ce pays sans avoir pu assurer, a peu de frais, l'acquisition de monuments de choix, les plus propres a enrichir nos collections royales et a eclairer les travaux historiques de nos savants. J'ai l'espoir qu'on voudra bien m'aider pour l'accomplissement de ces vues d'une utilite incontestable.

    [Illustration: RESTAURATION DES RUINES DE SAIS. d 'apres Herodote.

    1. Grande Necropole ou Memnonia. 2. Tombeau d'Apries et des rois Saites. 3. Tombeau d'Amasis. 4. Tombeaux divins. 5 6. Pylones. 7. Temple de Neith?? 8. Obelisques d'Amasis. 9. Temenos du Temple. 10. Colosses d'Amasis. 11. Androsphynxs d'Amasis. 12. Propylon d'Amasis. 13. Enceinte generale de l'Hieron.]

    Cette premiere visite a Sais ne sera pas la derniere; je quittai ce lieu, a six heures du soir. Le lendemain, 17 septembre, nous passames devant Schabour. Le 18, a neuf heures du matin, nous fimes halte a Nader, ou des Almeh nous donnerent un concert vocal et instrumental, suivi des gambades et des chants grotesques habituels aux baladins. A midi et demi, nous etions devant Tharraneh, ou je vis des monticules de natron, transportes des lacs qui le produisent. Le soir, nous depassames Mit-Salameh, triste village assis dans le desert libyque; et, faute de vent, nous passames une partie de la nuit sur la rive verdoyante du Delta, pres du village d'Aschmoun. Le 19 au matin, nous vimes enfin les Pyramides, dont on pouvait deja apprecier les masses, quoique nous fussions a huit lieues de distance. A une heure trois quarts, nous arrivames au sommet du Delta ( Bathn-el-Bakarah, le Ventre-de-la-Vache), a l'endroit meme ou le fleuve se partage en deux branches, celle de Rosette et celle de Damiette. La vue est magnifique, et la largeur du Nil etonnante. A l'occident, les Pyramides s'elevent au milieu des palmiers; une multitude de barques et de batiments se croisent dans tous les sens; a l'orient, le village tres-pittoresque de Schorafeh; dans la direction d'Heliopolis: le fond du tableau est occupe par le mont Mokattam, que couronne la citadelle du Caire, et dont la base est cachee par la foret de minarets de cette grande capitale. A trois heures, nous vimes le Caire plus distinctement: c'est la que les matelots vinrent nous demander le bakchichs de bonne arrivee. L'orateur etait accompagne de deux camarades habilles d'une facon tres-bizarre: des bonnets en pain de sucre, barioles de couleurs tranchantes; des barbes et d'enormes moustaches d'etoupe blanche; des langes etroits, serrant et dessinant toutes les parties de leur corps; et chacun d'eux s'etait ajuste d'enormes accessoires en linge blanc fortement tordu. Ce costume, ces insignes et leurs postures grotesques, figuraient au mieux les vieux faunes peints sur les vases grecs d'ancien style. Quelques minutes apres, notre maasch donna sur un banc de sable, et fut arrete tout court; nos matelots se jeterent au Nil pour le degager, en se servant du nom d'Allah, et bien plus efficacement de leurs larges et robustes epaules; la plupart de ces mariniers sont des Hercules admirablement tailles, d'une force etonnante, et ressemblant, quand ils sortent du fleuve, a des statues de bronze nouvellement coulees. Ce travail d'une demi-heure suffit pour degager le batiment. Nous passames devant Embabeh, et apres avoir salue le champ de bataille des Pyramides, nous abordames au port de Boulaq, a cinq heures precises. La journee du 20 se passa en preparatifs de depart pour le Caire, et plusieurs convois d'anes et de chameaux transporterent en ville nos lits, malles et effets, pour meubler la maison que j'avais fait louer d'avance. A 5 heures du soir, suivi de ma caravane, et enfourchant nos anes, bien plus beaux que ceux d'Alexandrie, je partis pour le Caire. Le janissaire du consulat ouvrait la marche, le drogman etait avec moi, et toute la jeunesse paradait a ma suite: je m'apercus que cela ne deplaisait nullement aux Arabes, qui criaient: Fransaoui (Francais) avec une certaine satisfaction.

    Nous arrivions au Caire au bon moment; ce jour-la et le lendemain etaient ceux de la fete que les musulmans celebraient pour la naissance du Prophete. La grande et importante place d'Ezbekieh, dont l'inondation occupe le milieu, etait couverte de monde entourant les baladins, les danseuses, les chanteuses, et de tres-belles tentes sous lesquelles on pratiquait des actes de devotion. Ici, des musulmans assis lisaient en cadence des chapitres du Coran; la, trois cents devots, ranges en lignes paralleles, assis, mouvant incessamment le haut de leur corps en avant et en arriere comme des poupees a charniere, chantaient en choeur, La Ilah ill Allah (Il n'y a point d'autre dieu que Dieu); plus loin, cinq cents energumenes, debout, ranges circulairement et se sentant les coudes, sautaient en cadence, et poussaient, du fond de leur poitrine epuisee, le nom d' Allah, mille fois repete, mais d'un ton si sourd, si caverneux, que je n'ai entendu de ma vie un choeur plus infernal; cet effroyable bourdonnement semblait sortir des profondeurs du Tartare. A cote de ces religieuses demonstrations, circulaient les musiciens et les filles de joie; des jeux de bague, des escarpolettes de tout genre etaient en pleine activite: ce melange de jeux profanes et de pratiques religieuses, joint a l'etrangete des figures et a l'extreme variete des costumes, formait un spectacle infiniment curieux, et que je n'oublierai jamais. En quittant la place, nous traversames une partie de la ville pour gagner notre logement.

    On a dit beaucoup de mal du Caire: pour moi, je m'y trouve fort bien; et ces rues de 8 a 10 pieds de largeur, si decriees, me paraissent parfaitement bien calculees pour eviter la trop grande chaleur. Sans etre pavees, elles sont d'une proprete fort remarquable. Le Caire est une ville tout a fait monumentale; la plus grande partie des maisons est en pierre, et a chaque instant on y remarque des portes sculptees dans le gout arabe; une multitude de mosquees, plus elegantes les unes que les autres, couvertes d'arabesques du meilleur gout, et ornees de minarets admirables de richesse et de grace, donnent a cette capitale un aspect imposant et tres-varie. Je l'ai parcourue dans tous les sens, et je decouvre chaque jour de nouveaux edifices que je n'avais pas encore soupconnes. Graces a la dynastie des Thouloumides, aux califes Fathimites, aux sultans Ayoubites et aux mamelouks Baharites, le Caire est encore une ville des Mille et une Nuits, quoique la barbarie ait detruit ou laisse detruire en tres-grande partie les delicieux produits des arts et de la civilisation arabes. J'ai fait mes premieres devotions dans la mosquee de Thouloum, edifice du IXe siecle, modele d'elegance et de grandeur, que je ne puis assez admirer, quoique a moitie ruine. Pendant que j'en considerais la porte, un vieux cheik me fit proposer d'entrer dans la mosquee: j'acceptai avec empressement, et, franchissant lestement la premiere porte, on m'arreta tout court a la seconde: il fallait entrer dans le lieu saint sans chaussure; j'avais des bottes, mais j'etais sans bas; la difficulte etait pressante. Je quitte mes bottes, j'emprunte un mouchoir a mon janissaire pour envelopper mon pied droit, un autre mouchoir a mon domestique nubien Mohammed, pour mon pied gauche, et me voila sur le parquet en marbre de l'enceinte sacree; c'est sans contredit le plus beau monument arabe qui reste en Egypte. La delicatesse des sculptures est incroyable, et cette suite de portiques en arcades est d'un effet charmant. Je ne parlerai ici ni des autres mosquees, ni des tombeaux des califes et des sultans mamelouks, qui forment autour du Caire une seconde ville plus magnifique encore que la premiere; cela me menerait trop loin, et c'en est assez de la vieille Egypte, sans m'occuper de la nouvelle.

    Lundi 22 septembre, je montai a la citadelle du Caire, pour rendre visite a Habid-Effendi, gouverneur, et l'un des hommes les plus estimes par le vice-roi. Il me recut fort agreablement, causa beaucoup avec moi sur les monuments de la Haute-Egypte, et me donna quelques conseils pour les etudier plus a l'aise. En sortant de chez le gouverneur, je parcourus la citadelle, et je trouvai d'abord des blocs enormes de gres, portant un bas-relief ou est figure le roi Psammetichus II, faisant la dedicace d'un propylon: je l'ai fait copier avec soin. D'autres blocs epars, et qui ont appartenu au meme monument de Memphis d'ou ces pierres ont ete apportees, m'ont offert une particularite fort curieuse. Chacune de ces pierres, parfaitement dressees et taillees, porte une marque constatant sous quel roi le bloc a ete tire de la carriere; la legende royale, accompagnee d'un titre qui fait connaitre la destination du bloc pour Memphis, est gravee dans une aire carree et creuse. J'ai recueilli sur divers blocs les marques de trois rois: Psammetichus II, Apries, son fils, et Amasis, successeur de ce dernier: ces trois legendes nous donnent donc la duree de la construction de l'edifice dont ces blocs faisaient partie. Un peu plus loin sont les ruines du palais royal du fameux Salahh-Eddin (le sultan Saladin), le chef de la dynastie des Ayoubites; un incendie a devore les toits, il y a quatre ans, et, depuis quelques mois, on demolit parfois ce qui reste de ce grand et beau monument: j'ai pu reconnaitre une salle carree, la principale du palais. Plus de trente colonnes de granit rose, portant encore les traces de la dorure epaisse qui couvrait leur fut, sont debout, et leurs enormes chapiteaux de sculpture arabe, imitation grossiere de vieux chapiteaux egyptiens, sont entasses sur les decombres. Ces chapiteaux, que les Arabes avaient ajoutes a ces colonnes grecques ou romaines, sont tires de blocs de granit enleves aux ruines de Memphis, et la plupart portent encore des traces de sculptures hieroglyphiques: j'ai meme trouve sur l'un d'entre eux, a la partie qui joignait le fut a la colonne, un bas-relief representant le roi Nectanebe, faisant une offrande aux dieux. Dans une de mes courses a la citadelle, ou je suis alle plusieurs fois pour faire dessiner les debris egyptiens, j'ai visite le fameux puits de Joseph, c'est-a-dire le puits que le grand Saladin (Salahh-Eddin-Joussouf) a fait creuser dans la citadelle, non loin de son palais; c'est un grand ouvrage. J'ai vu aussi la menagerie du pacha, consistant en un lion, deux tigres et un elephant; je suis arrive trop tard pour voir l'hippopotame vivant: la pauvre bete venait de mourir d'un coup de soleil, pris en faisant sa sieste sans precaution; mais j'en ai vu la peau empaillee a la turque, et pendue au-dessus de la porte principale de la citadelle. J'ai visite avant-hier Mahammed-Bey, defterdar (tresorier) du pacha. Il m'a fait montrer la maison qu'il construit a Boulaq sur le Nil, et dans les murailles de laquelle il a fait encastrer, comme ornement, d'assez beaux bas-reliefs egyptiens, venant de Sakkarah; c'est un pas fort remarquable, fait par un des ministres du pacha, assez renomme pour son opposition a la reforme.

    J'ai trouve ici notre agent consulaire, M. Derche, malade, et, parmi les etrangers, lord Prudhoe, M. Burton et le major Felix, Anglais, qui s'occupent beaucoup d'hieroglyphes, et qui me comblent de bontes. Je n'ai encore fait aucune acquisition; je presume que notre arrivee a fait hausser le prix des antiquites; mais cela ne peut durer longtemps. Je pars demain ou apres pour Memphis; je ne reviendrai pas au Caire cette annee; nous debarquerons pres de Mit-Rahineh (le centre des ruines de la vieille ville), ou je m'etablirai; je pousserai de la des reconnaissances sur Sakkarah, Dahschour et toute la plaine de Memphis, jusqu'aux grandes pyramides de Giseh, d'ou j'espere dater ma prochaine lettre. Apres avoir couru le sol de la seconde capitale egyptienne, je mets le cap sur Thebes, ou je serai vers la fin d'octobre, apres m'etre arrete quelques heures a Abydos et a Denderah. Ma sante est toujours excellente et meilleure qu'en Europe; il est vrai que je suis un homme tout nouveau: ma tete rasee est couverte d'un enorme turban; je suis completement habille a la turque, une belle moustache couvre ma bouche, et un large cimeterre pend a mon cote; ce costume est tres-chaud, et c'est justement ce qui convient en Egypte; on y sue a plaisir et l'on s'y porte de meme. Les Arabes me prennent partout pour un naturel; dans peu je pourrai joindre l'illusion de la parole a celle des habits; je debrouille mon arabe, et a force de jargonner, on ne me prendra plus pour un debutant. J'ai deja recueilli des coquilles du Nil pour M. de Ferussac ... J'attends impatiemment des lettres de Paris ... Adieu.

    QUATRIEME LETTRE

    Sakkarah, le 5 octobre 1828.

    Nous sommes restes au Caire jusqu'au 30 septembre, et le soir du meme jour nous avons couche dans notre maasch, afin de mettre a la voile le lendemain de bonne heure pour gagner l'ancien emplacement de Memphis. Le 1er octobre, nous passames la nuit devant le village de Massarah, sur la rive orientale du Nil, et le lendemain, a six heures du matin, nous courumes la plaine pour atteindre de grandes carrieres que je voulais visiter, parce que Memphis, sise sur la rive opposee, et precisement en face, doit etre sortie de leurs vastes flancs. La journee fut excessivement penible; mais je visitai presque une a une toutes les cavernes dont le penchant de la montagne de Thorrah est crible. J'ai constate que ces carrieres de beau calcaire blanc ont ete exploitees a toutes les epoques, et j'ai trouve: 1 deg. une inscription datee du mois de Paophi de l'an IV de l'empereur Auguste; 2 deg. une seconde inscription de l'an VII, meme mois, d'un Ptolemee, qui doit etre Soter Ier, puisqu'il n'y a pas de surnom; 3 deg. une inscription de l'an II du roi Acoris, l'un des insurges contre les Perses; enfin, deux de ces carrieres et les plus vastes ont ete ouvertes l'an XXII du roi Amosis, le pere de la dix-huitieme dynastie, comme portent textuellement deux belles steles sculptees a meme dans le roc, a cote des deux entrees. Ces memes steles indiquent aussi que les pierres de cette carriere ont ete employees aux constructions des temples de Phtha, d'Apis et d'Ammon, a Memphis, et cette indication donne la date de ces memes temples bien connus de l'antiquite. J'ai trouve aussi, dans une autre carriere, pour l'epoque pharaonique, deux monolithes traces a l'encre rouge sur les parois, avec une finesse extreme et une admirable surete de main: la corniche de l'un de ces monolithes, qui n'ont ete que mis en projet, sans commencement d'execution, porte le prenom et le nom propre de Psammetichus Ier. Ainsi, les carrieres de la montagne arabique, entre Thorrah et Massarah, ont ete exploitees sous les Pharaons, les Perses, les Lagides, les Romains et dans les temps modernes; j'ajoute que cela tient a leur voisinage des capitales successives de l'Egypte, Memphis, Fosthat et le Caire. Rentres le soir dans nos vaisseaux, comme les Grecs venant de livrer un assaut a la ville de Troie, mais plus heureux qu'eux, puisque nous emportions quelque butin, je fis mettre a la voile pour Bedrechein, village situe a peu de distance, sur le bord occidental du Nil. Le lendemain, de bonne heure, nous partimes pour l'immense bois de dattiers qui couvre l'emplacement de Memphis; passe le village de Bedrechein, qui est a un quart d'heure dans les terres, on s'apercoit qu'on foule le sol antique d'une grande cite, aux blocs de granit disperses dans la plaine, et a ceux qui dechirent le terrain et se font encore jour a travers les sables, qui ne tarderont pas a les recouvrir pour jamais. Entre ce village et celui de Mit-Rahineh, s'elevent deux longues collines paralleles, qui m'ont paru etre les eboulements d'une enceinte immense, construite en briques crues comme celle de Sais, et renfermant jadis les principaux edifices sacres de Memphis. C'est dans l'interieur de cette enceinte que nous avons vu le grand colosse exhume par M. Caviglia. Il me tardait d'examiner ce monument, dont j'avais beaucoup entendu parler, et j'avoue que je fus agreablement surpris de trouver un magnifique morceau de sculpture egyptienne. Le colosse, dont une partie des jambes a disparu, n'a pas moins de trente-quatre pieds et demi de long. Il est tombe la face contre terre, ce qui a conserve le visage parfaitement intact. Sa physionomie suffit pour me le faire reconnaitre comme une statue de Sesostris, car c'est en grand le portrait le plus fidele du beau Sesostris de Turin; les inscriptions des bras, du pectoral et de la ceinture, confirmerent mon idee, et il n'est plus douteux qu'il existe, a Turin et a Memphis, deux portraits du plus grand des Pharaons. J'ai fait dessiner cette tete avec un soin extreme, et relever toutes les legendes. Ce colosse n'etait point seul; et si j'obtiens des fonds speciaux pour des fouilles en grand a Memphis, je puis repondre, en moins de trois mois, de peupler le Musee du Louvre de statues des plus riches matieres et du plus grand interet pour l'histoire. Ce colosse, devant lequel sont de grandes substructions calcaires, etait, selon toute apparence, place devant une grande porte et devait avoir des pendants: j'ai fait faire quelques fouilles pour m'en assurer, mais le temps me manquera. Un peu plus loin et sur le meme axe, existent encore de petits colosses du meme Pharaon, en granit rose, mais en fort mauvais etat. C'etait encore une porte.

    Au nord du colosse exista un temple de Venus (Hathor), construit en calcaire blanc, et hors de la grande enceinte, du cote de l'orient: j'ai continue des fouilles commencees par Caviglia; le resultat a ete de constater dans cet endroit meme l'existence d'un temple orne de colonnes-pilastres accouplees et en granit rose, et dedie a Phtha et a Hathor (Vulcain et Venus), les deux grandes divinites de Memphis, par Rhamses le Grand. L'enceinte principale renfermait aussi, du cote de l'est, une vaste necropole semblable a celle que j'ai reconnue a Sais.

    C'est le 4 octobre que je suis venu camper a Sakkarah, car nous sommes sous la tente; une d'elles est occupee par nos domestiques; tous les soirs, sept ou huit Bedouins choisis d'avance font la garde de nuit et les commissions le jour; ce sont de braves et excellentes gens, quand on les traite en hommes.

    J'ai visite ici, a Sakkarah, la plaine des momies, l'ancien cimetiere de Memphis, parseme de pyramides et de tombeaux violes. Cette localite, grace a la rapace barbarie des marchands d'antiquites, est presque tout a fait nulle pour l'etude: les tombeaux ornes de sculptures sont, pour la plupart, devastes, ou recombles apres avoir ete pilles. Ce desert est affreux; il est forme par une suite de petits monticules de sable produits des fouilles et des bouleversements, le tout parseme d'ossements humains, debris des vieilles generations. Deux tombeaux seuls ont attire notre attention, et m'ont dedommage du triste aspect de ce champ de desolation. J'ai trouve, dans l'un d'eux, une serie d'oiseaux sculptes sur les parois, et accompagnes de leurs noms en hieroglyphes; cinq especes de gazelles avec leurs noms; et enfin quelques scenes domestiques, telles que l'action de traire le lait, deux cuisiniers exercant leur art, etc. Nos portefeuilles se grossissent du fruit de ces decouvertes ... Adieu.

    CINQUIEME LETTRE

    Au pied des pyramides de Gizeh, le 8 octobre 1828.

    J'ai transporte mon camp et mes penates a l'ombre des grandes pyramides, depuis hier que, quittant Sakkarah pour visiter l'une des merveilles du monde, sept chameaux et vingt anes ont transporte nous et nos bagages a travers le desert qui separe les pyramides meridionales de celles de Gizeh, les plus celebres de toutes, et qu'il me fallait voir enfin avant de partir pour la Haute-Egypte. Ces merveilles ont besoin d'etre etudiees de pres pour etre bien appreciees; elles semblent diminuer de hauteur a mesure qu'on en approche, et ce n'est qu'en touchant les blocs de pierre dont elles sont formees qu'on a une idee juste de leur masse et de leur immensite. Il y a peu a faire ici, et lorsqu'on aura copie des scenes de la vie domestique, sculptees dans un tombeau voisin de la deuxieme pyramide, je regagnerai nos embarcations, qui viendront nous prendre a Gizeh, et nous cinglerons a force de voiles pour la Haute-Egypte, mon veritable quartier-general. Thebes est la, et on y arrive toujours trop tard.

    Sauf un peu de fatigue de la journee d'hier, nous nous portons fort bien. Mais point encore de nouvelles d'Europe!..... Adieu.

    SIXIEME LETTRE

    A Beni-Hassau, le 5; et a Monfaloutli, le 8 novembre 1828.

    Je comptais etre a Thebes le 1er novembre; voici deja le 5, et je me trouve encore a Beni-Hassan. C'est un peu la faute de ceux qui ont deja decrit les hypogees de cette localite, et en ont donne une si mince idee. Je comptais expedier ces grottes en une journee; mais elles en ont pris quinze, sans que j'en eprouve le moindre regret; je vais reprendre mon recit de plus haut.

    Ma derniere lettre etait datee des grandes pyramides, ou je suis, reste campe trois jours, non pour ces masses enormes et de si peu d'effet lorsqu'on les voit de pres, mais pour l'examen et le depouillement des grottes sepulcrales creusees dans le voisinage. Une, entre autres, celle d'un certain Eimai, nous a fourni une serie de bas-reliefs tres-curieux pour la connaissance des arts et metiers de l'ancienne Egypte, et je dois donner un soin tres-particulier a la recherche des monuments de ce genre, qui sont aussi bien de l'histoire que les grands tableaux de bataille des palais de Thebes. J'ai trouve autour des pyramides plusieurs tombeaux de princes (fils de rois) et de grands personnages, mais peu d'inscriptions d'un tres-grand interet.

    Je quittai les pyramides le 11 octobre, pour revenir sur mes pas et gagner notre ancien campement de Sakkarah, a travers le desert, et de la notre flotte, mouillee a Bedrechein, ou nous arrivames le soir meme, grace a nos infatigables baudets et aux chameaux qui portaient tout notre bagage. Nous mimes a la voile pour la Haute-Egypte, et ce ne fut que le 20 octobre, apres avoir eprouve tout l'ennui du calme plat et du manque total de vent du nord, que nous arrivames a Minieh, d'ou je fis partir tout de suite, apres une visite a la filature de coton, montee en machines europeennes, et apres l'achat de quelques provisions indispensables. On se dirigea sur Saouadeh pour voir un hypogee grec d'ordre dorique, deja decrit. De la nous cinglames vers Zaouyet-el-Maietin, ou nous fumes rendus le 20 meme au soir; la existent quelques hypogees decores de bas-reliefs relatifs a la vie domestique et civile; j'ai fait copier tout ce qu'il y avait d'interessant, et nous ne les quittames que le 23 au soir, pour courir a Beni-Hassan a la faveur d'une bourrasque, a laquelle nous dumes d'y arriver le meme jour vers minuit.

    A l'aube du jour, quelques-uns de nos jeunes gens etant alles, en eclaireurs, visiter les grottes voisines, rapporterent qu'il y avait peu a faire, vu que les peintures etaient a peu pres effacees. Je montai neanmoins, au lever du soleil, visiter ces hypogees, et je fus agreablement surpris de trouver une etonnante serie de peintures parfaitement visibles jusque dans leurs moindres details, lorsqu'elles etaient mouillees avec une eponge, et qu'on avait enleve la croute de poussiere fine qui les recouvrait et qui avait donne le change a nos compagnons. Des ce moment on se mit a l'ouvrage, et par la vertu de nos echelles et de l'admirable eponge, la plus belle conquete que l'industrie humaine ait pu faire, nous vimes se derouler a nos yeux la plus ancienne serie de peintures qu'on puisse imaginer, toutes relatives a la vie civile, aux arts et metiers, et ce qui etait neuf, a la caste militaire. J'ai fait, dans les deux premiers hypogees, une moisson immense, et cependant une moisson plus riche nous attendait dans les deux tombes les plus reculees vers le nord; ces deux hypogees, dont l'architecture et quelques details interieurs ont ete mal reproduits, offrent cela de particulier (ainsi que plusieurs petits tombeaux voisins), que la porte de l'hypogee est precedee d'un portique taille a jour dans le roc, et forme de colonnes qui ressemblent, a s'y meprendre a la premiere vue, au dorique grec de Sicile et d'Italie. Elles sont cannelees, a base arrondie, et presque toutes d'une belle proportion. L'interieur des deux derniers hypogees etait ou est encore soutenu par des colonnes semblables: nous y avons tous vu le veritable type du vieux dorique grec, et je l'affirme sans craindre d'etablir mon opinion sur des monuments du temps romain, car ces deux hypogees, les plus beaux de tous, portent leur date et appartiennent au regne d'Osortasen, deuxieme roi de la XXIIIe dynastie (Tanite), et par consequent remontent au IXe siecle avant J.-C. J'ajouterai que le plus beau des deux portiques, encore intact, celui de l'hypogee d'un chef administrateur des terres orientales de l'Heptanomide, nomme Nehothph, est compose de ces colonnes doriques SANS BASE, comme celles de Paestum et de tous les beaux temples grecs-doriques.

    Les peintures du tombeau de Nehothph sont de veritables gouaches, d'une finesse et d'une beaute de dessin fort remarquables: c'est ce que j'ai vu de plus beau jusqu'ici en Egypte; les animaux, quadrupedes, oiseaux et poissons, y sont peints avec tant de finesse et de verite, que les copies coloriees que j'en ai fait prendre ressemblent aux gravures coloriees de nos beaux ouvrages d'histoire naturelle: nous aurons besoin de l'affirmation des quatorze temoins qui les ont vues, pour qu'on croie en Europe a la fidelite de nos dessins, qui sont d'une exactitude parfaite.

    C'est dans ce meme hypogee que j'ai trouve un tableau du plus haut interet: il represente quinze prisonniers, hommes, femmes ou enfants, pris par un des fils de Nehothph, et presentes a ce chef par un scribe royal, qui offre en meme temps une feuille de papyrus, sur laquelle est relatee la date de la prise, et le nombre des captifs, qui etait de trente-sept. Ces captifs, grands et d'une physionomie toute particuliere, a nez aquilin pour la plupart, etaient blancs comparativement aux Egyptiens, puisqu'on a peint leurs chairs en jaune-roux pour imiter ce que nous nommons la couleur de chair. Les hommes et les femmes sont habilles d'etoffes tres-riches, peintes (surtout celles des femmes) comme le sont les tuniques de dames grecques sur les vases grecs du vieux style: la tunique, la coiffure et la chaussure des femmes captives peintes a Beni-Hassan ressemblent a celles des Grecques des vieux vases, et j'ai retrouve sur la robe d'une d'elles l'ornement enroule si connu sous le nom de grecque, peint en rouge, bleu et noir, et trace verticalement. Ces details piqueront la curiosite et reveilleront l'interet de nos archeologues et celui de notre ami M. Dubois, que j'ai regrette, ici plus qu'ailleurs, de n'avoir pas a mes cotes, parce que notre opinion sur l'avancement de l'art en Egypte y trouve des preuves archi-authentiques. Les hommes captifs, a barbe pointue, sont armes d'arcs et de lances, et l'un d'entre eux tient en main une lyre grecque de vieux style. Sont-ce des Grecs? Je le crois fermement, mais des Grecs ioniens, ou un peuple d'Asie Mineure, voisin des colonies ioniennes et participant de leurs moeurs et de leurs habitudes: ce serait une chose bien curieuse que des Grecs du IXe siecle avant J.-C., peints avec fidelite par des mains egyptiennes. J'ai fait copier ce long tableau en couleur avec une exactitude toute particuliere: pas un coup de pinceau qui ne soit dans l'original.

    Les quinze jours passes a Beni-Hassan ont ete monotones, mais fructueux: au lever du soleil, nous montions aux hypogees dessiner, colorier et ecrire, en donnant une heure au plus a un modeste repas, qu'on nous apportait des barques, pris a terre sur le sable, dans la grande salle de l'hypogee, d'ou nous apercevions, a travers les colonnes en dorique primitif, les magnifiques plaines de l'Heptanomide; le soleil couchant, admirable dans ce pays-ci, donnait seul le signal du repos; on regagnait la barque pour souper, se coucher et recommencer le lendemain.

    Cette vie de tombeaux a eu pour resultat un portefeuille de dessins parfaitement faits et d'une exactitude complete, qui s'elevent deja a plus de trois cents. J'ose dire qu'avec ces seules richesses, mon voyage d'Egypte serait deja bien rempli, a l'architecture pres, dont je ne m'occupe que dans les lieux qui n'ont pas ete visites ou connus. Voici un petit crayon de mes conquetes: cette note sera divisee par matieres, alphabetiquement rangees comme l'est mon portefeuille pendant le voyage, afin d'avoir sous la main les dessins deja faits, et de pouvoir les comparer vite avec les monuments nouveaux du meme genre.

    1 deg. AGRICULTURE.—Dessins representant le labourage avec les boeufs ou a bras d'hommes; le semage, le foulage des terres par les beliers, et non par les porcs, comme le dit Herodote; cinq sortes de charrues; le piochage, la moisson du ble; la moisson du lin; la mise en gerbes de ces deux especes de plantes; la mise en meule, le battage, le mesurage, le depot en grenier; deux dessins de grands greniers sur des plans differents; le lin transporte par des anes; une foule d'autres travaux agricoles, et entre autres la recolte du lotus; la culture de la vigne, la vendange, son transport, l'egrenage, le pressoir de deux especes, l'un a force de bras et l'autre a mecanique, la mise en bouteilles ou jarres, et le transport a la cave; la fabrication du vin cuit, etc.; la culture du jardin, la cueillette des bamieh, des figues, etc.; la culture de l'ognon, l'arrosage, etc.; le tout, comme tous les tableaux suivants, avec legendes hieroglyphiques explicatives; plus l'intendant de la maison des champs et ses secretaires.

    2 deg. ARTS ET METIERS.—Collection de tableaux, pour la plupart colories, afin de bien determiner la nature des objets, et representant: le sculpteur en pierre, le sculpteur sur bois, le peintre de statues, le peintre d'objets d'architecture; meubles et menuiserie; le peintre peignant un tableau, avec son chevalet; des scribes et commis aux ecritures de toute espece; les ouvriers des carrieres transportant des blocs de pierre; l'art du potier avec toutes les operations; les marcheurs petrissant la terre avec les pieds, d'autres avec les mains; la mise de l'argile en cone, le cone place sur le tour; le potier faisant la panse, le goulot du vase, etc.; la premiere cuite au four, la seconde au sechoir, etc.; la coupe du bois; les fabricants de cannes, d'avirons et de rames; le charpentier, le menuisier; le fabricant de meubles; les scieurs de bois; les corroyeurs; le coloriage des cuirs ou maroquins; le cordonnier; la filature; le tissage des toiles a divers metiers; le verrier et toutes ses operations; l'orfevre, le bijoutier, le forgeron.

    3 deg. CASTE MILITAIRE.—L'education de la caste militaire et tous ses exercices gymnastiques, representes en plus de deux cents tableaux, ou sont retracees toutes les poses et attitudes que peuvent prendre deux habiles lutteurs, attaquant, se defendant, reculant, avancant, debout, renverses, etc.; on verra par la si l'art egyptien se contentait de figures de profil, les jambes unies et les bras colles contre les hanches. J'ai copie toute cette curieuse serie de militaires nus, luttant ensemble; plus, une soixantaine de figures representant des soldats de toute arme, de tout rang, la petite guerre, un siege, la tortue et le belier, les punitions militaires, un champ de bataille, et les preparatifs d'un repas militaire; enfin la fabrication des lances, javelots, arcs, fleches, massues, haches d'armes, etc.

    4 deg. CHANT, MUSIQUE ET DANSE.—Un tableau representant un concert vocal et instrumental; un chanteur, qu'un musicien accompagne sur la harpe, est seconde par deux choeurs, l'un de quatre hommes, l'autre de cinq femmes, et celles-ci battent la mesure avec leurs mains: c'est un opera tout entier; des joueurs de harpe de tout sexe, des joueurs de flute traversiere, de flageolet, d'une sorte de conque, etc.; des danseurs faisant diverses figures, avec les noms des pas qu'ils dansent; enfin, une collection tres-curieuse de dessins representant les danseuses (ou filles publiques de l'ancienne Egypte), dansant, chantant, jouant a la paume, faisant divers tours de force et d'adresse.

    5 deg. Un nombre considerable de dessins representant l'EDUCATION DES BESTIAUX; les bouviers, les boeufs de toute espece, les vaches, les veaux, le tirage du lait; la fabrication du fromage et du beurre; les chevriers, les gardeurs d'anes, les bergers et leurs moutons; des scenes relatives a l'art veterinaire; enfin la basse-cour, comprenant l'education d'une foule d'especes d'oies et de canards, et celle d'une espece de cigogne qui etait domestique dans l'ancienne Egypte.

    6 deg. Une premiere base du recueil ICONOGRAPHIQUE, comprenant les portraits des rois egyptiens et de grands personnages. Ce portefeuille sera complete en Thebaide.

    7 Dessins relatifs aux JEUX, EXERCICES et DIVERTISSEMENTS.—On y remarque la mourre, le jeu de la paille, une sorte de main-chaude, le mail, le jeu de piquets plantes en terre, divers jeux de force; la chasse a la bete fauve, un tableau representant une grande chasse dans le desert, et ou sont figurees quinze a vingt especes de quadrupedes; tableaux representant le retour de la chasse; le gibier est porte mort ou conduit vivant; plusieurs tableaux representent la chasse des oiseaux au filet; un de ces tableaux est de grande dimension et gouache avec toutes les couleurs et le faire de l'original; enfin, le dessin en grand des divers pieges pour prendre les oiseaux; ces instruments de chasse sont peints isolement dans quelques hypogees; plusieurs tableaux relatifs a la peche: 1 deg. la peche a la ligne; 2 deg. a la ligne avec canne; 3 deg. au trident ou au bident; 4 deg. au filet; plus la preparation des poissons, etc.

    8 JUSTICE DOMESTIQUE.—J'ai reuni sous ce titre une quinzaine de dessins de bas-reliefs representant des delits commis par des domestiques; l'arrestation du prevenu, son accusation, sa defense, son jugement par les intendants de la maison; sa condamnation et l'execution, qui se borne a la bastonnade, dont proces-verbal est remis, avec le corps du proces, entre les mains du maitre par l'intendant de la maison.

    9 deg. LE MENAGE.—J'ai reuni dans cette serie, deja fort nombreuse, tout ce qui se rapporte a la vie privee ou interieure. Ces dessins fort curieux representent: 1 deg. diverses maisons egyptiennes, plus ou moins somptueuses; 2 deg. les vases de diverses formes, ustensiles et meubles, le tout colorie, parce que les couleurs indiquent invariablement la matiere; 3 deg. un superbe palanquin; 4 deg. des especes de chambres a portes battantes, portees sur un traineau et qui ont servi de voitures aux anciens grands personnages de l'Egypte; 5 deg. les singes, chats et chiens qui faisaient partie de la maison, ainsi que des nains et autres individus mal conformes, qui, 1500 ans et plus avant J.-C., servaient a desopiler la rate des seigneurs egyptiens, aussi bien que, 1500 ans apres, celle de nos vieux barons d'Europe; 6 deg. les officiers d'une grande maison, intendants, scribes, etc.; 7 deg. les domestiques portant les provisions de bouche de toute espece; les servantes apportant aussi divers comestibles; 8 deg. la maniere de tuer les boeufs et de les depecer pour le service de la maison; 9 deg. une suite de dessins representant des cuisiniers preparant des mets de diverses sortes; 10 enfin, les domestiques portant les mets prepares a la table du maitre.

    10 MONUMENTS HISTORIQUES.—Ce recueil contient toutes les inscriptions, bas-reliefs et monuments de tout genre portant des legendes royales, avec une date exprimee, que j'ai vus jusqu'ici.

    11 deg. MONUMENTS RELIGIEUX.—Toutes les images des differentes divinites, dessinees en grand et coloriees d'apres les plus beaux bas-reliefs. Ce recueil s'accroitra prodigieusement a mesure que j'avancerai dans la Thebaide.

    12 deg. NAVIGATION.—Recueil de dessins representant la construction des batiments et barques de diverses especes, et les jeux des mariniers, tout a fait analogues aux joutes qui ont lieu sur la Seine dans les grands jours de fete.

    13 deg. Enfin ZOOLOGIE.—Une suite de quadrupedes, d' oiseaux, de reptiles, d'insectes et de poissons, dessines et colories avec toute fidelite d'apres les bas-reliefs peints ou les peintures les mieux conservees. Ce recueil, qui compte deja pres de deux cents individus, est du plus haut interet: les oiseaux sont magnifiques, les poissons peints dans la derniere perfection, et on aura par la une idee de ce qu'etait un hypogee egyptien un peu soigne. Nous avons deja recueilli le dessin de plus de quatorze especes differentes de chiens de garde ou de chasse, depuis le levrier jusqu'au basset a jambes torses; j'espere que MM. Cuvier et Geoffroi Saint-Hilaire me sauront gre de leur rapporter ainsi l'histoire naturelle egyptienne en aussi bon ordre.

    J'espere completer et etendre dignement ces diverses series, puisque je n'ai encore vu, pour ainsi dire, aucun monument egyptien; les grands edifices ne commencent en effet qu'a Abydos, et je n'y serai que dans dix jours.

    J'ai passe, le coeur serre, en face d'Aschmounein, en regrettant son magnifique portique detruit tout recemment; hier, Antinoe ne nous a plus montre que des debris; tous ses edifices ont ete demolis; il ne reste plus que quelques colonnes de granit, qu'on n'a pu remuer.

    Je me suis console un peu de la perte de ces monuments, en en retrouvant un fort interessant et dont personne n'a parle jusqu'ici. Nous avons reconnu, dans une vallee deserte de la montagne arabique, vis-a-vis Beni-Hassan-el-Aamar, un petit temple creuse dans le roc, dont la decoration, commencee par Thouthmosis IV, a ete continuee par Mandouei de la XVIIIe dynastie; ce temple, orne de beaux bas-reliefs colories, est dedie a la deesse Pascht ou Pepascht, qui est la Bubastis des Grecs et la Diane des Romains; les geographes nous ont indique a Beni-Hassan la position nommee Speos Artemidos (la Grotte de Diane), et ils ont raison, puisque je viens de retrouver le temple, creuse dans le roc (le speos de la deesse); et ce monument, qui ne presente en scene que des images de Bubastis, la Diane egyptienne, est cerne par divers hypogees de chats sacres (l'animal de Bubastis); quelques-uns sont creuses dans le roc, un, entre autres, construit sous le regne d' Alexandre, fils d'Alexandre le Grand. Devant le temple, sous le sable, est un grand banc de momies de chats plies dans des nattes et entremeles de quelques chiens; plus loin, entre la vallee et le Nil, dans la plaine deserte, sont deux tres-grands entrepots de momies de chats en paquets, et recouverts de deux pieds de sable.

    Cette nuit j'arriverai a Osiouth (Lycopolis), et demain je remettrai cette lettre aux autorites locales pour qu'elle soit envoyee au Caire, de la a Alexandrie, et de la enfin en Europe; puisse-t-elle etre mieux dirigee que les votres! car je n'ai rien recu d'Europe depuis mon depart de Toulon. Ma sante se soutient, et j'espere que le bon air de Thebes m'assurera la continuation de ce bienfait. Adieu.

    SEPTIEME LETTRE

    Thebes, le 24 novembre 1828.

    Ma derniere lettre datee de Beni-Hassan, continuee en remontant le Nil et close a Osiouth, a du en partir du 10 au 12 de ce mois; elle parviendra par Livourne. Dieu veuille qu'elle arrive plus promptement que celles qui, depuis mon depart de France, m'ont ete adressees par ceux qui se souviennent de moi! je n'en ai recu aucune! C'est hier seulement, et par un capitaine de navire anglais qui parcourt l'Egypte, que j'ai appris que le Dr Pariset y etait aussi arrive et qu'il se trouve dans ce moment au Caire: mais je n'en sais pas davantage pour cela sur ma famille. S'il en etait autrement, et que je fusse tranquille sur la sante de tous les miens, je serais le plus heureux des hommes; car enfin je suis au centre de la vieille Egypte, et ses plus hautes merveilles sont a quelques toises de ma barque. Voici d'abord la suite de mon itineraire.

    C'est le 10 novembre que je quittai Osiouth, apres avoir visite ses hypogees parfaitement decrits par MM. Jollois et Devilliers, dont je reconnais chaque jour a Thebes l'extreme exactitude. Le 11 au matin nous passames devant Qaou-el-Kebir (Antaeopolis), et mon maasch traversa a pleines voiles l'emplacement du temple que le Nil a completement englouti sans en laisser les moindres vestiges. Quelques ruines d'Akhmin (celles de Panopolis) recurent ma visite le 12, et je fus assez heureux pour y trouver un bloc sculpte qui m'a donne l'epoque du temple, qui est de Ptolemee Philopator, et l'image du dieu Pan, lequel n'est autre chose, comme je l'avais etabli d'avance, que l'Ammon generateur de mon Pantheon. L'apres-midi et la nuit suivante se passerent en fetes, bal, tours de force et concert chez l'un des commandants de la Haute-Egypte, Mohammed-Aga, qui envoya sa cange, ses gens et son cheval pour me ramener, avec tous mes compagnons, a Saouadji, que j'avais quitte le matin, et ou il fallut retourner bon gre mal gre pour ne pas desobliger ce brave homme, bon vivant, bon convive, et ne respirant que la joie et les plaisirs. L'air de Marlborough, que nos jeunes gens lui chanterent en choeur, le fit pamer de plaisir, et ses musiciens eurent aussitot l'ordre de l'apprendre. (Voyez l'Extrait de l'Itineraire et les lettres du mamour, a la fin de ce volume.)

    Nous partimes le 13 au matin, combles des dons du brave osmanli. A midi, on depassa Ptolemais, ou il n'existe plus rien de remarquable. Sur les quatre heures, en longeant le Djebel-el-Asserat, nous apercumes les premiers crocodiles; ils etaient quatre, couches sur un ilot de sable, et une foule d'oiseaux circulaient au milieu d'eux. J'ignore si dans le nombre etait le trochilus de notre ami Geoffroi Saint-Hilaire. Peu de temps apres nous debarquames a Girge. Le vent etait faible le 15, et nous fimes peu de chemin. Mais nos nouveaux compagnons, les crocodiles, semblaient vouloir nous en dedommager; j'en comptai vingt et un, groupes sur un meme ilot, et une bordee de coups de fusil a balle, tiree d'assez pres, n'eut d'autre resultat que de disperser ce conciliabule. Ils se jeterent au Nil, et nous perdimes un quart d'heure a desengraver notre maasch qui s'etait trop approche de l'ilot.

    Le 16 au soir, nous arrivames enfin a Denderah. Il faisait un clair de lune magnifique, et nous n'etions qu'a une heure de distance des temples: pouvions-nous resister a la tentation? Souper et partir sur-le-champ furent l'affaire d'un instant: seuls et sans guides, mais armes jusqu'aux dents, nous primes a travers champs, presumant que les temples etaient en ligne droite de notre maasch. Nous marchames ainsi, chantant les marches des operas les plus nouveaux, pendant une heure et demie, sans rien trouver. On decouvrit enfin un homme; nous l'appelons, mais il s'enfuit a toutes jambes, nous prenant pour des Bedouins, car, habilles a l'orientale et couverts d'un grand burnous blanc a capuchon, nous ressemblions, pour l'Egyptien, a une tribu de Bedouins, tandis qu'un Europeen nous eut pris, sans balancer, pour un chapitre de chartreux bien armes. On m'amena le fuyard, et, le placant entre quatre de nous, je lui ordonnai de nous conduire aux temples. Ce pauvre diable, peu rassure d'abord, nous mit dans la bonne voie et finit par marcher de bonne grace: maigre, sec, noir, couvert de vieux haillons, c'etait une momie ambulante; mais il nous guida fort bien et nous le traitames de meme. Les temples nous apparurent enfin. Je n'essayerai pas de decrire l'impression que nous fit le grand propylon et surtout le portique du grand temple. On peut bien le mesurer, mais en donner une idee, c'est impossible. C'est la grace et la majeste reunies au plus haut degre. Nous y restames deux heures en extase, courant les grandes salles avec notre pauvre falot, et cherchant a lire les inscriptions exterieures au clair de la lune. On ne rentra au maasch qu'a trois heures du matin pour retourner aux temples a sept heures. C'est la que nous passames toute la journee du 17. Ce qui etait magnifique a la clarte de la lune l'etait encore plus lorsque les rayons du soleil nous firent distinguer tous les details. Je vis des lors que j'avais sous les yeux un chef-d'oeuvre d'architecture, couvert de sculptures de detail du plus mauvais style. N'en deplaise a personne, les bas-reliefs de Denderah sont detestables, et cela ne pouvait etre autrement: ils sont d'un temps de decadence. La sculpture s'etait deja corrompue, tandis que l'architecture, moins sujette a varier puisqu'elle est un art chiffre, s'etait soutenue digne des dieux de l'Egypte et de l'admiration de tous les siecles. Voici les epoques de la decoration: la partie la plus ancienne est la muraille exterieure, a l'extremite du temple, ou sont figures, de proportions colossales, Cleopatre et son fils Ptolemee Cesar. Les bas-reliefs superieurs sont du temps de l'empereur Auguste, ainsi que les murailles exterieures laterales du naos, a l'exception de quelques petites portions qui sont de l'epoque de Neron. Le pronaos est tout entier couvert de legendes imperiales de Tibere, de Caius, de Claude et de Neron; mais dans tout l'interieur du naos, ainsi que dans les chambres et les edifices construits sur la terrasse du temple, il n'existe pas un seul cartouche sculpte: tous sont vides et rien n'a ete efface; mais toutes les sculptures de ces appartements, comme celles de tout l'interieur du temple, sont du plus mauvais style, et ne peuvent remonter plus haut que les temps de Trajan ou d'Antonin. Elles ressemblent a celle du propylon du sud-ouest (du sud-est?), qui est de ce dernier empereur, et qui, etant dedie a Isis, conduisait au temple de cette deesse, place derriere le grand temple, qui est bien le temple de Hathor (Venus), comme le montrent les mille et une dedicaces dont il est couvert, et non pas le temple d'Isis, comme l'a cru la Commission d'Egypte. Le grand propylon est couvert des images des empereurs Domitien et Trajan. Quant au Typhonium, il a ete decore sous Trajan, Hadrien et Antonin le Pieux.

    Le 18 au matin, je quittai le maasch, et courus visiter les ruines de Coptos (Kefth): il n'y existe rien d'entier. Les temples ont ete demolis par les chretiens, qui employerent les materiaux a batir une grande eglise dans les ruines de laquelle on trouve des portions nombreuses de bas-reliefs egyptiens. J'y ai reconnu les legendes royales de Nectanebe, d'Auguste, de Claude et de Trajan, et plus loin, quelques pierres d'un petit edifice bati sous les Ptolemees. Ainsi la ville de Coptos renfermait peu de monuments de la haute antiquite, si l'on s'en rapporte a ce qui existe maintenant a la surface du sol.

    Les ruines de Qous (Apollonopolis Parva), ou j'arrivai le lendemain matin 19, presentent bien plus d'interet, quoiqu'il n'existe de ses anciens edifices que le haut d'un propylon a moitie enfoui. Ce propylon est dedie au dieu Aroeris, dont les images, sculptees sur toutes ses faces, sont adorees du cote qui regarde le Nil, c'est-a-dire sur la face principale, la plus anciennement sculptee par la reine Cleopatre Cocce, qui y prend le surnom de Philometore, et par son fils Ptolemee Soter II, qui se decore aussi du titre de Philometor. Mais la face superieure du propylon, celle qui regarde le temple, couverte de sculptures et terminee avec beaucoup de soin, porte partout les legendes royales de Ptolemee Alexandre Ier en toutes lettres; il prend aussi le surnom de Philometor. Quant a l'inscription grecque, la restitution de [Greek: SOTAeRES], au commencement de la seconde ligne, proposee par M. Letronne, est indubitable; car on y lit encore tres-distinctement ... [Greek: TAeRES], et cela sur la face principale ou sont les images et les dedicaces de Cleopatre Cocce et de son fils Ptolemee Philometor Soter II.

    Mais M. Letronne a mal a propos restitue [Greek: AeLIOI] la ou il faut reellement [Greek: AROAeREI], transcription exacte du nom egyptien du dieu auquel est dedie le propylon; car on lit tres-distinctement encore dans l'inscription grecque, [Greek: AROAeREIThEOI]. J'ai trouve aussi dans les ruines de Qous une moitie de stele datee du 1er de Paoni de l'an XVI de Pharaon Rhamses-Meiamoun, et relative a son retour d'une expedition militaire; j'aurai une bonne empreinte de ce monument, trop lourd pour qu'on puisse penser a l'emporter.

    C'est dans la matinee du 20 novembre que le vent, lasse de nous contrarier depuis deux jours et de nous fermer l'entree du sanctuaire, me permit d'aborder enfin a Thebes. Ce nom etait deja bien grand dans ma pensee, il est devenu colossal depuis que j'ai parcouru les ruines de la vieille capitale, l'ainee de toutes les villes du monde; pendant quatre jours entiers j'ai couru de merveille en merveille. Le premier jour, je visitai le palais de Kourna, les colosses du Memnonium, et le pretendu tombeau d'Osimandyas, qui ne porte d'autres legendes que celles de Rhamses le Grand et de deux de ses descendants; le nom de ce palais est ecrit sur toutes ses murailles; les Egyptiens l'appelaient le Rhamesseion, comme ils nommaient Amenophion le Memnonium, et Mandoueion le palais de Kourna. Le pretendu colosse d'Osimandyas est un admirable colosse de Rhamses le Grand.

    Le second jour fut tout entier passe a Medinet-Habou, etonnante reunion d'edifices, ou je trouvai les propylees d'Antonin, d'Hadrien et des Ptolemees, un edifice de Nectanebe, un autre de l'Ethiopien Tharaca, un petit palais de Thouthmosis III (Moeris), enfin l'enorme et gigantesque palais de Rhamses-Meiamoun, couvert de bas-reliefs historiques.

    Le troisieme jour, j'allai visiter les vieux rois de Thebes dans leurs tombes, ou plutot dans leurs palais creuses au ciseau dans la montagne de Biban-el-Molouk: la, du matin au soir, a la lueur des flambeaux, je me lassai a parcourir des enfilades d'appartements couverts de sculptures et de peintures, pour la plupart d'une etonnante fraicheur; c'est la que j'ai recueilli, en courant, des faits d'un haut interet pour l'histoire; j'y ai vu un tombeau de roi martele d'un bout a l'autre, excepte dans les parties ou se trouvaient sculptees les images de la reine sa mere et celles de sa femme, qu'on a religieusement respectees, ainsi que leurs legendes. C'est, sans aucun doute, le tombeau d'un roi condamne par jugement apres sa mort. J'en ai vu un second, celui d'un roi thebain des plus anciennes epoques, envahi posterieurement par un roi de la XIXe dynastie, qui a fait recouvrir de stuc tous les vieux cartouches pour y mettre le sien, et s'emparer ainsi des bas-reliefs et des inscriptions tracees pour son predecesseur. Il faut cependant dire que l'usurpateur fit creuser une seconde salle funeraire pour y mettre son sarcophage, afin de ne point deplacer celui de son ancetre. A l'exception de ce tombeau-la, tous les autres appartiennent a des rois des XVIIIe et XIXe ou XXe dynasties; mais on n'y voit ni le tombeau de Sesostris, ni celui de Moeris. Je ne parle point ici d'une foule de petits temples et edifices epars au milieu de ces grandes choses: je mentionnerai seulement un petit temple de la deesse Hathor (Venus), dedie par Ptolemee-Epiphane, et un temple de Thoth pres de Medinet-Habou, dedie par Ptolemee Evergete II et ses deux femmes; dans les bas-reliefs de ce temple, ce Ptolemee fait des offrandes a tous ses ancetres males et femelles, Epiphane et Cleopatre, Philopator et Arsinoe, Evergete et Berenice, Philadelphe et Arsinoe. Tous ces Lagides sont representes en pied, avec leurs surnoms grecs traduits en egyptien, en dehors de leurs cartouches. Du reste, ce temple est d'un fort mauvais gout a cause de l'epoque.

    Le quatrieme jour (hier 23), je quittai la rive gauche du Nil pour visiter la partie orientale de Thebes. Je vis d'abord Louqsor, palais immense, precede de deux obelisques de pres de 80 pieds, d'un seul bloc de granit rose, d'un travail exquis, accompagnes de quatre colosses de meme matiere, et de 30 pieds de hauteur environ, car ils sont enfouis jusqu'a la poitrine. C'est encore la du Rhamses le Grand. Les autres parties du palais sont des rois Mandouei, Horus et Amenophis-Memnon; plus, des reparations et additions de Sabacon l'Ethiopien et de quelques Ptolemees, avec un sanctuaire tout en granit, d'Alexandre, fils du conquerant. J'allai enfin au palais ou plutot a la ville de monuments, a Karnac. La m'apparut toute la magnificence pharaonique, tout ce que les hommes ont imagine et execute de plus grand. Tout ce que j'avais vu a Thebes, tout ce que j'avais admire avec enthousiasme sur la rive gauche, me parut miserable en comparaison des conceptions gigantesques dont j'etais entoure. Je me garderai bien de vouloir rien decrire; car, ou mes expressions ne vaudraient que la millieme partie de ce qu'on doit dire en parlant de tels objets, ou bien si j'en tracais une faible esquisse, meme fort decoloree, on me prendrait pour un enthousiaste, peut-etre meme pour un fou. Il suffira d'ajouter qu'aucun peuple ancien ni moderne n'a concu l'art de l'architecture sur une echelle aussi sublime, aussi large, aussi grandiose, que le firent les vieux Egyptiens; ils concevaient en hommes de 100 pieds de haut, et l'imagination qui, en Europe, s'elance bien au-dessus de nos portiques, s'arrete et tombe impuissante au pied des cent quarante colonnes de la salle hypostyle de Karnac.

    [Illustration: ROYAUME DE JUDA PERSONNIFIE

    parmi les peuples vaincus par Sesac (Le Pharaon Sesonchis)]

    Dans ce palais merveilleux, j'ai contemple les portraits de la plupart des vieux Pharaons connus par leurs grandes actions, et ce sont des portraits veritables; representes cent fois dans les bas-reliefs des murs interieurs et exterieurs, chacun conserve une physionomie propre et qui n'a aucun rapport avec celle de ses predecesseurs ou successeurs; la, dans des tableaux colossals, d'une sculpture veritablement grande et tout heroique, plus parfaite qu'on ne peut le croire en Europe, on voit Mandouei combattant les peuples ennemis de l'Egypte, et rentrant en triomphateur dans sa patrie; plus loin, les campagnes de Rhamses-Sesostris; ailleurs, Sesonchis trainant aux pieds de la Trinite thebaine (Ammon, Mouth et Khons) les chefs de plus de trente nations vaincues, parmi lesquelles j'ai retrouve, comme cela devait etre, en toutes lettres, Ioudahamalek, le royaume des Juifs ou de Juda (Pl. 2.) C'est la un commentaire a joindre au chapitre XIV du troisieme livre des Rois, qui raconte en effet l'arrivee de Sesonchis a Jerusalem et ses succes: ainsi l'identite que nous avons etablie entre le Sheschonck egyptien, le Sesonchis de Manethon et le Sesac ou Scheschok de la Bible, est confirmee de la maniere la plus satisfaisante. J'ai trouve autour des palais de Karnac une foule d'edifices de toutes les epoques, et lorsque, au retour de la seconde cataracte vers laquelle je fais voile demain, je viendrai m'etablir pour cinq ou six mois a Thebes, je m'attends a une recolte immense de faits historiques, puisque, en courant Thebes comme je l'ai fait pendant quatre jours, sans voir meme un seul des milliers d'hypogees qui criblent la montagne libyque, j'ai deja recueilli des documents fort importants.

    Je joins ici la traduction de la partie chronologique d'une stele que j'ai vue a Alexandrie: elle est tres-importante pour la chronologie des derniers Saites de la XXVIe dynastie. J'ai de plus des copies d'inscriptions hieroglyphiques gravees sur des rochers, sur la route de Cosseir, qui donnent la duree expresse du regne des rois de la dynastie persane.

    J'omets une foule d'autres resultats curieux; je devrais passer tout mon temps a ecrire, s'il fallait detailler toutes mes observations nouvelles. J'ecris ce que je puis dans les moments ou les ruines egyptiennes me permettent de respirer au milieu de tous ces travaux et de ces jouissances reellement trop vives si elles devaient se renouveler souvent ailleurs comme a Thebes.

    Ma sante est excellente; le climat me convient, et je me porte bien mieux qu'a Paris. Les gens du pays nous accablent de politesses: j'ai dans ce moment-ci dans ma petite chambre: 1 deg. un aga turc, commandant en chef de Kourna, dans le palais de Mandouei; 2 deg. le Cheik-el-Belad de Medinet-Habou, donnant ses ordres au Rhamesseium et au palais de Rhamses-Meiainoun; enfin un cheik de Karnac, devant lequel tout se prosterne dans les colonnades du vieux palais des rois d'Egypte. Je leur fais porter de temps en temps des pipes et du cafe, et mon drogman est charge de les amuser pendant que j'ecris; je n'ai que la peine de repondre, par intervalles regles, Thaibin (Cela va bien), a la question Ente-Thaieb (Cela va-t-il bien)? que m'adressent regulierement toutes les dix minutes ces braves gens que j'invite a diner a tour de role. On nous comble de presents; nous avons un troupeau de moutons et une cinquantaine de poules qui, dans ce moment-ci, paissent et fouillent autour du portique du palais de Kourna. Nous donnons en retour de la poudre et autres bagatelles. Je voudrais que le docteur Pariset vint me joindre; nous pourrions causer Europe, dont je n'ai aucune nouvelle, pas meme d'Alexandrie. J'ecrirai de Syene, avant de franchir la premiere cataracte, si cependant j'ai une occasion pour faire descendre mes lettres. J'envoie celle-ci a Osiouth, ou j'ai etabli un agent copte pour notre correspondance. J'ai recueilli a Beni-Hassan beaucoup de fossiles pour M. de Ferussac; j'en ai trouve aussi de tres-beaux a Thebes. J'espere aussi que notre venerable ami M. Dacier trouvera quelque distraction a ses souffrances dans le peu que j'ai pu dire des magnificences de cette Thebes qui excitait tant son enthousiasme a cause de l'honneur qui en revient a l'esprit humain; je lui en dirai encore davantage. Il ne manque a mes satisfactions que celle de recevoir des lettres de France..... Adieu.

    HUITIEME LETTRE

    De l'ile de Philae, le 8 decembre 1828.

    Nous voici, depuis le 5 au soir, dans l'ile sainte d'Osiris, a la frontiere extreme de l'Egypte et au milieu des noirs Ethiopiens, comme eut dit un brave Romain de la garnison de Syene, faisant une partie de chasse aux environs des cataractes.

    Je quittai Thebes le 26 novembre, et c'est de ce monde enchante que ma derniere lettre est datee; il a fallu m'abstenir de donner des details sur cette vieille capitale des Pharaons: comment parler en quelques lignes de telles choses, et quand on n'a fait que les entrevoir! C'est apres mon retour sur ce sol classique, apres l'avoir etudie pas a pas, que je pourrai ecrire avec connaissance de cause, avec des idees arretees et des resultats bien muris. Thebes n'est encore pour moi, qui l'ai courue quatre ou cinq jours entiers, qu'un amas de colonnades, d'obelisques et de colosses; il faut examiner un a un les membres epars du monstre pour en donner une idee tres-precise. Patience donc, jusqu'a l'epoque ou je planterai mes tentes dans les peristyles du palais des Rhamses.

    Le 26 au soir, nous abordames a Hermonthis, et nous courumes le 27 au matin vers le temple, qui piquait d'autant plus ma curiosite que je n'avais aucune notion bien precise sur l'epoque de sa construction: personne n'avait encore dessine une seule de ses legendes royales; j'y passai la journee entiere, et le resultat de cet examen prolonge fut de m'assurer, par les inscriptions et les sculptures, que ce temple a ete construit sous le regne de la derniere Cleopatre, fille de Ptolemee Auletes, et en commemoraison de sa grossesse et de son heureuse delivrance d'un gros garcon, Ptolemee Cesarion, le fruit de sa benevolence envers Jules Cesar, a ce que dit l'histoire.

    La cella du temple est en effet divisee en deux parties: une grande piece (la principale), et une toute petite, tenant lieu ou la place du sanctuaire; on n'entre dans celle-ci que par une petite porte; vers l'angle de droite, toute la paroi du mur de fond de cette piece (laquelle est appelee le lieu de l'accouchement dans les inscriptions hieroglyphiques) est occupee par un bas-relief representant la deesse Ritho, femme du dieu Mandou, accouchant du dieu Harphre. La gisante est soutenue et servie par diverses deesses du premier ordre: l'accoucheuse divine tire l'enfant du sein de la mere; la nourrice divine tend les mains pour le recevoir, assistee d'une berceuse. Le pere de tous les dieux, Ammon (Ammon-Ra), assiste au travail, accompagne de la deesse Soven, l'Ilithya, la Lucine egyptienne, protectrice des accouchements. Enfin, la reine Cleopatre est censee assister a ces couches divines, dont les siennes ne seront ou plutot n'ont ete qu'une imitation. L'autre paroi de la chambre de l'accouchee represente l'allaitement et l'education du jeune dieu nouveau-ne; et sur les parois laterales sont figurees les douze heures du jour et les douze heures de la nuit, sous la forme de femmes ayant un disque etoile sur la tete. Ainsi, le tableau astronomique du plafond, dessine par la Commission d'Egypte, pourrait bien n'etre que le theme natal d'Harphre, ou mieux encore celui de Cesarion, nouvel Harphre. Il ne s'agirait donc plus, dans ce zodiaque, ni de solstice d'ete, ni de l'epoque de la fondation du temple d'Hermonthis.

    En sortant de la petite chambre pour entrer dans la grande, on voit un grand bas-relief sculpte sur la paroi a gauche de cette principale piece; il represente la deesse Ritho, relevant de couches, soutenue encore par la Lucine egyptienne Soven, et presentee a l'assemblee des dieux; le pere divin, Ammon-Ra, lui donne affectueusement la main comme pour la feliciter de son heureuse delivrance, et les autres dieux partagent la joie de leur chef. Le reste de cette salle est decore de tableaux, dans lesquels le jeune Harphre est successivement presente a Ammon, a Mandou son pere, aux dieux Phre, Phtha, Sev (Saturne), etc., qui l'accueillent en lui remettant leurs insignes caracteristiques, comme se demettant, en faveur de l'enfant, de tout leur pouvoir et de leurs attributions particulieres, et Ptolemee Cesarion, a face enfantine, assiste a toutes ces presentations de son image, le dieu Harphre dont il est le representant sur la terre. Tout cela est de la flatterie sacerdotale, mais tout a fait dans le genie de l'ancienne Egypte, qui assimilait ses rois a ses dieux. Du reste, toutes les dedicaces et inscriptions interieures et exterieures du temple d'Hermonthis sont faites au nom de ce Ptolemee Cesarion et de sa mere Cleopatre. Il n'y a donc point de doute sur le motif de sa construction. Les colonnes de l'espece de pronaos qui le precede n'ont point toutes ete sculptees; le travail est demeure imparfait, et cela tient peut-etre au motif meme de la dedicace du temple: Auguste et ses successeurs, qui ont termine tant de temples commences par les Lagides, ne pouvaient etre tres-empresses d'achever celui-ci, monument de la naissance du fils meme de Jules Cesar, roi enfant dont ils ne respecterent guere les droits. Du reste, un cachef a trouve fort commode de s'y faire une maison, une basse-cour et un pigeonnier, en masquant et coupant le temple de miserables murs de limon blanchis a la chaux.

    Le 28 au soir, nous etions a Esne, avec le projet de ne pas nous y arreter. Je fis donc faire voile un peu plus au sud, et debarquai sur la rive orientale pour aller voir le temple de Contra-Lato. J'y arrivai trop tard, on l'avait demoli depuis une douzaine de jours, pour renforcer le quai d'Esne, que le Nil menace et finira par emporter.

    De retour au maasch, je le trouvai plein d'eau: heureusement qu'il avait aborde sur un point peu profond, et que, touchant bientot, il n'avait pu etre entierement coule a fond. Il fallut le vider, et retourner a Esne le soir meme, pour le radouber et faire boucher la voie d'eau. Toutefois nos provisions furent mouillees, nous avons perdu notre sel, notre riz, notre farine de mais. Tout cela n'est rien aupres du danger qui nous eut menaces si cette voie d'eau se fut ouverte pendant la navigation dans le grand chenal: nous eussions coule irremissiblement. Que le grand Ammon soit donc loue! Pendant que nous sechions notre desastre dans la matinee du 29, j'allai visiter le grand temple d'Esne, qui, grace a sa nouvelle destination de magasin de coton, echappera quelque temps encore a la destruction. J'y ai vu, comme je m'y attendais, une assez belle architecture, mais des sculptures detestables. La portion la plus ancienne est le fond du pronaos, c'est-a-dire la porte et le fond de la cella, contre laquelle le portique a ete applique: cette partie est de Ptolemee Epiphane. La corniche de la facade du pronaos porte les legendes imperiales de Claude; les corniches des bases laterales, les legendes de Titus, et, dans l'interieur du pronaos, parois et colonnes sont couvertes des legendes de Domitien, Trajan, Antonin surtout, et enfin de Septime Severe, que je trouve ici pour la premiere fois. Le temple est dedie a Chnouphis, et j'apprends, par l'inscription hieroglyphique de l'une des colonnes du pronaos, que si le sanctuaire du temple existe il doit remonter a l'epoque de Thouthmosis III (Moeris). Mais tout ce qui est visible a Esne est des temps modernes; c'est un des monuments les plus recemment achetes.

    Le 29 au soir, nous etions a Elethya (El-Kab); je parcourus l'enceinte et les ruines, la lanterne a la main; mais je ne trouvai plus rien: les restes des deux temples avaient disparu; on les a aussi demolis il y a peu de temps pour reparer le quai d'Esne ou quelque autre construction recente. Avais-je tort de me presser de venir en Egypte?

    Je visitai le grand temple d'Edfou (Apollonopolis Magna), dans l'apres-midi du 30. Celui-ci est intact; mais la sculpture en est tres-mauvaise: ce qu'il y a de mieux et de plus ancien date de Ptolemee Epiphane; viennent ensuite Philometor et Evergete II; enfin, Soter II et son frere Alexandre: ces deux derniers y ont prodigieusement travaille; j'y ai retrouve la Berenice, femme de Ptolemee Alexandre, que je connaissais deja par un contrat demotique. Le temple est dedie a Aroeris (l'Apollon grec). Je l'etudierai en detail, comme tous les autres, en redescendant de la Nubie.

    Les carrieres de Silsilis (Djebel-Selseleh) m'ont vivement interesse; nous y abordames le 1er decembre a une heure: la, mes yeux, fatigues de tant de sculptures du temps des Ptolemees et des Romains, ont revu avec delices des bas-reliefs pharaoniques. Ces carrieres sont tres-riches en inscriptions de la XVIIIe dynastie. Il y existe de petites chapelles creusees dans le roc par Amenophis-Memnon, Horus, Rhamses le Grand, Rhamses son fils, Rhamses-Meiamoun, Mandouei. Elles ont de belles inscriptions hieratiques; j'etudierai tout cela a mon retour, et me promets des resultats fort interessants dans cette localite.

    Le soir meme du 1er decembre, nous arrivames a Ombos; je courus au grand temple le 2 au matin; la partie la plus ancienne est de Ptolemee Epiphane, et le reste, de Philometor et d'Evergete II. Un fait curieux, c'est le surnom de Triphoene donne constamment a Cleopatre, femme de Philometor, soit dans la grande dedicace hieroglyphique sculptee sur la frise anterieure du pronaos, soit dans les bas-reliefs de l'interieur; c'est a vous autres Grecs d'Egypte d'expliquer cette singularite: j'avais deja trouve ce surnom dans un de nos contrats demotiques du Louvre. Le temple d'Ombos est dedie a deux divinites: la partie droite et la plus noble, au vieux Sevek a tete de crocodile (le Saturne egyptien et la forme la plus terrible d'Ammon), a Athyr et au jeune dieu Khons. La partie gauche du temple est consacree a une seconde Triade d'un ordre moins eleve, savoir: a Aroeris (l'Aroeris-Apollon), a la deesse Tsonenofre et a leur fils Pnevtho. Dans le mur d'enceinte generale des temples d'Ombos, j'ai trouve une porte engagee, d'un excellent travail et du temps de Moeris: c'est le reste des edifices primitifs d'Ombos.

    Ce n'est que le 4 decembre au matin que le vent voulut bien nous permettre d'arriver a Syene (Assouan), derniere ville de l'Egypte au sud. J'eus encore la de cuisants regrets a eprouver: les deux temples de l'ile d'Elephantine, que j'allai visiter aussitot que l'ardeur du soleil fut amortie, ont aussi ete demolis: il n'en reste que la place. Il a fallu me contenter d'une porte ruinee, en granit, dediee au nom d'Alexandre (le fils du conquerant), au dieu d'Elephantine Chnouphis, et d'une douzaine de proscynemata (actes d'adoration) hieroglyphiques graves sur une vieille muraille; enfin, de quelques debris pharaoniques epars et employes comme materiaux dans des constructions du temps des Romains. J'avais reconnu le matin ce qui reste du temple de Syene: c'est ce que j'ai vu de plus miserable en sculpture; mais j'y ai trouve, pour la premiere fois, la legende imperiale de Nerva, qui n'existe point ailleurs, a ma connaissance. Ce petit temple etait dedie aux dieux du pays et de la cataracte, Chnouphis, Sate (Junon) et Anoukis (Vesta).

    A Syene, nous avons evacue nos maasch, et fait transporter tout notre bagage dans l'ile de Philae, a dos de chameau. Pour moi, le 5 au soir, j'enfourchai un ane, et, soutenu par un hercule arabe, car j'avais une douleur de rhumatisme au pied gauche, je me suis rendu a Philae en traversant toutes les carrieres de granit rose, herissees d'inscriptions hieroglyphiques des anciens Pharaons. Incapable de marcher, et apres avoir traverse le Nil en barque pour aborder dans l'ile sainte, quatre hommes, soutenus par six autres, car la pente est presque a pic, me prirent sur leurs epaules et me hisserent jusqu'aupres du petit temple a jour, ou l'on m'avait prepare une chambre dans de vieilles constructions romaines, assez semblable a une prison, mais fort saine et a couvert des mauvais vents. Le 6 au matin, soutenu par mes domestiques, Mohammed le Barabra et Soliman l'Arabe, j'allai visiter peniblement le grand temple; au retour, je me couchai et je ne me suis pas encore releve, vu que ma goutte de Paris a juge a propos de se porter a la premiere cataracte et de me traquer au passage; elle est fort benoite du reste, et j'en serai quitte demain ou apres. En attendant, on prepare nos barques pour le voyage de Nubie: c'est du nouveau a voir. J'ecrirai de ce pays, si j'ai une occasion avant mon retour en Egypte; tout va tres-bien du reste.

    C'est ici, a Philae, que j'ai enfin recu des lettres d'Europe, a la date des 15 et 25 aout et 3 septembre derniers, voila tout; enfin, c'est quelque chose, et il faut bien s'en contenter.... Adieu.

    NEUVIEME LETTRE

    Ouadi-Halfa, deuxieme cataracte, 1er janvier 1829.

    Me voici arrive fort heureusement au terme extreme de mon voyage: j'ai devant moi la deuxieme cataracte, barriere de granit que le Nil a su vaincre, mais que je ne depasserai pas. Au dela existent bien des monuments, mais de peu d'importance; il faudrait d'ailleurs renoncer a nos barques, se jucher sur des chameaux difficiles a trouver, courir des deserts et risquer de mourir de faim; car vingt-quatre bouches veulent au moins manger comme dix, et les vivres sont deja fort rares ici: c'est notre biscuit de Syene qui nous a sauves. Je dois donc arreter ma course en ligne droite, et virer de bord, pour commencer serieusement l'exploration de la Nubie et de l'Egypte, dont j'ai une idee generale acquise en montant: mon travail commence reellement aujourd'hui, quoique j'aie deja en portefeuille plus de six cents dessins; mais il reste tant a faire que j'en suis presque effraye; toutefois, je presume m'en tirer a mon honneur avec huit mois d'efforts; j'exploiterai [mention manuscrite: mot barre et remplace par: explorerai] la Nubie pendant le mois de janvier, et a la mi-fevrier je m'etablirai a Thebes, jusqu'au milieu d'aout que je redescendrai rapidement le Nil en ne m'arretant qu'a Denderah et a Abydos. Le reste est deja en portefeuille. Nous reverrons ensuite le Kaire et Alexandrie.

    Ma derniere lettre etait de Philae. Je ne pouvais etre longtemps malade dans l'ile d'Isis et d'Osiris: la goutte me quitta en peu de jours, et je pus commencer l'exploitation [mention manuscrite: mot barre et remplace par: exploration] des monuments. Tout y est moderne, c'est-a-dire de l'epoque grecque ou romaine, a l'exception d'un petit temple d'Hathor et d'un propylon engage dans le premier pylone du temple d'Isis, lesquels ont ete construits et dedies par le pauvre Nectanebe Ier; c'est aussi ce qu'il y a de mieux. La sculpture du grand temple, commencee par Philadelphe, continuee sous Evergete Ier et Epiphane, terminee par Evergete II et Philometor, est digne en tout de cette epoque de decadence; les portions d'edifices construits et decores sous les Romains sont pires, et quand j'ai quitte cette ile, j'etais bien las de cette sculpture barbare. Je m'y arreterai cependant encore quelques jours en repassant, pour completer la partie mythologique, et je me dedommagerai en courant les rochers de la premiere cataracte, couverts d'inscriptions du temps des Pharaons.

    Nous avions quitte notre maasch et notre dahabie a Assouan (Syene), ces deux barques etant trop grandes pour passer la cataracte: c'est le 16 decembre que notre nouvelle escadre d'en deca la cataracte se trouva prete a nous recevoir. Elle se compose d'une petite dahabie (vaisseau amiral), portant pavillon francais sur pavillon toscan, de deux barques a pavillon francais, deux barques a pavillon toscan, la barque de la cuisine et des provisions, a pavillon bleu, et d'une barque portant la force armee, c'est-a-dire les deux chaouchs (gardes du corps du pacha) avec leurs cannes a pomme d'argent, qui nous accompagnent et font les fonctions du pouvoir executif. J'oubliais de dire que l'amiral est arme d'une piece de canon de trois, que notre nouvel ami Ibrahim, mamour d'Esne, nous a pretee a son passage a Philae: aussi avons-nous fait une belle decharge en arrivant a la deuxieme cataracte, but de notre pelerinage.

    On mit a la voile de Philae, pour commencer notre voyage de Nubie, avec un assez bon vent; nous passames devant Deboud sans nous arreter, voulant arriver le plus tot possible jusqu'au point extreme de notre course. Ce petit temple et les trois propylons sont, au reste, de l'epoque moderne. Le 17, a quatre heures du soir, nous etions en face des petits monuments de Qartas, ou je ne trouvai rien a glaner. Le 18, on depassa Taffah et Kalabsche, sans aborder. Nous passames ensuite sous le tropique, et c'est de ce moment, qu'entres dans la zone torride, nous grelottames tous de froid et fumes obliges des lors de nous charger de burnous et de manteaux. Le soir, nous couchames au dela de Dandour, en saluant seulement son temple de la main. On en fit autant, le lendemain 19, aux monuments de Ghirche, qui sont du bon temps, ainsi qu'au grand temple de Dakkeh, de l'epoque des Lagides. Nous debarquames le soir a Meharraka, temple egyptien des bas temps, change jadis en eglise copte. Le 20, je restai une heure a Ouadi-Esseboua ou la Vallee des Lions, ainsi nommee des sphinx qui ornent le dromos d'un monument bati sous le regne de Sesostris, mais veritable edifice de province, construit en pierres liees avec du mortier. J'ai pris un morceau de ce mortier, ainsi que de celui des pyramides, etc., etc., pour notre ami Vicat; c'est une collection que je pense devoir lui faire plaisir. Nous perdimes le 21 et le 22 a tourner, malgre vents et calme, le grand coude d'Amada, dont je dois etudier le temple, important par son antiquite, au retour de la deuxieme cataracte. Nous le depassames enfin le 23, et arrivames a Derr ou Derri de tres-bonne heure. La je trouvai, pour consolation, un joli temple creuse dans le roc, conservant encore quelques bas-reliefs des conquetes de Rhamses le Grand, et j'y recueillis les noms et les titres de sept fils et de huit filles de ce Pharaon.

    Le cachef de Derr, auquel on fit une visite, nous dit tout franchement que, n'ayant pas de quoi nous donner a souper, il viendrait souper avec nous; ce qui fut fait: cela vous donnera une idee de la splendeur et des ressources de la capitale de Nubie. Nous comptions y faire du pain; cela fut impossible, il n'y avait ni four ni boulanger. Le 24, au lever du soleil, nous quittames Derri, passames sous le fort ruine d'Ibrim et allames coucher sur la rive orientale, a Ghebel-Mesmes, pays charmant et bien cultive. Nous cheminames le 25, tantot avec le vent, tantot avec la corde, et il fallut nous consoler de ne pas arriver ce jour-la a Ibsamboul; de beaux crocodiles prenaient leurs ebats sur un ilot de sable pres du lieu ou nous couchames.

    Enfin, le 26, a neuf heures du matin, je debarquai a Ibsamboul, ou nous avons sejourne aussi le 27. La, je pouvais jouir des plus beaux monuments de la Nubie, mais non sans quelque difficulte. Il y a deux temples entierement creuses dans le roc, et couverts de sculptures. La plus petite de ces excavations est un temple d'Hathor, dedie par la reine Nofre-Ari, femme de Rhamses le Grand, decore exterieurement d'une facade contre laquelle s'elevent six colosses de trente-cinq pieds chacun environ, tailles aussi dans le roc, representant le Pharaon et sa femme, ayant a leurs pieds, l'un ses fils, et l'autre ses filles, avec leurs noms et titres. Ces colosses sont d'une excellente sculpture; leur stature est svelte et leur galbe tres-elegant; j'en aurai des dessins tres-fideles. Ce temple est couvert de beaux reliefs, et j'en ai fait dessiner les plus interessants.

    Le grand temple d'Ibsamboul vaut a lui seul le voyage de Nubie: c'est une merveille qui serait une fort belle chose, meme a Thebes. Le travail que cette excavation a coute effraye l'imagination. La facade est decoree de quatre colosses assis, n'ayant pas moins de soixante-un pieds de hauteur: tous quatre, d'un superbe travail, representent Rhamses le Grand; leurs faces sont portraits, et ressemblent parfaitement aux figures de ce roi qui sont a Memphis, a Thebes et partout ailleurs. C'est un ouvrage digne de toute admiration. Telle est l'entree; l'interieur en est tout a fait digne; mais c'est une rude epreuve que de le visiter. A notre arrivee, les sables, et les Nubiens qui ont soin de les pousser, avaient ferme l'entree. Nous la fimes deblayer; nous assurames le mieux que nous le pumes le petit passage qu'on avait pratique, et nous primes toutes les precautions possibles contre la coulee de ce sable infernal qui, en Egypte comme en Nubie, menace de tout engloutir. Je me deshabillai presque completement, ne gardant que ma chemise arabe et un calecon de toile, et me presentai a plat-ventre a la petite ouverture d'une porte qui, deblayee, aurait au moins 25 pieds de hauteur. Je crus me presenter a la bouche d'un four, et, me glissant entierement dans le temple, je me trouvai dans une atmosphere chauffee a cinquante et un degres: nous parcourumes cette etonnante excavation, Rosellini, Ricci, moi et un de nos Arabes, tenant chacun une bougie a la main. La premiere salle est soutenue par huit piliers contre lesquels sont adosses autant de colosses de trente pieds chacun, representant encore Rhamses le Grand: sur les parois de cette vaste salle regne une file de grands bas-reliefs historiques, relatifs aux conquetes du Pharaon en Afrique; un bas-relief surtout, representant son char de triomphe, accompagne de groupes de prisonniers nubiens, negres, etc., de grandeur naturelle, offre une composition de toute beaute et du plus grand effet. Les autres salles, et on en compte seize, abondent en beaux bas-reliefs religieux, offrant des particularites fort curieuses. Le tout est termine par un sanctuaire, au fond duquel sont assises quatre belles statues, bien plus fortes que nature et d'un tres-bon travail. Ce groupe, representant Ammon-Ra, Phre, Phtha, et Rhamses le Grand assis au milieu d'eux, meriterait d'etre dessine de nouveau.

    Apres deux heures et demie d'admiration, et ayant vu tous les bas-reliefs, le besoin de respirer un peu d'air pur se fit sentir, et il fallut regagner l'entree de la fournaise en prenant des precautions pour en sortir. J'endossai deux gilets de flanelle, un burnous de laine, et mon grand manteau, dont on m'enveloppa aussitot que je fus revenu a la lumiere; et la, assis aupres d'un des colosses exterieurs dont l'immense mollet arretait le souffle du vent du nord, je me reposai une demi-heure pour laisser passer la grande transpiration. Je regagnai ensuite ma barque, ou je passai pres de deux heures sur mon lit. Cette visite experimentale m'a prouve qu'on peut rester deux heures et demie a trois heures dans l'interieur du temple sans eprouver aucune gene de respiration, mais seulement de l'affaiblissement dans les jambes et aux articulations; j'en conclus donc qu'a notre retour nous pourrons dessiner les bas-reliefs historiques, en travaillant par escouades de quatre (pour ne pas depenser trop d'air), et pendant deux heures le matin et deux heures le soir. Ce sera une rude campagne; mais le resultat en est si interessant, les bas-reliefs sont si beaux, que je ferai tout pour les avoir, ainsi que les legendes completes. Je compare la chaleur d'Ibsamboul a celle d'un bain turc, et cette visite peut amplement nous en tenir lieu.

    Nous avons quitte Ibsamboul le 28 au matin. Vers midi, je fis arreter a Ghebel-Addeh, ou est un petit temple creuse dans le roc. La plupart de ses bas-reliefs ont ete couverts de mortier par des chretiens qui ont decore cette nouvelle surface de peintures representant des saints, et surtout saint Georges a cheval; mais je parvins a constater, en faisant sauter le mortier, que ce temple avait ete dedie a Thoth par le roi Horus, fils d'Amenophis-Memnon, et je reussis a faire executer les dessins de trois bas-reliefs fort interessants pour la mythologie: nous allames de la coucher a Faras. Le 29, un calme presque plat ne nous permit d'avancer que jusqu'au-dela de Serre, et le 30, a midi, nous sommes enfin arrives a Ouadi-Halfa, a une demi-heure de la seconde cataracte, ou sont posees nos colonnes d'Hercule. Vers le coucher du soleil, je fis une promenade a la cataracte.

    C'est hier seulement que je me mis serieusement a l'ouvrage. J'ai trouve ici, sur la rive occidentale, les debris de trois edifices, mais des arases qui ne conservent que la fin des legendes hieroglyphiques. Le premier, le plus au nord, etait un petit edifice carre, sans sculpture et fort peu important. Le second, au contraire, m'a beaucoup interesse; c'etait un temple dont les murs ont ete construits en grandes briques crues, l'interieur etant soutenu par des piliers en pierre de gres ou des colonnes de meme matiere: mais, comme toutes celles des plus anciennes epoques, ces colonnes etaient semblables au dorique et taillees a pans tres-reguliers et peu marques. C'est la l'origine incontestable des ordres grecs. Ce premier temple, dedie a Horammon (Ammon generateur), a ete eleve sous le roi Amenophis II, fils et successeur de Thouthmosis III (Moeris), ce que j'ai constate en faisant fouiller par mes marins arabes, avec leurs mains, autour des restes de piliers et de colonnes ou j'apercevais quelques traces de legendes hieroglyphiques. J'ai ete assez heureux pour trouver la fin de la dedicace du temple sur les debris des montants de la premiere porte. J'ai, de plus, decouvert et fait desensabler avec les mains une grande stele, engagee dans une muraille en briques du temple, portant un acte d'adoration et la liste des dons faits au temple par le roi Rhamses Ier, avec trois lignes ajoutees dans le meme but par le Pharaon son successeur. Enfin, sur les indications du docteur Ricci, nous avons fait fouiller par tous nos equipages, avec pelles et pioches, dans le sanctuaire (ou plutot a la place qu'il occupait), et nous y avons trouve une autre grande stele que je connaissais par les dessins du docteur, et fort importante, puisqu'elle represente le dieu Mandou, une des grandes divinites de la Nubie, conduisant et livrant au roi Osortasen (de la XVIe dynastie) tous les peuples de la Nubie, avec le nom de chacun d'eux inscrit dans une espece de bouclier attache a la figure, agenouillee et liee, qui represente chacun de ces peuples, au nombre de cinq. Voici leurs noms, ou plutot ceux des cantons qu'ils habitaient: 1 deg. Sehamik, 2 deg. Osaou, 3 deg. Schoat, 4 deg. Oscharkin, 5 deg. Kos; trois autres noms sont entierement effaces. Quant a ceux qui restent, je doute qu'on les trouve dans aucun geographe grec; il faudrait avoir le Strabon de deux mille ans avant Jesus-Christ.

    Un second temple, plus grand, mais tout aussi detruit que le precedent, existe un peu plus au sud: il est du regne de Thouthmosis III (Moeris), construit egalement en briques, avec piliers-colonnes doriques primitifs, a montants et portes en gres; c'etait le grand temple de la ville egyptienne de Beheni qui exista sur cet emplacement, et qui, d'apres l'etendue des debris de poteries repandus sur la plaine aujourd'hui deserte, parait avoir ete assez grande. Ce fut sans doute la place forte des Egyptiens pour contenir les peuples habitant entre la premiere et la seconde cataracte. Ce grand temple etait dedie a Ammon-Ra et a Phre, comme la plupart des grands monuments de la Nubie. Voila tout ce qui reste a Ouadi-Halfa, et c'est plus que je n'attendais a la premiere inspection des ruines ... C'est de ce lieu que je vous adresse mes souhaits d'heureuse annee ... Je vous embrasse tous a cette intention.

    A M. DACIER.

    Ouadi-Halfa, a la seconde cataracte, 1er janvier 1829.

    Monsieur,

    Quoique separe de vous par les deserts et par toute l'etendue de la Mediterranee, je sens le besoin de me joindre, au moins par la pensee, et de tout coeur, a ceux qui vous offrent leurs voeux au renouvellement de l'annee. Partant du fond de la Nubie, les miens n'en sont ni moins ardents, ni moins sinceres; je vous prie de les agreer comme un temoignage du souvenir reconnaissant que je garderai toujours de vos bontes et de cette affection toute paternelle dont vous voulez bien nous honorer mon frere et moi.

    Je suis fier maintenant que, ayant suivi le cours du Nil depuis son embouchure jusqu'a la seconde cataracte, j'ai le droit de vous annoncer qu'il n'y a rien a modifier dans notre Lettre sur l'alphabet des hieroglyphes; notre alphabet est bon: il s'applique avec un egal succes, d'abord aux monuments egyptiens du temps des Romains et des Lagides, et ensuite, ce qui devient d'un bien plus grand interet, aux inscriptions de tout les temples, palais et tombeaux des epoques pharaoniques. Tout legitime donc les encouragements que vous avez bien voulu donner a mes travaux hieroglyphiques, dans un temps ou l'on n'etait pas universellement dispose a leur preter faveur.

    Me voici au point extreme de ma navigation vers le midi. La seconde cataracte m'arrete: d'abord par l'impossibilite de la faire franchir par mon escadre composee de sept voiles, et en second lieu, parce que la famine m'attend au dela, et qu'elle terminerait promptement une pointe imprudente tentee sur l'Ethiopie; ce n'est pas a moi de recommencer Cambyse; je suis d'ailleurs un peu plus attache a mes compagnons de voyage qu'il ne l'etait probablement aux siens. Je tourne donc des aujourd'hui ma proue du cote de l'Egypte pour redescendre le Nil, en etudiant successivement a fond les monuments de ses deux rives; je prendrai tous les details dignes de quelque interet, et d'apres l'idee generale que je m'en suis formee en montant, la moisson sera des plus riches et des plus abondantes.

    Vers le milieu de fevrier je serai a Thebes, car je dois au moins donner quinze jours au magnifique temple d'Ibsamboul, l'une des merveilles de la Nubie, creee par la puissance colossale de Rhamses-Sesostris, et un mois me suffira ensuite pour les monuments existants entre la premiere et la deuxieme cataracte. Philae a ete a peu pres epuisee pendant les dix jours que nous y avons passes en remontant le Nil; et les temples d'Ombos, d'Edfou et d'Esne, si vantes au detriment de ceux de Thebes, m'arreteront peu de temps, parce que je les ai deja classes, et que je trouve, sur des monuments plus anciens et d'un meilleur style, les details mythologiques et religieux que je ne veux puiser qu'a des sources pures. Je me bornerai a recueillir quelques inscriptions historiques, et certains details de costume qui sentent la decadence et qu'il est utile de conserver.

    Mes portefeuilles sont deja bien riches: je me fais d'avance un plaisir de vous mettre successivement sous les yeux toute la vieille Egypte, religion, histoire, arts et metiers, moeurs et usages; une grande partie de mes dessins sont colories, et je ne crains pas d'assurer qu'ils reproduisent le veritable style des originaux avec une scrupuleuse fidelite. Je serai heureux de ces conquetes si elles obtiennent votre interet et vos suffrages.

    Je vous prie, Monsieur, d'agreer la nouvelle assurance de mon tres-respectueux attachement.

    DIXIEME LETTRE

    Ibsamboul, le 12 janvier 1829.

    J'ai revu les colosses qui annoncent si dignement la plus magnifique excavation de la Nubie. Ils m'ont paru aussi beaux de travail que la premiere fois, et je regrette de n'etre point muni de quelque lampe merveilleuse pour les transporter au milieu de la place Louis XV, afin de convaincre ainsi d'un seul coup les detracteurs de l'art egyptien. Tout est colossal ici, sans en excepter les travaux que nous avons entrepris, et dont le resultat aura quelque droit a l'attention publique. Tout ceux qui connaissent la localite savent quelles difficultes on a a vaincre pour dessiner un seul hieroglyphe dans le grand temple.

    C'est le 1er de ce mois que j'ai quitte Ouadi-Halfa et la seconde cataracte. Nous couchames a Gharbi-Serre, et le lendemain, vers midi, j'abordai sur la rive droite du Nil, pour etudier les excavations de Maschakit, un peu au midi du temple de Thoht a Ghebel-Addeh, dont j'ai parle dans ma derniere lettre; il fallut gravir un rocher presque a pic sur le Nil, pour arriver a une petite chambre creusee dans la montagne, et ornee de sculptures fort endommagees. Je suis parvenu cependant a reconnaitre que c'etait une chapelle dediee a la deesse Anoukis (Vesta) et aux autres dieux protecteurs de la Nubie, par un prince ethiopien, nomme Pohi, lequel, etant gouverneur de la Nubie sous le regne de Rhamses le Grand, supplie la deesse de faire que le conquerant foule les Libyens et les nomades sous ses sandales, a toujours.

    Le 3 au matin, nous avons amarre nos vaisseaux devant le temple d'Hathor a Ibsamboul; j'ai deja donne une note sur ce joli temple. J'ajouterai qu'a sa droite on a sculpte, sur le rocher, un fort grand tableau, dans lequel un autre prince ethiopien presente au roi Rhamses le Grand l'embleme de la victoire (cet embleme est l'insigne ordinaire des princes ou des fils des rois) avec la legende suivante en beaux caracteres hieroglyphiques: Le royal fils d'Ethiopie a dit: Ton pere Ammon-Ra t'a dote, o Rhamses! d'une vie stable et pure: qu'il t'accorde de longs jours pour gouverner le monde, et pour contenir les Libyens, a toujours.

    Il parait donc que, de temps en temps, les nomades d'Afrique inquietaient les paisibles cultivateurs des vallees du Nil. Il est fort remarquable, du reste, que je n'aie trouve jusqu'ici sur les monuments de la Nubie que des noms de princes ethiopiens et nubiens, comme gouverneurs du pays, sous le regne meme de Rhamses le Grand et de sa dynastie. Il parait aussi que la Nubie etait tellement liee a l'Egypte que les rois se fiaient completement aux hommes du pays meme, pour le commandement des troupes. Je puis citer en preuve une stele encore sculptee sur les rochers d'Ibsamboul, et dans laquelle un nomme Mai, commandant des troupes du roi en Nubie, et ne dans la contree de Ouaou (l'un des cantons de la Nubie), chante les louanges du Pharaon Mandouei Ier, le quatrieme successeur de Rhamses le Grand, d'une maniere tres-emphatique; il resulte aussi de plusieurs autres steles que divers princes ethiopiens furent employes en Nubie par les heros de l'Egypte.

    Le 3 au soir commencerent nos travaux a Ibsamboul: il s'agissait d'exploiter le grand temple, couvert de si grands et de si beaux bas-reliefs. Nous avons forme l'entreprise d'avoir le dessin en grand et colorie de tous les bas-reliefs qui decorent la grande salle du temple, les autres pieces n'offrant que des sujets religieux; et lorsque l'on saura que la chaleur qu'on eprouve dans ce temple, aujourd'hui souterrain (parce que les sables en ont presque couvert la facade), est comparable a celle d'un bain turc fortement chauffe; quand on saura qu'il faut y entrer presque nu, que le corps ruissele perpetuellement d'une sueur abondante qui coule sur les yeux, degoutte sur le papier deja trempe par la chaleur humide de cette atmosphere, chauffee comme dans un autoclave, on admirera sans doute le courage de nos jeunes gens, qui bravent cette fournaise pendant trois ou quatre heures par jour, ne sortent que par epuisement, et ne quittent le travail que lorsque leurs jambes refusent de les porter.

    Aujourd'hui 12, notre plan est presque accompli: nous possedons deja six grands tableaux representant:

    1er. Rhamses le Grand sur son char, les chevaux lances au grand galop; il est suivi de trois de ses fils, montes aussi sur des chars de guerre; il met en fuite une armee assyrienne et assiege une place forte.

    2e. Le roi a pied, venant de terrasser un chef ennemi, et en percant un second d'un coup de lance. Ce groupe est d'un dessin et d'une composition admirables.

    3e. Le roi est assis au milieu des chefs de l'armee; on vient lui annoncer que les ennemis attaquent son armee. On prepare le char du roi, et des serviteurs moderent l'ardeur des chevaux, qui sont dessines, ici comme ailleurs, en perfection. Plus loin se voit l'attaque des ennemis, montes sur des chars de guerre et combattant sans ordre une ligne de chars egyptiens methodiquement ranges. Cette partie du tableau est pleine de mouvement et d'action: c'est comparable a la plus belle bataille peinte sur les vases grecs, que ces tableaux nous rappellent involontairement.

    4e. Le triomphe du roi et sa rentree solennelle (a Thebes, sans doute), debout sur un char superbe, traine par des chevaux marchant au pas et richement caparaconnes. Devant le char sont deux rangs de prisonniers africains, les uns de race negre et les autres de race barabra, formant des groupes parfaitement dessines, pleins d'effet et de mouvement.

    5e et 6e. Le roi faisant hommage de captifs de diverses nations aux dieux de Thebes et a ceux d'Ibsamboul.

    Il reste a terminer le dessin d'un enorme bas-relief occupant presque toute la paroi droite du temple: composition immense, representant une bataille, un camp entier, la tente du roi, ses gardes, ses chevaux, les chars, les bagages de l'armee, les jeux et les punitions militaires, etc., etc. Dans trois jours au plus, ce grand dessin sera termine, mais sans couleurs, parce que l'humidite les a fait disparaitre. Il n'en est point ainsi des six tableaux precedemment indiques; tout est colorie et copie jusque dans les plus minces details avec un soin religieux. On aura ainsi une idee de la magnificence du costume et des chars des vieux Pharaons au XVIe siecle avant J.-C.; on pourra comprendre alors l'etonnant effet de ces beaux bas-reliefs peints avec un tel soin. Je voudrais conduire dans le grand temple d'Ibsamboul tous ceux qui refusent de croire a l'elegante richesse que la sculpture peinte ajoute a l'architecture; dans moins d'un quart d'heure, je reponds qu'ils auraient sue tous leurs prejuges, et que leurs opinions a priori les quitteraient par tous les pores.

    Pour tous mes dessins je me suis reserve la partie des legendes hieroglyphiques, souvent fort etendues, qui accompagnent chaque figure ou chaque groupe dans les bas-reliefs historiques. Nous les copions sur place ou d'apres les empreintes lorsqu'elles sont placees a une grande hauteur; je les collationne plusieurs fois sur l'original, je les mets au net et les donne aussitot aux dessinateurs, qui d'avance ont reserve et trace les colonnes destinees a les recevoir; j'ai pris la copie entiere d'une grande stele placee entre les deux colosses de gauche, dans l'interieur du grand temple; elle n'a pas moins de trente-deux lignes: c'est celle dont notre ami Huyot m'avait parle, et que j'ai bien retrouvee a sa place; ce n'est pas moins qu'un decret du dieu Phtha, en faveur de Rhamses le Grand, auquel il prodigue les louanges pour ses travaux et ses bienfaits envers l'Egypte; suit la reponse du roi au dieu en termes tout aussi polis. C'est un monument fort curieux et d'un genre tout a fait particulier.

    Voila ou en est notre memorable campagne d'Ibsamboul: c'est la plus penible et la plus glorieuse que nous puissions faire pendant tout le voyage. Nos compagnons francais et toscans ont rivalise de zele et de devouement, et j'espere que vers le 15 nous mettrons a la voile pour regagner l'Egypte avec notre butin historique. J'ai eu trois jours de goutte en arrivant ici; mais les bains de vapeur que j'ai pris dans le temple m'en ont delivre pour longtemps, je l'espere. Je n'ai encore recu que quelques lettres d'Europe.... M. Arago m'a-t-il pardonne d'avoir entrepris mon voyage malgre ses amicales inquietudes? Je l'ai pardonne, de mon cote, depuis que j'ai touche a la seconde cataracte.... Adieu.

    ONZIEME LETTRE

    El-Melissah (entre Syene et Ombos), le 10 fevrier 1829.

    Nous jouons de malheur; depuis notre depart de Syene, a laquelle nous avons dit adieu le 8 de ce mois, nous voici au 10, et nous sommes loin d'avoir franchi la distance qui nous separe d'Ombos, ou l'on se rend d'Assouan en neuf heures par un temps ordinaire; mais un violent vent du nord souffle sans interruption depuis trois jours, et nous fait pirouetter sur les vagues du Nil, enfle comme une petite mer. Nous avons amarre, a grand'peine, dans le voisinage de Melissah, ou est une carriere de gres sans aucun interet; du reste, sante parfaite, bon courage, et nous preparant a explorer Thebes de fond en comble, si ce n'est pas trop pour nos moyens. Nous sommes, d'ailleurs, tous ragaillardis par le courrier qui nous arriva hier au milieu de nos tribulations maritimes, et qui m'apporta enfin les lettres de Paris du 26 septembre, des 12 et 25 octobre, et du 15 novembre. Voila, en y ajoutant les deux precedentes, les seules lettres qui me soient parvenues.

    Je remercie bien notre venerable M. Dacier pour les bonnes lignes qu'il a bien voulu m'ecrire le 26 septembre. J'espere qu'il aura recu ma lettre de Ouadi-Halfa du 1er janvier dernier, et qu'il voudra bien pardonner a la vetuste de mes souhaits de jour de l'an, deja caducs lorsqu'ils lui parviendront; mais la Nubie, et surtout la seconde cataracte, sont loin de Paris, et le coeur seul franchit rapidement de telles distances.

    J'ecrirai de Thebes a notre ami Dubois, apres avoir vu a fond l'Egypte et la Nubie; je puis dire d'avance que nos Egyptiens feront a l'avenir, dans l'histoire de l'art, une plus belle figure que par le passe; je rapporte une serie de dessins de grandes choses, capables de convertir tous les obstines.

    Je transmets a M. Drovetti la lettre que m'a ecrite M. de Mirbel, et je suis persuade qu'elle sera accueillie par S.A. le pacha d'Egypte, qui ne recule jamais devant les choses utiles.

    Ma derniere lettre est d'Ibsamboul; je dois donc reprendre mon itineraire a partir de ce beau monument que nous avons epuise, au risque de l'etre nous-memes par les difficultes de son etude.

    Nous l'avons quitte le 16 janvier, et le 17, de bonne heure, nous abordames au pied du rocher d'Ibrim, la Primis des geographes grecs, pour visiter quelques excavations qu'on apercoit vers le bas de cette enorme masse de gres.

    Ces speos (je donne ce nom aux excavations dans la roche, autres que des tombeaux) sont au nombre de quatre, et d'epoques differentes, mais tous appartenant aux temps pharaoniques.

    Le plus ancien remonte jusqu'au regne de Thouthmosis Ier; le fond de cette excavation, de forme carree comme toutes les autres, est occupe par 4 figures (tiers de nature), assises, et representant deux fois ce Pharaon assis entre le dieu seigneur d'Ibrim (Prim), c'est-a-dire une des formes du dieu Thoth a tete d'epervier, et la deesse Sate, dame d'Elephantine et dame de Nubie. Ce speos etait une chapelle ou oratoire consacre a ces deux divinites; les parois de cote n'ont jamais ete sculptees ni peintes.

    Il n'en est point ainsi du second speos; celui-ci appartient au regne de Moeris, dont la statue, assise entre celles du dieu seigneur d'Ibrim et de la deesse Sate (Junon), dame de Nubie, occupe la niche du fond. Cette chapelle aux dieux du pays a ete creusee par les soins d'un prince nomme Nahi, grand personnage, portant dans toutes les legendes le titre de gouverneur des terres meridionales, ce qui comprenait la Nubie entre les deux cataractes. Ce qui reste d'un grand tableau sculpte, sur la paroi de droite, nous montre ce prince debout, devant le roi assis sur un trone, et accompagne de plusieurs autres fonctionnaires publics, presentant au souverain, a ce que dit l'inscription hieroglyphique (malheureusement tres-courte) qui accompagne ce tableau, les revenus et tributs en or, en argent, en grains, etc., provenant des terres meridionales dont il avait le gouvernement. Sur la porte du speos est inscrite la dedicace que le prince a faite du monument.

    Le troisieme speos d'Ibrim est du regne suivant, de l'epoque d'Amenophis II, successeur de Moeris, sous lequel les terres du midi etaient administrees par un autre prince, nomme Osorsate. Sur la paroi de droite, ce roi Amenophis II est represente assis, et deux princes, parmi lesquels Osorsate occupe le premier rang, presentent au Pharaon les tributs des terres meridionales et les productions naturelles du pays, y compris des lions, des levriers et des chacals vivants, comme porte l'inscription gravee au-dessus du tableau, et qui specifiait le nombre de chacun des objets offerts, comme par exemple: quarante levriers et dix chacals vivants; mais le texte est dans un etat si deplorable de degradation qu'il m'a ete impossible d'en tirer autre chose que les faits generaux. Au fond du speos, la statue du roi Amenophis est assise entre les dieux d'Ibrim.

    Le plus recent de ces speos, le quatrieme, est encore un monument du meme genre et du regne de Sesostris, Rhamses le Grand. C'est aussi un gouverneur de Nubie qui l'a fait creuser en l'honneur des dieux d' Ibrim, Hermes a tete d'epervier et la deesse Sate, a la gloire du Pharaon dont la statue est assise au milieu des deux divinites locales, dans le fond du speos. Mais a cette epoque, les terres du midi etaient gouvernees par un prince ethiopien, dont j'ai retrouve des monuments a Ibsamboul et a Ghirche. Ce personnage est figure dans le speos d'Ibrim, rendant ses respectueux hommages a Sesostris, et a la tete de tous les fonctionnaires publics de son gouvernement, parmi lesquels on compte deux hierogrammates, plus le grammate des troupes, le grammate des terres, l'intendant des biens royaux, et d'autres scribes sans designation plus particuliere.

    Il est a remarquer, a l'honneur de la galanterie egyptienne, que la femme du prince ethiopien Satnoui se presente devant Sesostris immediatement apres son mari, et avant les autres fonctionnaires. Cela montre, aussi bien que mille autres faits pareils, combien la civilisation egyptienne differait essentiellement de celle du reste de l'Orient, et se rapprochait de la notre; car on peut apprecier le degre de civilisation des peuples d'apres l'etat plus ou moins supportable des femmes dans l'organisation sociale.

    Le 17 janvier au soir, nous etions a Derri ou Derr, la capitale actuelle de la Nubie, ou nous soupames en arrivant, par un clair de lune admirable, et sous les plus hauts palmiers que nous eussions encore vus. Ayant lie conversation avec un Barabra du pays, qui, m'apercevant seul a l'ecart sur le bord du fleuve, etait venu poliment me faire compagnie en m'offrant de l'eau-de-vie de dattes, je lui demandai s'il connaissait le nom du sultan qui avait fait construire le temple de Derri; il me repondit aussitot: qu'il etait trop jeune pour savoir cela, mais que les vieillards du pays lui avaient paru tous d'accord que ce birbe avait ete construit environ trois cent mille ans avant l'islamisme, mais que tous ces vieillards etaient encore incertains sur un point, savoir si c'etaient les Francais, les Anglais ou les Russes qui avaient execute ce grand ouvrage. Voila comme on ecrit l'histoire en Nubie. Le monument de Derri, quoique moderne en comparaison de la date que lui donnait mon savant Nubien, est cependant un ouvrage de Sesostris. Nous y restames toute la journee du 18, et n'en sortimes, assez tard, qu'apres avoir dessine les bas-reliefs les plus importants, et redige une notice detaillee de tous ceux dont on ne prenait point de copie. La j'ai trouve une liste, par rang d'age, des fils et des filles de Sesostris; elle me servira a completer celle d'Ibsamboul. Nous y avons copie quelques fragments de bas-reliefs historiques; ils sont presque tous effaces ou detruits. C'est la que j'ai pu fixer mon opinion sur un fait assez curieux: je veux parler du lion qui, dans les tableaux d'Ibsamboul et de Derri, accompagne toujours le conquerant egyptien: il s'agissait de savoir si cet animal etait place la symboliquement pour exprimer la vaillance et la force de Sesostris, ou bien si ce roi avait reellement, comme le capitan-pacha Hassan et le pacha d'Egypte, un lion apprivoise, son compagnon fidele dans les expeditions militaires. Derri decide la question: j'ai lu, en effet, au-dessus du lion se jetant sur les Barbares renverses par Sesostris, l'inscription suivante: Le lion, serviteur de Sa Majeste, mettant en pieces ses ennemis. Cela me semble demontrer que le lion existait reellement et suivait Rhamses dans les batailles.

    Au reste, ce temple est un speos creuse dans le rocher de gres, mais sur une tres-grande echelle: il a ete dedie par Sesostris a Ammon-Ra, le dieu supreme, et a Phre, l'esprit du Soleil qu'on y invoquait sous le nom de Rhamses, qui fut le patron du conquerant et de toute sa lignee.

    Cette particularite explique pourquoi on trouve sur les monuments d'Ibsamboul, de Ghirche, de Derri, de Seboua, etc., le roi Rhamses presentant des offrandes ou ses adorations a un dieu portant le meme nom de Rhamses. On se tromperait en supposant que ce souverain se rendait ce culte a lui-meme. Rhamses etait simplement un des mille noms du dieu Phre (le Soleil), et ces bas-reliefs ne prouvent tout au plus qu'une flatterie sacerdotale envers le roi vivant, celle de donner au dieu du temple celui de ces noms que le roi avait adopte, et quelquefois meme les traits du visage du roi et de la reine fondateurs du temple; cela se reconnait meme a Philae, dans la partie du grand temple d'Isis, construit par Ptolemee Philadelphe. Toutes les Isis du sanctuaire sont le portrait de la reine Arsinoe, laquelle a une tete evidemment de race grecque: mais la chose est bien plus frappante encore sur les anciens monuments (les pharaoniques), ou les traits des souverains sont de veritables portraits.

    Le 18 au soir nous descendimes a Amada, ou nous restames jusqu'au 20 apres midi. La j'eus le plaisir d'etudier a l'aise et sans etre distrait par les curieux, vu que nous etions en plein desert, un temple de la bonne epoque. Ce monument, fort encombre de sables, se compose d'abord d'une espece de pronaos, salle soutenue par douze piliers carres, couverts de sculptures, et par quatre colonnes, que l'on ne peut mieux nommer que proto-doriques, ou doriques prototypes, car elles sont evidemment le type de la colonne dorique grecque; et, par une singularite digne de remarque, je ne les trouve employees que dans les monuments egyptiens les plus antiques, c'est-a-dire dans les hypogees de Beni-Hassan, a Amada, a Karnac, et a Bet-oualli, ou sont les plus modernes, bien qu'elles datent du regne de Sesostris, ou plutot de celui de son pere.

    [Illustration: N deg. 1. Dedicace du Temple d'Amada.]

    [Illustration: N deg. 2. Chanson pour le battage des grains.]

    Le temple d'Amada a ete fonde par Thouthmosis III (Moeris), comme le prouvent la plupart des bas-reliefs du sanctuaire, et surtout la dedicace, sculptee sur les deux jambages des portes de l'interieur; et dont je mets ici la traduction litterale pour donner une idee des dedicaces des autres temples, que j'ai toutes recueillies avec soin. (V. le texte hieroglyphique, pl. N deg. 3.)

    “Le dieu bienfaisant, seigneur du monde, le roi (Soleil stabiliteur de l'univers), le fils du Soleil (Thouthmosis), moderateur de justice, a fait ses devotions a son pere le dieu Phre, le dieu des deux montagnes celestes, et lui a eleve ce temple en pierre dure; il l'a fait pour etre vivifie a toujours.”

    Moeris mourut pendant la construction de ce temple, et son successeur, Amenophis II, continua l'ouvrage commence, et fit sculpter les quatre salles a la droite et a la gauche du sanctuaire, ainsi qu'une partie de celle qui les precede; les travaux de ce roi sont detailles dans une enorme stele, portant une inscription de vingt lignes que j'ai toutes copiees, a la sueur de mon front, au fond du sanctuaire.

    Son successeur, Thouthmosis IV, termina le temple en y ajoutant le pronaos et les piliers; on a couvert toutes leurs architraves de ses dedicaces ou d'inscriptions laudatives. L'une d'elles m'a frappe par sa singularite; en voici la traduction:

    “Voici ce que dit le dieu Thoth, le Seigneur des divines paroles, aux autres dieux qui resident dans Thyri: Accourez et contemplez ces offrandes grandes et pures, faites pour la construction de ce temple, par le roi Thouthmosis (IV), a son pere le dieu Phre, dieu grand, manifeste dans le firmament!”

    La sculpture du temple d'Amada, appartenant a la belle epoque de l'art egyptien, est bien preferable a celle de Derri, et meme aux tableaux religieux d'Ibsamboul.

    Dans l'apres-midi du 20, nos travaux d'Amada etant termines, nous partimes et descendimes le Nil jusqu'a Korosko, village nubien, dont je garderai le souvenir, parce que nous y rencontrames l'excellent lord Prudhoe et le major Felix, qui mettaient a execution leur projet de remonter le Nil jusqu'au Sennaar, pour se rendre de la dans l'Inde en traversant l'Abyssinie, l'Arabie et la Perse. Notre petite escadre s'arreta, et nous passames une partie de la nuit a causer des travaux passes et des projets futurs; je dis enfin adieu a ces courageux voyageurs, et les quittai avec beaucoup de regret, car ils remontent dans une saison tres-avancee. Que Dieu veille sur ces intrepides amis de la science!

    Le 21 nous etions a Ouadi-Esseboua (la vallee des lions), qui recoit ce nom d'une avenue de sphinx places sur le dromos de son temple, lequel est un hemispeos, c'est-a-dire un edifice a moitie construit en pierres de taille, et a moitie creuse dans le rocher; c'est, sans contredit, le plus mauvais travail de l'epoque de Rhamses le Grand; les pierres de la batisse sont mal coupees, les intervalles etaient masques par du ciment sur lequel on avait continue les sculptures de decoration, qui sont d'une execution assez mediocre. Ce temple a ete dedie par Sesostris au dieu Phre et au dieu Phtha, seigneur de justice: quatre colosses representant Sesostris debout occupent le commencement et la fin des deux rangees de sphinx dont se compose l'avenue; deux tableaux historiques, representant le Pharaon frappant les peuples du Nord et du Midi, couvrent la face exterieure des deux massifs du pylone; mais la plupart de ces sculptures sont meconnaissables, parce que le mastic ou ciment qui en avait recu une grande partie est tombe, et laisse une foule de lacunes dans la scene et surtout dans les inscriptions. Ce temple est presque entierement enfoui dans les sables, qui l'envahissent de tous cotes.

    Toute la journee du 22 fut perdue pour nous, a cause d'un vent du nord tres-violent, qui nous forca d'aborder et de nous tenir tranquilles au rivage jusqu'au coucher du soleil. Nous profitames du calme pour gagner Meharrakah, dont nous avions vu le temple en remontant: il n'est point sculpte, et partant, d'aucun interet pour moi qui ne cherche que les hadjar-maktoub (les pierres ecrites), comme disent nos Arabes.

    Le soleil levant du 23 nous trouva a Dakkeh, l'ancienne Pselcis. Je courus au temple, et la premiere inscription hieroglyphique qui me tomba sous les yeux m'apprit que j'etais dans un lieu saint, dedie a Thoth, seigneur de Pselk: j'accrus ainsi ma carte de Nubie d'un nouveau nom hieroglyphique de ville, et je pourrais aujourd'hui publier une carte de Nubie avec les noms antiques en caracteres sacres.

    Le monument de Dakkeh presente un double interet sous le rapport mythologique; il donne des materiaux infiniment precieux pour comprendre la nature et les attributions de l'etre divin que les Egyptiens adoraient sous le nom de Thoth (l'Hermes deux fois grand); une serie de bas-reliefs m'a offert, en quelque sorte, toutes les transfigurations de ce dieu. Je l'y ai trouve d'abord (ce qui devait etre) en liaison avec Har-Hat (le grand Hermes Trismegiste), sa forme primordiale, et dont lui, Thoth, n'est que la derniere transformation, c'est-a-dire son incarnation sur la terre a la suite d'Ammon-Ra et de Mouth incarnes en Osiris et en Isis. Thoth remonte jusqu'a l'Hermes celeste (Har-Hat), la sagesse divine, l'esprit de Dieu, en passant par les formes: 1 deg. de Pahitnoufi (celui dont le coeur est bon); 2 deg. d'Arihosnofri ou Arihosnoufi (celui qui produit les chants harmonieux); 3 deg. de Meui (la pensee ou la raison): sous chacun de ces noms Thoth a une forme et des insignes particuliers, et les images de ces diverses transformations du second Hermes couvrent les parois du temple de Dakkeh. J'oubliais de dire que j'ai trouve ici Thoth (le Mercure egyptien) arme du caducee, c'est-a-dire du sceptre ordinaire des dieux, entoure de deux serpents, plus un scorpion.

    Sous le rapport historique, j'ai reconnu que la partie la plus ancienne de ce temple (l'avant-derniere salle) a ete construite et sculptee par le plus celebre des rois ethiopiens, Ergamenes (Erkamen), qui, selon le recit de Diodore de Sicile, delivra l' Ethiopie du gouvernement theocratique, par un moyen atroce, il est vrai, en egorgeant tous les pretres du pays: il n'en fit sans doute pas autant en Nubie, puisqu'il y eleva un temple; et ce monument prouve que la Nubie cessa d'etre soumise a l'Egypte des la chute de la XXVIe dynastie, celle des Saites, detronee par Cambyse, et que cette contree passa sous le joug des Ethiopiens jusqu'a l'epoque des conquetes de Ptolemee Evergete Ier, qui la reunit de nouveau a l'Egypte. Aussi le temple de Dakkeh, commence par l'Ethiopien Ergamenes, a-t-il ete continue par Evergete Ier, par son fils Philopator et son petit-fils Evergete II. C'est l'empereur Auguste qui a pousse, sans l'achever, la sculpture interieure de ce temple.

    Pres du pylone de Dakkeh, j'ai reconnu un reste d'edifice, dont quelques grands blocs de pierre conservent encore une portion de dedicace: c'etait un temple de Thoth, construit par le Pharaon Moeris. Voila encore un fait qui, comme beaucoup d'autre semblables, prouve que les Ptolemees, et l'Ethiopien Ergamenes lui-meme, n'ont fait que reconstruire des temples la ou il en existait dans les temps pharaoniques, et aux memes divinites qu'on y a toujours adorees. Ce point etait fort important a etablir, afin de demontrer que les derniers monuments eleves par les Egyptiens ne contenaient aucune nouvelle forme de divinite. Le systeme religieux de ce peuple etait tellement un, tellement lie dans toutes ses parties, et arrete depuis un temps immemorial d'une maniere si absolue et si precise, que la domination des Grecs et des Romains n'a produit aucune innovation: les Ptolemees et les Cesars ont refait seulement, en Nubie comme en Egypte, ce que les Perses avaient detruit, et rebati des temples la ou il en existait autrefois, et dedies aux memes dieux.

    Dakkeh est le point le plus meridional ou j'aie rencontre des travaux executes sous les Ptolemees et les empereurs. Je suis convaincu que la domination grecque ou romaine ne s'est jamais etendue, au plus, au dela d'Ibrim. Aussi ai-je trouve depuis Dakkeh jusqu'a Thebes une serie presque continue d'edifices construit a ces deux epoques: les monuments pharaoniques sont rares, et ceux du temps des Ptolemees et des Cesars sont nombreux, et presque tous non acheves. J'en ai conclu que la destruction des temples pharaoniques primitivement existants entre Thebes et Dakkeh, en Nubie, doit etre attribuee aux Perses, qui ont du suivre la vallee du Nil jusque vers Seboua, ou ils ont pris, pour se rendre en Ethiopie (et pour en revenir), la route du desert, infiniment plus courte que celle du fleuve, impraticable d'ailleurs pour une armee, a cause de nombreuses cataractes; la route du desert est celle que suivent encore aujourd'hui la plupart des caravanes, les armees et les voyageurs isoles. Cette marche des Perses a sauve le monument d'Amada, facile a detruire puisqu'il n'est point d'une grande etendue. De Dakkeh a Thebes on ne voit donc plus que de secondes editions des temples.

    Il faut en excepter le monument de Ghirche et celui de Bet-oualli que les Perses n'ont pu detruire, puisqu'il eut fallu abattre les montagnes dans lesquelles ils sont creuses au ciseau. Mais ces speos, et surtout le premier, ont ete ravages autant que le permettait la nature des lieux.

    Nous arrivames a Ghirche-Hussan ou Ghirf-Houssein le 25 janvier. C'est encore ici, comme a Ibsamboul, a Derri et a Seboua, un veritable Rhamesseion ou Rhamseion, c'est-a-dire un monument du a la munificence de Rhamses le Grand. Celui-ci est consacre au dieu Phtha, personnage dont on retrouve une imitation decoloree dans l' Hephaistos des Grecs et le Vulcain des Latins. Phtha etait le dieu eponyme de Ghirche, qui, en langue egyptienne, portait le nom de Pthahei ou Thyptah, demeure de Phtha. Ainsi cette bourgade nubienne portait jadis le meme nom sacre que Memphis: il parait que ces noms fastueux furent a la mode en Nubie, puisque les inscriptions hieroglyphiques m'ont appris, par exemple, que Derri avait le meme nom que la fameuse Heliopolis d'Egypte, demeure du Soleil, et que le miserable village nomme aujourd'hui Seboua, et dont le monument est si pauvre, se decorait du nom d'Amonei, celui meme de la Thebes aux cent portes.

    La portion construite de l'hemispeos de Ghirche est, a tres-peu pres, detruite, et la partie excavee dans le rocher, travail immense, a ete degradee avec une espece de recherche. J'ai cependant pu relever le sujet de tous les bas-reliefs et une grande portion des legendes. La grande salle est soutenue par six enormes piliers, dans lesquels on a taille six colosses offrant le singulier contraste d'un travail barbare a cote de bas-reliefs d'une fort belle execution. Sur les parois laterales sont huit niches carrees renfermant chacune trois figures assises, sculptees de plein relief: le personnage occupant le milieu de ces niches, ou petites chapelles, est toujours le dieu Soleil Rhamses, le patron de Sesostris, invoque sous le nom de Dieu Grand, et comme residant dans Phthaei, Amonei et Thyri, c'est-a-dire dans Ghirche, Seboua et Derri, ou existent en effet des Rhamseion dedies au dieu Soleil Rhamses, le meme qu'on adore a Ghirche, comme fils de Phtha et d'Hathor, les grandes divinites de ce temple. L'etude des tableaux religieux de Ghirche eclaircit beaucoup le mythe de ces trois personnages.

    La journee du 26 fut donnee en partie au petit temple de Dandour. Nous retombons ici dans le moderne; c'est un ouvrage non acheve du temps de l'empereur Auguste; mais, quoique peu important par son etendue, ce monument m'a beaucoup interesse, puisqu'il est entierement relatif a l'incarnation d'Osiris, sous forme humaine, sur la terre. Notre soiree du 25 avait ete egayee par un superbe echo decouvert par hasard en face de Dandour, ou nous venions d'aborder. Il repete fort distinctement et d'une voix sonore jusqu'a onze syllabes. Nos compagnons italiens se plaisaient a lui faire redire des vers du Tasse, entremeles de coups de fusil qu'on tirait de tous cotes, et auxquels l'echo repondait par des coups de canon ou les eclats du tonnerre.

    Le temple de Kalabschi eut son tour le 27; c'est ici que j'ai decouvert une nouvelle generation de dieux, et qui complete le cercle des formes d'Ammon, point de depart et point de reunion de toutes les essences divines. Ammon-Ra, l'Etre supreme et primordial, etant son propre pere, est qualifie de mari de sa mere (la deesse Mouth), sa portion feminine renfermee en sa propre essence a la fois male et femelle, [Greek: Arsenothaelus]: tous les autres dieux egyptiens ne sont que des formes de ces deux principes constituants consideres sous differents rapports pris isolement. Ce ne sont que de pures abstractions du grand Etre. Ces formes secondaires, tertiaires, etc., etablissent une chaine non interrompue qui descend des cieux et se materialise jusqu'aux incarnations sur la terre, et sous forme humaine. La derniere de ces incarnations est celle d'Horus, et cet anneau extreme de la chaine divine forme sous le nom d'Horammon l'Omega des dieux, dont Ammon-Horus (le grand Ammon, esprit actif et generateur) est l'Alpha. Le point de depart de la mythologie egyptienne est une Triade formee des trois parties d'Ammon-Ra, savoir Ammon (le male et le pere), Mouth (la femelle et la mere) et Khons (le fils enfant). Cette Triade, s'etant manifestee sur la terre, se resout en Osiris, Isis et Horus. Mais la parite n'est pas complete, puisque Osiris et Isis sont freres. C'est a Kalabschi que j'ai enfin trouve la Triade finale, celle dont les trois membres se fondent exactement dans les trois membres de la Triade initiale: Horus y porte en effet le titre de mari de la mere; et le fils qu'il a eu de sa mere Isis, et qui se nomme Malouli (le Mandouli dans les proscynemata grecs), est le dieu principal de Kalabschi, et cinquante bas-reliefs nous donnent sa genealogie. Ainsi la Triade finale se formait d'Horus, de sa mere Isis et de leur fils Malouli, personnages qui rentrent exactement dans la Triade initiale, Ammon, sa mere Mouth et leur fils Khons. Aussi Malouli etait-il adore a Kalabschi sous une forme pareille a celle de Khons, sous le meme costume et orne des memes insignes: seulement le jeune dieu porte ici de plus le titre de Seigneur de Talmis, c'est-a-dire de Kalabschi, que les geographes grecs appellent en effet Talmis, nom qui se retrouve d'ailleurs dans les inscriptions des temples.

    J'ai, de plus, acquis la certitude qu'il avait existe a Talmis trois editions du temple de Malouli; une sous les Pharaons et du regne d'Amenophis II, successeur de Moeris: une du temps des Ptolemees; et la derniere, le temple actuel qui n'a jamais ete termine, sous Auguste, Caius Caligula et Trajan; et la legende du dieu Malouli, dans un fragment de bas-relief du premier temple, employe dans la construction du troisieme, ne differe en rien des legendes les plus recentes. Ainsi donc, le culte local de toutes les villes et bourgades de Nubie et d'Egypte n'a jamais recu de modification, on n'innovait rien, et les anciens dieux regnaient encore le jour ou les temples ont ete fermes par le christianisme. Ces dieux, d'ailleurs, s'etaient en quelque sorte partage l'Egypte et la Nubie, constituant ainsi une espece de repartition feodale. Chaque ville avait son patron; Chnouphis et Sate regnaient a Elephantine, a Syene et a Beghe, et leur juridiction s'etendait sur la Nubie entiere; Phre, a Ibsamboul, a Derri et a Amada; Phtha, a Ghirche; Anouke, a Maschakit; Thoth, le surintendant de Chnouphis, sur toute la Nubie, avait ses fiefs principaux a Ghebel-Addeh et a Dakkeh; Osiris etait seigneur de Dandour; Isis, reine a Philae; Hathor, a Ibsamboul, et enfin Malouli, a Kalabschi. Mais Ammon-Ra regne partout et occupe habituellement la droite des sanctuaires.

    Il en etait de meme en Egypte, et l'on concoit que ce culte partiel ne pouvait changer, puisqu'il etait attache au pays par toute la puissance des croyances religieuses. Du reste, ce culte, pour ainsi dire exclusif dans chaque localite, ne produisait aucune haine entre les villes voisines, puisque chacune d'elles admettait dans son temple (comme syntrones), et cela par un esprit de courtoisie tres-bien calcule, les divinites adorees dans les cantons limitrophes. Ainsi j'ai retrouve a Kalabschi les dieux de Ghirche et de Dakkeh au midi, ceux de Deboud au nord, occupant une place distinguee; a Deboud, les dieux de Dakkeh et de Philae; a Philae, ceux de Deboud et de Dakkeh, au midi? ceux de Beghe d'Elephantine et de Syene au nord; a Syene enfin, les dieux de Philae et ceux d'Ombos.

    C'est encore a Kalabschi que j'ai remarque, pour la premiere fois, la couleur violette employee dans les bas-reliefs peints; j'ai fini par decouvrir que cette couleur provenait du mordant ou mixtion appliquee sur les parties de ces tableaux qui devaient recevoir la dorure; ainsi le sanctuaire de Kalabschi et la salle qui le precede ont ete dores aussi bien que le sanctuaire de Dakkeh.

    Pres de Kalabschi est l'interessant monument de Bet-Oualli, qui nous a pris les journees des 28, 29, 30 et 31 janvier jusqu'a midi. La, mes yeux se sont consoles des sculptures barbares du temple de Kalabschi, qu'on a fait riches parce qu'on ne savait plus les faire belles, en contemplant les bas-reliefs historiques gui decorent ce speos, d'un fort beau style, et dont nous avons des copies completes. Ces tableaux sont relatifs aux campagnes contre les Arabes et des peuples africains, les Kouschi (les Ethiopiens), et les Schari, qui sont probablement les Bischari d'aujourd'hui; campagnes de Sesostris dans sa jeunesse et du vivant de son pere, comme le dit expressement Diodore de Sicile, qui a cette epoque lui fait soumettre, en effet, les Arabes et presque toute la Libye.

    Le roi Rhamses, pere de Sesostris, est assis sur son trone dans un naos, et son fils, en costume de prince, lui presente un groupe de prisonniers arabes asiatiques. Plus loin, le Pharaon est represente comme vainqueur, frappant lui-meme un homme de cette nation, en meme temps que le prince (Sesostris) lui presente les chefs militaires et une foule de prisonniers. Le roi, sur son char, poursuit les Arabes, et son fils frappe de sa hache les portes d'une ville assiegee; le roi foule aux pieds les Arabes vaincus, dont une longue file lui est amenee en etat de captifs par le prince son fils: tels sont les tableaux historiques decorant la paroi de gauche de ce qui formait la salle principale du monument, en supposant que cette portion du speos ait jamais ete couverte.

    La paroi de droite presente les details de la campagne contre les Ethiopiens, les Bischari et des negres. Dans le premier tableau, d'une grande etendue, on voit les Barbares en pleine deroute, se refugiant dans leurs forets, sur les montagnes, ou dans des marecages; le second tableau, qui couvre le reste de cette paroi, represente le roi assis dans un naos et accueillant, avec un geste de la main, son fils aine (Sesostris), qui lui presente, 1 deg. un prince ethiopien nomme Amenemoph, fils de Poeri, soutenu par deux de ses enfants, dont l'un lui offre une coupe, comme pour lui donner la force d'arriver au pied du trone du pere de son vainqueur; 2 deg. des chefs militaires egyptiens; 3 deg. des tables et des buffets couverts de chaines d'or et avec elles des peaux de panthere ; des sachets renfermant de l'or en poudre; des troncs de bois d' ebene; des dents d'elephant; des plumes d'autruche; des faisceaux d'arcs et de fleches; des meubles precieux; et toutes sortes de butin pris sur l'ennemi ou impose par la conquete; 4 deg. a la suite de ces richesses, marchent quelques Bischari prisonniers, hommes et femmes, l'une de celles-ci portant deux enfants sur ses epaules et dans une espece de couffe; suivent des individus conduisant au roi des animaux vivants, les plus curieux de l'interieur de l'Afrique, le lion, les pantheres, l'autruche, des singes et la girafe, parfaitement dessines, etc., etc. On reconnaitra la, j'espere, la campagne de Sesostris contre les Ethiopiens, lesquels il forca, selon Diodore de Sicile encore, de payer a l'Egypte un tribut annuel en or, en ebene et en dents d'elephant.

    Les autres sculptures du speos sont toutes religieuses. Ce monument etait consacre au grand dieu Ammon-Ra et a sa forme secondaire Chnouphis. Le premier de ces dieux declare plusieurs fois, dans ses legendes, avoir donne toutes les mers et toutes les terres existantes a son fils cheri “le Seigneur du monde (Soleil gardien de justice) Rhamses (II).” Dans le sanctuaire, ce Pharaon est represente sucant le lait des deesses Anouke et Isis. “Moi qui suis ta mere, la dame d'Elephantine, dit la premiere, je te recois sur mes genoux, et te presente mon sein pour que tu y prennes ta nourriture, o Rhamses!” “Et moi, ta mere Isis, dit l'autre, moi, la dame de Nubie, je t'accorde les periodes des panegyries (celles de trente ans) que tu suces avec mon lait, et qui s'ecouleront en une vie pure.” J'ai fait copier ces deux tableaux, ainsi que plusieurs autres, parmi lesquels deux bas-reliefs montrant le Pharaon vainqueur des peuples du Midi et des peuples du Nord. Il ne faut pas oublier que les Egyptiens appelaient les Syriens, les Assyriens, les Ioniens et les Grecs, peuples septentrionaux.

    Je dis adieu a ce monument de Bet-Oualli avec quelque peine; car c'etait le dernier de la belle epoque et d'une bonne sculpture que je dusse rencontrer entre Kalabschi et Thebes.

    Le 31, au coucher du soleil, nous etions a Kardassi ou Kortha, ou j'allai visiter les restes d'un petit temple d'Isis, denue de sculpture, a l'exception d'un bas-relief sur un fut de colonne. J'avais vu, deux heures auparavant, les temples de Tafah (l'ancienne Taphis), egalement sans sculptures ni inscriptions hieroglyphiques; mais on juge facilement, a leur genre d'architecture, qu'ils appartiennent au temps de la domination romaine.

    Le 1er fevrier, nous vimes venir a nous une cange avec pavillon autrichien: c'etait du nouveau pour nous, et les conjectures de marcher; cependant, la barque avancait aussi vers nous, et je reconnus sur la proue M. Acerbi, consul general d'Autriche en Egypte, qui m'appelait et me saluait de la main. Nous arretames nos barques et passames quelques heures a causer de nos travaux avec cet excellent homme, publiciste et litterateur distingue, qui nous avait traites d'une maniere si aimable pendant notre sejour a Alexandrie. Nous nous separames, lui pour remonter jusqu'a la seconde cataracte, et moi pour rentrer en Egypte, avec promesse de nous rejoindre a Thebes, qui est le Paris de l'Egypte et le rendez-vous des voyageurs, n'en deplaise a la grosse ville du Kaire et a la triste Alexandrie.

    Vers deux heures apres midi, nous etions a Deboud ou Deboude: nous etant rendus au temple, en passant sous les trois petits propylons sans sculpture, je trouvai qu'il avait ete bati, en grande partie, par un roi ethiopien nomme Atharramon, et qui doit etre le predecesseur ou le successeur immediat de l'Ergamenes de Dakke. Le temple, dedie a Ammon-Ra, seigneur de Tebot (Deboud), et a Hathor, et subsidiairement a Osiris et a Isis, a ete continue, mais non acheve, sous les empereurs Auguste et Tibere. Dans le sanctuaire, encore non sculpte, gisent les debris d'un mauvais naos monolithe, en granit rose, du temps des Ptolemees.

    Notre travail etant termine, nous rentrames dans nos barques, presses de partir et de profiter du reste de la journee pour arriver a Philae, rentrer ainsi en Egypte, et dire adieu a cette pauvre Nubie, dont la secheresse avait deja lasse tous mes compagnons de voyage; d'ailleurs, en remettant le pied en Egypte, nous pouvions esperer de manger du pain un peu plus supportable que les maigres galettes azymes dont nous regalait journellement notre boulanger en chef, tout a fait a la hauteur du gargotier arabe qu'on nous donna au Kaire comme un cuisinier cordon-bleu.

    C'est a neuf heures du soir que nous retouchames enfin la terre egyptienne, en abordant a l'ile de Philae, rendant graces a ses antiques divinites Osiris, Isis et Horus, de ce que la famine ne nous avait pas devores entre les deux cataractes.

    Nous avons sejourne dans l'ile sainte jusqu'au 7 fevrier, terminant les travaux commences au mois de decembre, et recueillant tous les tableaux mythologiques relatifs a l'histoire et aux attributions d'Isis et d'Osiris, les dieux principaux de Philae, bas-reliefs qui s'y trouvent en fort grand nombre. Je me contenterai de donner ici les epoques des principaux edifices de cette ile.

    Le petit temple du sud a ete dedie a Hathor, et construit par le Pharaon Nectanebe, le dernier des rois de race egyptienne, detrone par la seconde invasion des Perses. La grande galerie, ou portique couvert qui, de ce joli petit edifice, conduit au grand temple, est de l'epoque des empereurs; ce qu'il y a de sculpte l'a ete sous les regnes d'Auguste, de Tibere et de Claude.

    Le premier pylone est du temps de Ptolemee Philometor, qui a encastre dans ce pylone un propylon dedie a Isis par le Pharaon Nectanebe, et l'existence de ce propylon prouve qu'avant le grand temple d'Isis actuel il en existait deja un autre sur le meme emplacement, lequel aura ete detruit par les Perses de Darius Ochus. Cela explique les debris de sculpture plus anciens employes dans les colonnes du pronaos actuel du grand temple.

    C'est Ptolemee Philadelphe qui a construit le sanctuaire et les salles adjacentes de ce monument. Le pronaos est d'Evergete II, et le second pylone, de Ptolemee Philometor. Les sculptures et bas-reliefs exterieurs de tout l'edifice ont ete executes sous Auguste et Tibere.

    Entre les deux pylones du grand temple d'Isis, il existe a droite et a gauche deux beaux edifices d'un genre particulier. Celui de gauche est un temple periptere, dedie a Hathor et a la delivrance d'Isis qui vient d'enfanter Horus. La plus ancienne partie de ce temple est de Ptolemee Epiphane ou de son fils Evergete II. Les bas-reliefs exterieurs sont du regne d'Auguste et de Tibere. C'est Evergete II qui se donne les honneurs de la construction de ce temple, dans les longues dedicaces de la frise exterieure.

    Le meme roi s'est aussi empare, par une inscription semblable, de l'edifice de droite, qui, presque tout entier, est de son frere Philometor, a l'exception d'une salle sculptee sous Tibere.

    J'ai donne une journee presque entiere a une petite ile voisine de Philae, l'ile de Beghe, ou la Commission d'Egypte indiquait le reste d'un petit edifice egyptien. J'y ai, en effet, trouve quelques colonnes d'un tout petit temple de tres-mauvais travail et de l'epoque de Philometor. Mais des inscriptions m'apprirent que j'etais dans l'ile de Snem, nom de localite que j'avais rencontre souvent, depuis Ombos jusqu'a Dakke, dans les legendes des dieux, et surtout dans celles du dieu Chnouphis et de la deesse Hathor. C'etait la un des lieux les plus saints de l'Egypte, et une ile sacree, but de pelerinages longtemps avant sa voisine l'ile de Philae, qui se nommait Manlak en langue egyptienne. C'est de la qu'est venu le copte Pilach, l'arabe Bilaq, et le grec Philai, sans que, dans tout cela, il soit le moins du monde question de fil (l'elephant), comme l'ont pretendu de soi-disant etymologistes.

    Le temple de Snem (Beghe) etait en effet dedie a Chnouphis et a la deesse Hathor, et le monument actuel etait encore la seconde edition d'un temple bien plus ancien et plus etendu, bati sous le regne du Pharaon Amenophis II, successeur de Moeris. J'ai retrouve les debris de ce temple, et les restes d'une statue colossale du meme Pharaon, qui decorait un des pylones de l'ancien edifice. J'ai recueilli dans cette ile, en courant ses rochers de granit rose, une vingtaine d'inscriptions, toutes des temps pharaoniques, attestant des visites et des actes d'adoration faits dans l'ile sainte de Snem par de grands personnages de la vieille Egypte, et entre autres: 1 deg. un proscynema d'un basilicogrammate commandant les troupes, sous le Pharaon Amenophis III (Memnon), grammate nomme Amenemoph; 2 deg. une inscription attestant le pelerinage d'un grand-pretre d'Ammon, prince de la famille de Rhamses; 3 deg. celui d'un prince ethiopien nomme Memosis, sous le Pharaon Amenophis III; 4 deg. celui du prince ethiopien Messi, sous Rhamses le Grand; 5 deg. celui d'un grand-pretre d'Anouke, nomme Amenothph; 6 deg. un proscynema concu en ces termes: “Je suis venu vers vous, moi votre serviteur, vous tous, grands dieux, qui residez dans Snem! accordez-moi tous les bienfaits qui sont en vos mains, (a moi) l'intendant des terres du roi seigneur du monde Amenophis (III), AMOSIS;” cet Amosis est represente a cote de l'inscription, levant ses mains en attitude d'adoration; 7 deg. enfin, vers le haut d'une montagne de grands rochers de granit, j'ai copie une belle inscription attestant que l'an XXX, l'an XXXIV et l'an XXXIX du regne de Rhamses le Grand (Sesostris), un des princes ses enfants a assiste a la panegyrie de Snem, et l'a celebree par des sacrifices. Je ne parle point de plusieurs inscriptions purement onomastiques, et de quelques autres qui, ne contenant que les legendes royales, sculptees en grand, des Pharaons Psammetichus Ier, Psammetichus II, Apries et Amasis, semblent avoir eu pour motif de rappeler soit le passage de ces Pharaons dans l'ile de Snem, soit meme de grands travaux d'exploitation dans les montagnes granitiques de cette ile, ou le granit est de toute beaute.

    Avant de quitter Philae, j'allai, avec MM. Duchesne, Lhote, Lehoux et Bertin, faire une partie de plaisir a la cataracte, ou nous primes un modeste repas, assis a l'ombre d'un santh (mimosa fort epineux), le seul arbre du lieu, en face des brisants du Nil, dont le bruissement me rappela nos torrents des Alpes. Au retour, je me fis debarquer en face de Philaee, sur la rive droite du fleuve, pour aller a la chasse des inscriptions dans les rochers de granit qui la couvrent, et du nombre desquels est le roc taille en forme de siege et qu'un de nos doctes amis, M. Letronne, a cru pouvoir etre l'Abaton nomme dans les inscriptions grecques de l'obelisque de Philae. Ce n'est cependant qu'un rocher comme un autre, avec cette difference qu'il est charge d'inscriptions fort curieuses, mais qui n'ont aucun rapport avec les dieux de Philae; les plus remarquables de ces inscriptions sont les suivantes:

    1 Une stele sculptee sur le roc, mais a demi effacee, monument qui rappelle une victoire remportee sur les Libyens par le Pharaon Thouthmosis IV, l'an septieme de son regne, le 8 du mois de Phamenoth;

    2 deg. Une stele de son successeur Amenophis III (Memmon), assez bien conservee, de quatorze lignes, rappelant que ce Pharaon, venant de soumettre les Ethiopiens, l'an cinquieme de son regne, a passe dans ce lieu et y a tenu une panegyrie (assemblee religieuse);

    3 Un proscynema a Neith et a Mandou, pour le salut du roi Mandoouthph (Smendes), de la XXIe dynastie;

    4 deg. Un proscynema a Horammon, Sate et Mandou, pour le salut du roi Nepherothph (Nepherites), de la XXIXe dynastie.

    Je ne parle point d'une foule de proscynema de simples particuliers, a Chnouphis et a Sate, les grandes divinites de la cataracte.

    Les rochers sur la route de Philae a Syene, et que j'ai explores le 7 fevrier, en portent aussi un tres-grand nombre, adresses aux memes divinites: j'y ai aussi copie des inscriptions et des sculptures representant des princes ethiopiens rendant hommage a Rhamses le Grand ou a son grand-pere (Mandouei); ce sont les memes dont j'ai trouve de semblables monuments en Nubie.

    Je rentrai enfin a Syene, que j'avais quittee en decembre. En attendant que nos bagages arrivassent de Philae a dos de chameau, et qu'on disposat notre nouvelle escadre egyptienne (car nous avons laisse les barques nubiennes a la cataracte, qu'elles ne peuvent franchir), je revis les debris du temple de Syene, consacre a Chnouphis et a Sate, sous l'empereur Nerva; c'est un monument de l'extreme decadence de l'art en Egypte; il m'a interesse toutefois, 1 deg. parce que c'est le seul qui porte la legende hieroglyphique de Nerva; 2 deg. parce qu'il m'a fait connaitre le nom hieroglyphique-phonetique de Syene, Souan, qui est le nom copte Souan, et l'origine du Syene des Grecs et de l'Osouan des Arabes; 3 deg. enfin, parce que le nom symbolique de cette meme ville, representant un aplomb d'architecte ou de macon, fait, sans aucun doute, allusion a l'antique position de Syene sous le tropique du Cancer, et a ce fameux puits dans lequel les rayons du soleil tombaient d'aplomb le jour du solstice d'ete: les auteurs grecs sont pleins de cette tradition, qui a pu, en effet, etre fondee sur un fait reel, mais a une epoque infiniment reculee.

    J'ai couru, en bateau, les rochers de granit des environs de Syene, en remontant vers la cataracte; j'y ai trouve l'hommage d'un prince ethiopien a Amenophis III, et a la reine Taia sa femme; un acte d'adoration a Chnouphis, le dieu local, pour le salut de Rhamses le Grand, de ses filles Isenofre, Bathianthi, et de leurs freres Scha-hem-kame et Merenphtah; le prince ethiopien Memosis (le meme dont j'avais deja recueilli une inscription dans l'ile de Snem), agenouille et adorant le prenom du roi Amenophis III; enfin plusieurs proscynema de simples particuliers ou de fonctionnaires publics, aux divinites de Syene et de la cataracte, Chnouphis, Sate et Anouke.

    Je visitai pour la seconde fois l'ile d'Elephantine, qui, tout entiere, formerait a peine un parc convenable pour un bon bourgeois de Paris, mais dont certains chronologistes modernes ont voulu toutefois faire un royaume, pour se debarrasser de la vieille dynastie egyptienne des Elephantins. Les deux temples ont ete recemment detruits, pour batir une caserne et des magasins a Syene; ainsi a disparu le petit temple dedie a Chnouphis par le Pharaon Amenophis III. Je n'ai retrouve debout que les deux montants des portes en granit ayant appartenu a un autre temple de Chnouphis, de Sate et d'Anouke, dedie sous Alexandre, fils d'Alexandre le Grand. Mais un mauvais mur de quai, de construction romaine, m'a offert les debris, entremeles et mutiles, de plusieurs des plus curieux edifices d'Elephantine, construits sous les rois Moeris, Mandouei et Rhamses le Grand. Dans les restes d'une chambre qui termine l'escalier du quai egyptien, j'ai copie plusieurs proscynema hieroglyphiques assez curieux, et l'inscription d'une stele mutilee du Pharaon Mandouei.

    Etant alle rejoindre mon escadre, et n'ayant plus rien a voir ni a faire sur l'ancienne limite de l'empire romain, je quittai les rochers granitiques de Syene et d'Elephantine, et nous nous dirigeames sur Ombos, ou le vent a jure de nous empecher d'arriver, puisque, au moment ou j'ecris cette ligne, nous sommes au 12 fevrier; il est sept heures du matin, et le Nil mugit a quatre pouces de distance du lit sur lequel je suis assis.

    Ombos, le 14 fevrier a deux heures.

    Je suis enfin arrive avant-hier a Ombos, vers le milieu du jour. Nous avons repris nos travaux du mois de decembre, et a cette heure-ci ils sont termines. Tout est encore ici de l'epoque grecque: le grand temple est cependant d'une tres-belle architecture et d'un grand effet; il a ete commence par Epiphane, continue sous Philometor et Evergete II; quelques bas-reliefs sont meme du temps de Cleopatre Cocce et de Soter II. Ce grand edifice, dont les ruines ont un aspect tres-imposant, etait consacre a deux Triades qui se partagent le temple, divise, en effet, longitudinalement, en deux parties bien distinctes, l'une passant presque toujours dans des massifs de la construction. Sevek-Ra (la forme primordiale de Saturne, Kronos) a tete de crocodile, Hathor (Venus), et leur fils Khons-Hor, forment la premiere Triade. La seconde se compose d'Aroeris, de la deesse Tsonenoufre et de leur fils Pnevtho; ce sont les dieux seigneurs d'Ombos, et le crocodile que portent les medailles romaines du nome ombite est l'animal sacre du dieu principal, Sevek-Ra.

    La femme de Philometor, Cleopatre, porte, dans les dedicaces et dans les cartouches sculptes sur la corniche du pronaos, un surnom qui ne peut etre que le grec Tryphoene ou Dropion; mais la premiere lecture est plus probable; il est repete trente fois, et il est impossible de s'y tromper.

    Le petit temple d'Ombos etait, comme l'un de ceux de Philae et le temple d'Hermonthis, un eimisi ou mammisi, c'est-a-dire un edifice sacre figurant le lieu de la naissance du jeune dieu de la Triade locale, c'est-a-dire une image terrestre du lieu ou les deesses Hathor et Tsonenoufre avaient enfante leur fils Khons-Hor et Pnevtho, les deux fils des deux Triades d'Ombos.

    C'est en me glissant a travers les pierres eboulees de ce petit monument, et en visitant une a une toutes celles qui bientot seront englouties par le Nil, lequel, ayant sape les fondations, a deja detruit la plus grande partie du monument, que j'ai trouve des blocs ayant appartenu a une construction bien plus ancienne, c'est-a-dire a un temple dedie par le roi Thouthmosis III (Moeris) au dieu Sevek-Ra, et avec les debris duquel on avait construit une partie de l'eimisi, sous Evergete II, Cocce et Soter II.

    Le grand temple d'Ombos n'est donc encore qu'une seconde edition: et c'est au plus ancien temple de Saturne qu'appartenaient les jambages d'un tout petit propylon encastre aujourd'hui sur la face exterieure de l'enceinte en brique qui environne les temples du cote du sud-est. Les sculptures en sont du temps de Thouthmosis III, et le nom hieroglyphique de ce propylon, inscrit au bas des deux jambages, etait Porte (ou propylon) de la reine Amense, conduisant au temple de Sevek-Ra (Saturne). On n'a point oublie que ce roi-reine est Amense, mere de Moeris. Le grand propylon voisin du Nil est de l'epoque de Philometor, et conduisait au petit temple actuel.

    Le vent souffle toujours avec autant de violence; s'il cesse dans la nuit, nous en profiterons pour aller a Ghebel-Selseleh, ou nous attend une belle moisson des temps pharaoniques. Je ne clos donc ma lettre que conditionnellement.

    Toujours Ombos, le 16. Je me rejouis d'avance en pensant que j'aurai peut-etre a Thebes un nouveau courrier; j'y serai a la fin du mois. Je trouve les lettres de Paris un peu courtes; on oublie que je suis a mille lieues de France, et les soirees sont si longues! Toujours fumer ou jouer a la bouillotte! Il nous faudrait une bonne edition des petits paquets de Paris. Qu'on ne me trouve pas exigeant; j'ai presque le droit de l'etre sous les auspices des vingt-sept pages que je viens d'ecrire, et que je clos au plus vite, de peur qu'on ne dise que les plus grands bavards du monde sont les gens qui reviennent de la seconde cataracte.... Comme nos courriers pour le Kaire vont a pied, et que le vent ne les arrete pas, je fais partir ce soir meme celui qui nous a apporte nos lettres de France.... Je n'ai pas oublie les notes de M. Letronne; il apprendra avec interet que le listel sur lequel est gravee l'inscription d'Ombos etait dore, et que les lettres ont conserve une couleur rouge vif encore tres-visible; je n'ai pu verifier ce qu'il y avait sur Serapis a Tafah, la pierre qui devait porter ce nom n'existant plus.... Adieu.

    DOUZIEME LETTRE

    Biban-el-Molouk (Thebes), le 25 mars 1829.

    J'ai ecrit un mot en courant, le 11 de ce mois ou environ, que le consul general d'Autriche, M. Acerbi, quittant la ville royale, m'a promis d'expedier d'Alexandrie; par le premier batiment partant pour l'Europe. J'annoncais notre arrivee, en tres-bonne sante (tous tant que nous sommes), a Thebes, ou nous rentrames le 8 mars au matin, apres avoir heureusement termine notre voyage de Nubie et de la haute Thebaide; nos barques furent amarrees au pied des colonnades du palais de Louqsor, que nous avons etudie et exploite jusqu'au 23 du mois courant. Je tenais a profiter de nos barques pour notre travail de Louqsor, parce que ce magnifique palais, le plus profane de tous les monuments de l'Egypte, obstrue par des cahuttes de fellahs qui masquent et defigurent ses beaux portiques, sans parler de la chetive maison d'un bim-bachi, juchee sur la plate-forme violemment percee a coups de pic, pour donner passage aux balayures du Turc, qui sont dirigees sur un superbe sanctuaire sculpte sous le regne du fils d'Alexandre le Grand; ce magnifique palais, dis-je, ne nous offrait aucun local commode ni assez propre pour y etablir notre menage. Il a donc fallu garder notre maasch, la dahabie et les petites barques, jusqu'au moment ou nos travaux de Louqsor ont ete finis.

    Nous passames sur la rive gauche le 23, et apres avoir envoye notre gros bagage a une maison de Kourna, que nous a laissee un tres-brave et excellent homme nomme Piccinini, agent de M. d'Anastasy a Thebes, nous avons tous pris la route de la vallee de Biban-el-Molouk, ou sont les tombeaux des rois de la XVIIIe et de la XIXe dynastie. Cette vallee etant etroite, pierreuse, circonscrite par des montagnes assez elevees et denuees de toute espece de vegetation, la chaleur doit y etre insupportable aux mois de mai, juin et juillet; il importait donc d'exploiter cette riche et inepuisable mine a une epoque ou l'atmosphere, quoique deja fort echauffee, est cependant encore supportable. Notre caravane s'y est donc etablie le jour meme, et nous occupons le meilleur logement et le plus magnifique qu'il soit possible de trouver en Egypte. C'est le roi Rhamses (le quatrieme de la XIXe dynastie) qui nous donne l'hospitalite, car nous habitons tous son magnifique tombeau, le second que l'on rencontre a droite en entrant dans la vallee de Biban-el-Molouk. Cet hypogee, d'une admirable conservation, recoit assez d'air et assez de lumiere pour que nous y soyons loges a merveille; nous occupons les trois premieres salles, qui forment une longueur de 65 pas; les parois, de 15 a 20 pieds de hauteur, et les plafonds, sont tout couverts de sculptures peintes, dont les couleurs conservent presque tout leur eclat; c'est une veritable habitation de prince, a l'inconvenient pres de l'enfilade des pieces; le sol est couvert en entier de nattes et de roseaux; enfin, les deux kaouas (nos gardes du corps) et les domestiques couchent dans deux tentes dressees a l'entree du tombeau. Tel est notre etablissement dans la vallee des Rois, veritable sejour de la mort, puisqu'on n'y trouve ni un brin d'herbe, ni etres vivants, a l'exception des chacals et des hyenes qui, l'avant-derniere nuit, ont devore, a cent pas de notre palais, l'ane qui avait porte mon domestique barabra Mohammed, pendant le temps que l'anier passait agreablement sa nuit de Ramadhan dans notre cuisine, qui est etablie dans un tombeau royal totalement ruine. Mais en voila assez sur le menage.

    Un courrier que j'ai recu a Thebes m'a apporte les lettres du 20 decembre; ce sont les plus recentes de toutes celles qui me sont parvenues; je me rejouis des bonnes nouvelles qu'elles me donnent, et surtout du bon etat de notre venerable M. Dacier. Je lui presente mes felicitations et mes respects; j'espere que sa sante se sera soutenue, et que mes voeux, partis de la deuxieme cataracte le 1er janvier dernier, seront exauces pour l'annee courante et a toujours.

    L'annonce de la commission archeologique pour la Moree, donnee par S. Ex. le ministre de l'interieur a notre ami Dubois, m'a cause une vive satisfaction; il y a vingt ans que nous revions ensemble les voyages d'Egypte et de Grece que nous executons aujourd'hui: ce reve se realise enfin! Je puis donc ecrire de Thebes a Athenes: que de temps historiques rapproches dans un meme but! C'est comme une fouille generale que fait la civilisation moderne dans les debris de l'ancienne, et j'espere que ce travail ne sera pas infructueux. Je vois d'ici notre ami sous les colonnades du Parthenon, ou dans l'Altis d'Olympie, a la tete de quatre cents pionniers, ce qui serait encore mieux.

    J'ai aussi fait commencer des fouilles a Karnac et a Kourna. J'ai reuni dix-huit momies de tout genre et de toute espece; mais je n'emporterai que les plus remarquables, et surtout les momies greco-egyptiennes, portant a la fois des inscriptions grecques et des legendes demotiques et hieratiques. J'en ai plusieurs de ce genre, et quelques momies d'enfants intactes, ce qui est rare jusqu'a present. Tous les bronzes qui proviennent de mes fouilles de Karnac, et tires des maisons memes de la vieille Thebes, a quinze ou vingt pieds au-dessous du niveau de la plaine, sont dans un etat d'oxydation complet, ce qui ne permet pas d'en tirer parti. J'ai mis a la tete de mes excavations sur la rive orientale l'ancien chef fouilleur de M. Drovetti, le nomme Timsah[Footnote: Timsah existait encore il y a peu de temps et montrait avec orgueil le certificat que Champollion le jeune lui avait donne.] (le crocodile), qui me parait un homme adroit et qui ne manque pas de me donner de grandes esperances. J'y compte peu, parce qu'il faudrait travailler en grand, et que mes moyens ne suffiraient pas. Je tacherai cependant de donner un peu d'activite a mes fouilles dans les mois de juin, juillet et aout, epoque a laquelle je serai fixe sur les lieux, soit a Karnac, soit a Kourna. J'ai quarante hommes en train, et je verrai si les produits compensent a peu pres les depenses, et si mon budget pourra les supporter. J'ai aussi trente-six hommes qui fouillent a Kourna de compte a demi avec Rosellini. Il est evident que je ne puis songer a emporter ce qui manque justement au Musee royal, de grosses pieces, parce que le transport seul jusqu'a Alexandrie epuiserait mes finances et de beaucoup.

    Cela dit, je reprends le fil de mon itineraire et la notice des monuments depuis Ombos, d'ou est datee ma derniere lettre.

    Partis d'Ombos le 17 fevrier, nous n'arrivames, a cause de l'imperitie du reis de notre grande barque et de la mollesse de nos rameurs, que le 18 au soir a Ghebel-Selseleh (Silsilis), vastes carrieres ou je me promettais une ample recolte. Mon espoir fut pleinement realise, et les cinq jours que nous y avons passes ont ete bien employes.

    Les deux rives du Nil, resserre par des montagnes d'un tres-beau gres, ont ete exploitees par les anciens Egyptiens, et le voyageur est effraye s'il considere, en parcourant les carrieres, l'immense quantite de pierres qu'on a du en tirer pour produire les galeries a ciel ouvert et les vastes espaces excaves qu'il se lasse de parcourir. C'est sur la rive gauche qu'on trouve les monuments les plus remarquables.

    On rencontre d'abord, en venant du cote de Syene, trois chapelles taillees dans le roc et presque contigues. Toutes trois appartiennent a la belle epoque pharaonique, et se ressemblent soit pour le plan et la distribution, soit pour toute la decoration interieure et exterieure; toutes s'ouvrent par deux colonnes formees de boutons de lotus tronques.

    La premiere de ces chapelles (la plus au sud) a ete creusee dans le roc sous le regne du Pharaon Ousirei de la XVIIIe dynastie; elle est detruite en tres-grande partie. Deux bas-reliefs seuls sont encore visibles, et ne presentent d'interet que sous le rapport du travail, qui a toute la finesse et toute l'elegance de l'epoque.

    La seconde chapelle date du regne suivant, celui de Rhamses II. Les tableaux qui decorent les parois de droite et de gauche nous font connaitre a quelle divinite ce petit edifice avait ete dedie par le Pharaon. Il y est represente adorant d'abord la Triade thebaine, les plus grands des dieux de l'Egypte, Ammon-Ra, Mouth et Khons, ceux qu'on invoquait dans tous les temples, parce qu'ils etaient le type de tous les autres; plus loin, il offre le vin au dieu Phre, a Phtha, seigneur de justice, et au dieu Nil, nomme, dans l'inscription hieroglyphique, Hapi-Moou, le pere vivifiant de tout ce qui existe. C'est a cette derniere divinite que la chapelle de Rhamses II, ainsi que les deux autres, furent particulierement consacrees; cela est constate par une tres-longue inscription hieroglyphique, dont j'ai pris copie, et datee de “l'an IV, le 10e jour de Mesori, sous la majeste de l'Aroeris puissant, ami de la verite et fils du Soleil, Rhamses, cheri d'Hapimoou, le pere des dieux.” Le texte, qui contient les louanges du dieu Nil (ou Hapimoou), l'identifie avec le Nil celeste Nenmoou, l'eau primordiale, le grand Nilus, que Ciceron, dans son Traite sur la Nature des Dieux, donne comme le pere des principales divinites de l'Egypte, meme d'Ammon, ce que j'ai trouve atteste ailleurs par des inscriptions monumentales. La troisieme chapelle appartient au regne du fils de Rhamses le Grand; il etait naturel que les chapelles de Silsilis fussent dediees a Hapimoou (le Nil terrestre), parce que c'est le lieu de l'Egypte ou le fleuve est le plus resserre et qu'il semble y faire une seconde entree, apres avoir brise les montagnes de gres qui lui fermaient ici le passage, comme il a brise les rochers de granit de la cataracte pour faire sa premiere entree en Egypte.

    On trouve, plus au nord de ces chapelles, une suite de tombeaux creuses pour recevoir deux ou trois corps embaumes; tous remontent jusqu'aux premiers Pharaons de la XVIIIe dynastie, et quelques-uns appartiennent a des chefs de travaux ou inspecteurs superieurs des carrieres de Silsilis. Nous avons aussi copie des steles portant des dates du regne de divers Rhamses de la XVIIIe et de la XIXe, ainsi qu'une grande inscription de l'an XXII de Sesonchis.

    Le plus important des monuments de Silsilis est un grand speos, ou edifice creuse dans la montagne, et plus singulier encore par la variete des epoques des bas-reliefs qui le decorent. Cette belle excavation a ete commencee sous le roi Horus de la XVIIIe dynastie; on en voulait faire un temple dedie a Ammon-Ra d'abord, et ensuite au dieu Nil, divinite du lieu, et au dieu Sevek (Saturne a tete de crocodile), divinite principale du nome ombite, auquel appartenait Silsilis. C'est dans cette intention qu'ont ete executes, sous le regne d'Horus, les sculptures et inscriptions de la porte principale, tous les bas-reliefs du sanctuaire, et quelques-uns des bas-reliefs qui decorent une longue et belle galerie transversale qui precede ce sanctuaire.

    Cette galerie, tres-etendue, forme un veritable musee historique. Une de ses parois est tapissee, dans toute sa longueur, de deux rangees de steles ou de bas-reliefs sculptes sur le roc, et, pour la plupart, d'epoques diverses; des monuments semblables decorent les intervalles des cinq portes qui donnent entree dans ce curieux museum.

    Les plus anciens bas-reliefs, ceux du roi Horus, occupent une portion de la paroi ouest: le Pharaon y est represente debout, la hache d'armes sur l'epaule, recevant d'Ammon-Ra l'embleme de la vie divine, et le don de subjuguer le Nord et de vaincre le Midi. Au-dessous sont des Ethiopiens, les uns renverses, d'autres levant des mains suppliantes devant un chef egyptien, qui leur reproche, dans la legende, d'avoir ferme leur coeur a la prudence et de n'avoir pas ecoute lorsqu'on leur disait: “Voici que le lion s'approche de la terre d'Ethiopie (Kousch).” Ce lion-la etait le roi Horus, qui fit la conquete d'Ethiopie, et dont le triomphe est retrace sur les bas-reliefs suivants.

    Le roi vainqueur est porte par des chefs militaires sur un riche palanquin, accompagne de flabelliferes. Des serviteurs preparent le chemin que le cortege doit parcourir; a la suite du Pharaon viennent des guerriers conduisant des chefs captifs; d'autres soldats, le bouclier sur l'epaule, sont en marche, precedes d'un trompette; un groupe de fonctionnaires egyptiens, sacerdotaux et civils, recoit le roi et lui rend des hommages.

    La legende hieroglyphique de ce tableau exprime ce qui suit: “Le dieu gracieux revient (en Egypte), porte par les chefs de tous les pays (les nomes); son arc est dans sa main comme celui de Mandou, le divin seigneur de l'Egypte; c'est le roi directeur des vigilants, qui conduit (captifs) les chefs de la terre de Kousch (l'Ethiopie), race perverse; ce roi directeur des mondes, approuve par Phre, fils du Soleil et de sa race, le serviteur d'Ammon, HORUS, le vivificateur. Le nom de sa majeste s'est fait connaitre dans la terre d'Ethiopie, que le roi a chatiee conformement aux paroles que lui avait adressees son pere Ammon.”

    Un autre bas-relief represente la conduite, par les soldats, des prisonniers du commun en fort grand nombre; leur legende exprime les paroles suivantes, qu'ils sont censes prononcer dans leur humiliation: “O toi vengeur! roi de la terre de Keme (l'Egypte), soleil de Niphaiat (les peuples libyens), ton nom est grand dans la terre de Kousch (l'Ethiopie), dont tu as foule les signes royaux sous tes pieds!”

    Tous les autres bas-reliefs de ce speos, soit steles, soit tableaux, appartiennent a diverses epoques posterieures, mais qui ne descendent pas plus bas que le troisieme roi de la XIXe dynastie. On y remarque, entre autres sujets:

    1 deg. Un tableau representant une adoration a Ammon-Ra, Sevek (le dieu du nome) et Bubastis, par le basilicogrammate charge de l'execution du palais du roi Rhamses-Meiamoun dans la partie occidentale de Thebes (le palais de Medinet-Habou), le nomme Phori, homme veridique;

    2 Trois magnifiques inscriptions en caracteres hieratiques, rappelant que le meme fonctionnaire est venu a Silsilis l'an Ve, au mois de Paschons, du regne de Rhamses-Meiamoun, faire exploiter les carrieres pour la construction du palais de ce Pharaon (le palais de Medinet-Habou);

    3 Un grand bas-relief: le roi Rhamses-Meiamoun adorant le dieu Phtha et sa compagne Pascht (Bubastis).

    Ces monuments demontrent, sans aucun doute, que tout le gres employe dans la construction du palais de Medinet-Habou a Thebes vient de Silsilis, et que ce grand edifice a ete commence au plus tot la cinquieme annee du regne de son fondateur.

    4 deg. Une grande stele representant le meme roi adorant les dieux de Silsilis, et dediee par le basilicogrammate Honi, surintendant des batiments de Rhamses-Meiamoun, intendant de tous les palais du roi existants en Egypte, et charge de la construction du temple du Soleil bati a Memphis par ce Pharaon.

    Des tableaux d'adoration et plusieurs steles, plus anciennes que les precedentes, constatent aussi que Rhamses le Grand (Sesostris) a tire de Silsilis les materiaux de plusieurs des grands edifices construits sous son regne.

    Plusieurs de ces steles, dediees soit par des intendants des batiments, soit par des princes qui etaient venus en Haute-Egypte pour y tenir des panegyries dans les annees XXX, XXXIV, XXXVII, XL et XLIV de son regne, m'ont fourni des details curieux sur la famille du conquerant. Une de ces steles nous apprend que Rhamses le Grand a eu deux femmes: la premiere, Nofre-Ari, fut l'epouse de sa jeunesse, celle qui parait, ainsi que ses enfants, dans les monuments d'Ibsamboul et de la Nubie; la seconde (et derniere jusqu'a present) se nommait Isenofre; c'etait la mere, 1 deg. de la princesse Bathianthi, qui parait avoir ete sa fille cherie, la benjamine de la vieillesse de Sesostris; 2 deg. du prince Schohemkeme, celui qui presidait les panegyries dans les dernieres annees du regne de son pere, comme le prouvent trois des grandes steles de Silsilis. C'est probablement ce fils qui lui succeda en quittant son nom princier, et prenant sur les monuments celui de Thmeiothph (le possesseur de la verite, ou bien celui que la verite possede); c'est le Sesonsis II de Diodore, et le Pheron d'Herodote. Ce fut aussi, comme son pere, un grand constructeur d'edifices, mais dont il ne reste que peu de traces. On trouve dans le speos de Silsilis: 1 deg. une petite chapelle dediee en son honneur par l'intendant des terres du nome ombite, appele Pnahasi; 2 une stele (date effacee) dediee par le meme Pnahasi, et constatant qu'on a tire des carrieres de Silsilis les pierres qui ont servi a la construction du palais que ce roi avait fait elever a Thebes, ou il n'en reste aucune trace, a ma connaissance du moins. Cette stele nous apprend que la femme de ce Pharaon se nommait Isenofre, comme sa mere, et son fils aine Phthamen.

    3 deg. Une stele de l'an II, 5e jour de Mesori, rappelant qu'on a pris a Silsilis les pierres pour la construction du palais du roi Thmeiothph a Thebes, et pour les additions ou reparations faites au palais de son pere, le Rhamseion (l'edifice qu'on a improprement nomme tombeau d'Osimandyas et Memnonium).

    Il existe enfin a Silsilis des steles semblables relatives a quelques autres rois de la XVIIIe et de la XIXe dynastie. Deux steles d'Amenophis-Memnon, le pere du roi Horus, se voient sur la rive orientale, ou se trouvent les carrieres les plus etendues; ces steles donnent la premiere date certaine des plus anciennes exploitations de Silsilis. Il est certain qu'apres la XIXe dynastie, ces carrieres ont toujours fourni des materiaux pour la construction des monuments de la Thebaide. La stele de Sesonchis Ier le prouve; on y parle, en effet, d'exploitations de l'an XXII du regne de ce prince, destinees a des constructions faites dans la grande demeure d'Ammon; ce sont celles qui forment le cote droit de la premiere cour de Karnac, pres du second pylone, monument du regne de Sesonchis et des rois bubastites, ses descendants et ses successeurs; enfin, il est naturel de croire que les materiaux des temples d'Edfou et d'Esne viennent en grande partie de ces memes carrieres.

    Le 24 fevrier au matin, nous courions le portique et les colonnades d'Edfou (Apollonopolis Magna). Ce monument, imposant par sa masse, porte cependant l'empreinte de la decadence de l'art egyptien sous les Ptolemees, au regne desquels il appartient tout entier; ce n'est plus la simplicite antique; on y remarque une recherche et une profusion d'ornements bien maladroites, et qui marquent la transition entre la noble gravite des monuments pharaoniques et le papillotage fatigant et de si mauvais gout du temple d'Esneh, construit du temps des empereurs.

    La partie la plus antique des decorations du grand temple d' Edfou (l'interieur du naos et le cote droit exterieur) remonte seulement au regne de Philopator. On continua les travaux sous Epiphane, dont les legendes couvrent une partie du fut des colonnes et des tableaux interieurs de la paroi droite du pronaos, qui fut termine sous Evergete II.

    Les sculptures de la frise exterieure et des parois de l'exterieur des murailles du pronaos furent decorees sous Soter II. Sous le meme roi, on sculpta la galerie de droite de la cour en avant du pronaos. La galerie de gauche appartient a Philometor, ainsi que toutes les sculptures des deux massifs du pylone. J'ai trouve cependant, vers le bas du massif de droite, un mauvais petit bas-relief representant l'empereur Claude adorant les dieux du temple.

    Le mur d'enceinte qui environne le naos est entierement charge de sculptures; celles de la face interieure datent du regne de Cleopatre Cocce et de Soter II, de Cocce, de Ptolemee Alexandre Ier et de sa femme la reine Berenice.

    Voila qui peut donner une idee exacte de l'antiquite du grand temple d'Edfou: ce ne sont point ici des conjectures, ce sont des faits ecrits sur cent portions du monument, en caracteres de 10 pouces, et quelquefois de 2 pieds de hauteur.

    Ce grand et magnifique edifice etait consacre a une Triade composee: 1 deg. du dieu Har-Hat, la science et la lumiere celestes personnifiees, et dont le soleil est l'image dans le monde materiel; 2 deg. de la deesse Hathor, la Venus egyptienne; 3 deg. de leur fils Harsont-Tho (l'Horus, soutien du monde), qui repond a l'Amour (Eros) des mythologies grecque et romaine.

    Les qualifications, les titres et les diverses formes de ces trois divinites, que nous avons recueillis avec soin, jettent un grand jour sur plusieurs parties importantes du systeme theogonique egyptien. Il serait trop long ici d'entrer dans de pareils details.

    J'ai fait dessiner aussi une serie de quatorze bas-reliefs de l'interieur du pronaos, representant le lever du dieu Har-Hat, identifie avec le soleil, son coucher et ses formes symboliques a chacune des douze heures du jour, avec les noms de ces heures. Ce recueil est du plus grand interet pour l'intelligence de la petite portion des mythes egyptiens veritablement relative a l'astronomie.

    Le second edifice d'Edfou, dit le Typhonium, est un de ces petits temples nommes mammisi (lieu d'accouchement), que l'on construisait toujours a cote de tous les grands temples ou une Triade etait adoree; c'etait l'image de la demeure celeste ou la deesse avait enfante le troisieme personnage de la Triade, qui est toujours figure sous la forme d'un jeune enfant. Le mammisi d'Edfou represente en effet l'enfance et l'education du jeune Har-Sont-Tho, fils d'Har-Hat et d'Hathor, auquel la flatterie a associe Evergete II, represente aussi comme un enfant et partageant les caresses que les dieux de tous les ordres prodiguent au nouveau-ne d'Har-Hat. J'ai fait copier un assez grand nombre de bas-reliefs de ce monument du regne d'Evergete II et de Soter II.

    Nos travaux termines a Edfou, nous allames reposer nos yeux, fatigues des mauvais hieroglyphes et des pitoyables sculptures egyptiennes du temps des Lagides, dans les tombeaux d'Elethya ( El-Kab), ou nous arrivames le samedi 28 fevrier. Nous fumes accueillis par la pluie, qui tomba par torrents avec tonnerre et eclairs, pendant la nuit du 1er au 2 mars. Ainsi nous pourrons dire, comme le dit Herodote du roi Psammenite: De notre temps il a plu en Haute-Egypte.

    Je parcourus avec empressement l'interieur de l'ancienne ville d'Elethya, encore subsistante, ainsi que la seconde enceinte qui renfermait les temples et les edifices sacres. Je n'y trouvai pas une seule colonne debout; les Barbares ont detruit depuis quelques mois ce qui restait des deux temples interieurs, et le temple entier situe hors de la ville. Il a fallu me contenter d'examiner une a une les pierres oubliees par les devastateurs et sur lesquelles il restait quelques sculptures.

    J'esperais y trouver quelques debris de legendes, suffisants pour m'eclairer sur l'epoque de la construction de ces edifices et sur les divinites auxquelles ils furent consacres. J'ai ete assez heureux dans cette recherche pour me convaincre pleinement que le temple d'Elethya, dedie a Sevek (Saturne) et a Sowan (Lucine), appartenait a diverses epoques pharaoniques; ceux que la ville renfermait avaient ete construits et decores sous le regne de la reine Amense, sous celui de son fils Thouthmosis III (Moeris), et sous les Pharaons Amenophis-Memnon et Rhamses le Grand. Les rois Amyrtee et Achoris, deux des derniers princes de race egyptienne, avaient repare ces antiques edifices, et y avaient ajoute quelques constructions nouvelles. Je n'ai rien trouve a Elethya qui rappelle l'epoque grecque ou romaine. Le temple a l'exterieur de la ville est du au regne de Moeris.

    Les tombeaux ou hypogees creuses dans la chaine arabique voisine de la ville, remontent pour la plupart a une antiquite reculee. Le premier que nous avons visite est celui dont la Commission d'Egypte a publie les bas-reliefs peints, relatifs aux travaux agricoles, a la peche et a la navigation. Ce tombeau a ete creuse pour la famille d'un hierogrammate nomme Phape, attache au college des pretres d'Elethya (Sowan-Kah). J'ai fait dessiner plusieurs bas-reliefs inedits de ce tombeau, et j'ai pris copie de toutes les legendes des scenes agricoles et autres, publiees assez negligemment. Ce tombeau est d'une tres-haute antiquite. Un second hypogee, celui d'un grand-pretre de la deesse Ilithya ou Elethya (Sowan), la deesse eponyme de la ville de ce nom, porte la date du regne de Rhamses-Meiamoun; il presente une foule de details de famille et quelques scenes d'agriculture en tres-mauvais etat. J'y ai remarque, entre autres faits, le foulage ou battage des gerbes de ble par les boeufs, et au-dessus de la scene on lit, en hieroglyphes presque tous phonetiques, la chanson que le conducteur du foulage est cense chanter, car dans la vieille Egypte, comme dans celle d'aujourd'hui, tout se faisait en chantant, et chaque genre de travail a sa chanson particuliere.

    Voici celle du battage des grains, en cinq lignes, sorte d'allocution adressee aux boeufs, et que j'ai retrouvee ensuite, avec de tres-legeres variantes, dans des tombeaux bien plus antiques encore:

    Battez pour vous (bis),—o boeufs,—Battez pour vous (bis ),—Des boisseaux pour vos maitres.

    La poesie n'en est pas tres-brillante; probablement l'air faisait passer la chanson; du reste, elle est convenable a la circonstance dans laquelle on la chantait, et elle me paraitrait deja fort curieuse quand meme elle ne ferait que constater l'antiquite du bis qui est ecrit a la fin de la premiere et de la troisieme ligne. J'aurais voulu en trouver la musique pour l'envoyer a notre respectable ami le general de La Salette; elle lui aurait fourni quelles donnees de plus pour ses savantes recherches sur la musique des anciens.

    Le tombeau voisin de celui-ci est plus interessant encore sous le rapport historique. C'etait celui d'un nomme Ahmosis, fils de Obschne, chef des mariniers, ou plutot des nautoniers: c'etait un grand personnage. J'ai copie dans son hypogee ce qui reste d'une inscription de plus de trente colonnes, dans laquelle cet Ahmosis adresse la parole a tous les individus presents et futurs, et leur raconte son histoire que voici: Apres avoir expose qu'un de ses ancetres tenait un rang distingue parmi les serviteurs d'un ancien roi de la XVIe dynastie, il nous apprend qu'il est entre lui-meme dans la carriere nautique dans les jours du roi Ahmosis (le dernier de la XVIIe dynastie legitime); qu'il est alle rejoindre le roi a Tanis; qu'il a pris part aux guerres de ce temps, ou il a servi sur l'eau ; qu'il a ensuite combattu dans le Midi, ou il a fait des prisonniers de sa main; que, dans les guerres de l'an VI du meme Pharaon, il a pris un riche butin sur les ennemis; qu'il a suivi le roi Ahmosis lorsqu'il est monte par eau en Ethiopie pour lui imposer des tributs; qu'il se distingua dans la guerre qui s'ensuivit; et qu'enfin il a commande des batiments sous le roi Thouthmosis Ier. C'est la, sans aucun doute, le tombeau d'un de ces braves qui, sous le Pharaon Ahmosis, ont presque acheve l'expulsion des Pasteurs et delivre l'Egypte des Barbares.

    Pour ne pas trop allonger l'article d'Elethya, je terminerai par l'indication d'un tombeau presque ruine; il m'a fait connaitre quatre generations de grands personnages du pays, qui l'ont gouverne sous le titre sou-ten-si de Sowan (princes d'Elethya), durant les regnes des cinq premiers rois de la XVIIIe dynastie, savoir: Amenothph Ier (Amenoftep), Thouthmosis Ier, Thouthmosis II, Amense et Thouthmosis III (Moeris), aupres desquels ils tenaient un rang eleve dans leur service personnel, ainsi que dans celui des reines Ahmosis-Atare et Ahmosis, femmes des deux premiers rois nommes, et de Ranofre, fille de la reine Amense et soeur de Moeris. Tous ces personnages royaux sont successivement nommes dans les inscriptions de l'hypogee, et forment ainsi un supplement et une confirmation precieuse de la Table d'Abydos.

    Le 3 mars, au matin, nous arrivames a Esneh, ou nous fumes tres-gracieusement accueillis par Ibrahim-Bey, le mamour ou gouverneur de la province; avec son aide, il nous fut permis d'etudier le grand temple d'Esneh, encombre de coton, et qui, servant de magasin general de cette production, a ete crepi de limon du Nil, surtout a l'exterieur. On a egalement ferme avec des murs de boue l'intervalle qui existe entre le premier rang de colonnes du pronaos, de sorte que notre travail a du se faire souvent une chandelle a la main, ou avec le secours de nos echelles, afin de voir les bas-reliefs de plus pres.

    Malgre tous ces obstacles, j'ai recueilli tout ce qu'il importait de savoir relativement a ce grand temple, sous les rapports mythologiques et historiques. Ce monument a ete regarde, d'apres de simples conjectures etablies sur une facon particuliere d'interpreter le zodiaque du plafond, comme le plus ancien monument de l'Egypte: l'etude que j'en ai faite m'a pleinement convaincu que c'est, au contraire, le plus moderne de ceux qui existent encore en Egypte; car les bas-reliefs qui le decorent, et les hieroglyphes surtout, sont d'un style tellement grossier et tourmente qu'on y apercoit au premier coup d'oeil le point extreme de la decadence de l'art. Les inscriptions hieroglyphiques ne confirment que trop cet apercu: les masses de ce pronaos ont ete elevees sous l'empereur Cesar Tiberius Claudius Germanicus (l'empereur Claude), dont la porte du pronaos offre la dedicace en grands hieroglyphes. La corniche de la facade et le premier rang de colonnes ont ete sculptes sous les empereurs Vespasien et Titus; la partie posterieure du pronaos porte les legendes des empereurs Antonin, Marc Aurele et Commode; quelques colonnes de l'interieur du pronaos furent decorees de sculptures sous Trajan, Hadrien et Antonin ; mais, a l'exception de quelques bas-reliefs de l'epoque de Domitien, tous ceux des parois de droite et de gauche du pronaos portent les images de Septime Severe et de GETA, que son frere Caracalla eut la barbarie d'assassiner, en meme temps qu'il fit proscrire son nom dans tout l'empire; il parait que cette proscription du tyran fut executee a la lettre jusqu'au fond de la Thebaide, car les cartouches noms propres de l'empereur Geta sont tous marteles avec soin; mais ils ne l'ont pas ete au point de m'empecher de lire tres-clairement le nom de ce malheureux prince; l'EMPEREUR CESAR GETA, le directeur.

    Je crois que l'on connait deja des inscriptions latines ou grecques dans lesquelles ce nom est martele: voila des legendes hieroglyphiques a ajouter a cette serie.

    Ainsi donc, l'antiquite du pronaos d'Esneh est incontestablement fixee; sa construction ne remonte pas au dela de l'empereur Claude; et ses sculptures descendent jusqu'a Caracalla, et du nombre de celles-ci est le fameux zodiaque dont on a tant parle.

    Ce qui reste du naos, c'est-a-dire le mur du fond du pronaos, est de l'epoque de Ptolemee Epiphane, et cela encore est d'hier, comparativement a ce qu'on croyait. Les fouilles que nous avons faites derriere le pronaos nous ont convaincus que le temple proprement dit a ete rase jusqu'aux fondements.

    Cependant, que les amis de l'antiquite des monuments de l'Egypte se consolent: Latopolis ou plutot ESNE (car ce nom se lit en hieroglyphes sur toutes les colonnes et sur tous les bas-reliefs du temple) n'etait point un village aux grandes epoques pharaoniques; c'etait une ville importante, ornee de beaux monuments, et j'en ai decouvert la preuve dans l'inscription des colonnes du pronaos.

    J'ai trouve sur deux de ces colonnes, dont le fut est presque entierement couvert d'inscriptions hieroglyphiques disposees verticalement, la notice des fetes qu'on celebrait annuellement dans le grand temple d'Esneh. Une d'elles se rapportait a la commemoration de la dedicace de l'ancien temple, faite par le roi Thouthmosis III ( Moeris); de plus il existe, et j'ai dessine dans une petite rue d'Esneh, au quartier de Cheik-Mohammed-Ebbedri, un jambage de porte en tres-beau granit rose, portant une dedicace du Pharaon Thouthmosis II, et provenant sans doute d'un des vieux monuments de l'Esneh pharaonique. J'ai aussi trouve a Edfou une pierre qui est le seul debris connu du temple qui existait dans cette ville avant le temple actuel bati sous les Lagides; l'ancien etait encore de Moeris, et dedie, comme le nouveau, au grand dieu Har-Hat, seigneur d' HATFOUH (Edfou). C'est donc Thouthmosis III (Moeris) qui, en Thebaide comme en Nubie, avait construit la plupart des edifices sacres, apres l'invasion des Hykschos, de la meme maniere que les Ptolemees ont rebati ceux d'Ombos, d'Esneh et d'Edfou, pour remplacer les temples primitifs detruits pendant l'invasion persane.

    Le grand temple d'Esneh etait dedie a l'une des plus grandes formes de la divinite, a Chnouphis, qualifie des titres NEV-EN-THO-SNE, seigneur du pays d'Esneh, createur de l'univers, principe vital des essences divines, soutien de tous les mondes, etc. A ce dieu sont associes la deesse Neith, representee sous des formes diverses et sous les noms varies de Menhi, Tnebouaou, etc., et le jeune Hake, represente sous la forme d'un enfant, ce qui complete la Triade adoree a Esneh. J'ai ramasse une foule de details tres-curieux sur les attributions de ces trois personnages auxquels etaient consacrees les principales fetes et panegyries celebrees annuellement a Esneh. Le 23 du mois d'Hathyr, on celebrait la fete de la deesse Tnebouaou; celle de la deesse Menhi avait lieu le 25 du meme mois; le 30, celle d'Isis, tertiaire des deux deesses precitees. Le 1er de Choiak, on tenait une panegyrie (assemblee religieuse) en l'honneur du jeune dieu Hake, et ce meme jour avait lieu la panegyrie de Chnouphis. Voici l'article du calendrier sacre sculpte sur l'une des colonnes du pronaos: “A la neomenie de Choiak, panegyries et offrandes faites dans le temple de Chnouphis, seigneur d'Esneh; on etale tous les ornements sacres; on offre des pains, du vin et autres liqueurs, des boeufs et des oies; on presente des collyres et des parfums au dieu Chnouphis et a la deesse sa compagne, ensuite le lait a Chnouphis; quant aux autres dieux du temple, on offre une oie a la deesse Menhi, une oie a la deesse Neith, une oie a Osiris, une oie a Khons et a Thoth, une oie aux dieux Phre, Atmou, Thore, ainsi qu'aux autres dieux adores dans le temple; on presente ensuite des semences, des fleurs et des epis de ble au seigneur Chnouphis, souverain d'Esneh, et on l'invoque en ces termes,” etc. Suit la priere prononcee en cette occasion solennelle, et que j'ai copiee, parce qu'elle presente un grand interet mythologique.

    C'est aux memes divinites qu'etait dedie le temple situe au nord d'Esneh, dans une magnifique plaine, jadis cultivee, mais aujourd'hui herissee de broussailles qui nous dechirerent les jambes, lorsque, le 6 mars au soir, nous allames le visiter, en faisant a pied une tres-longue course du Nil aux ruines, que nous trouvames tout nouvellement devastees; ce temple n'est plus tel que la Commission d'Egypte l'a laisse; il n'en subsiste plus qu'une seule colonne, un petit pan de mur et le soubassement presque a fleur de terre: parmi les bas-reliefs subsistants j'en ai trouve un d'Evergete Ier et de Berenice sa femme; j'ai reconnu les legendes de Philopator sur la colonne; celles d'Hadrien sur une partie d'architrave; et sur une autre, en hieroglyphes tout a fait barbares, les noms des empereurs Antonin et Verus. Le hasard m'a fait decouvrir, dans le soubassement exterieur de la partie gauche du temple, une serie de captifs representant des peuples vaincus (par Evergete Ier, selon toute apparence), et, a l'aide des ongles de nos Arabes, qui fouillerent vaillamment malgre les pierres et les plantes epineuses, je parvins a copier une dizaine des inscriptions onomastiques de peuples gravees sur l'espece de bouclier attache a la poitrine des vaincus. Parmi les nations que le vainqueur se vante d'avoir subjuguees, j'ai lu les noms de l'Armenie, de la Perse, de la Thrace et de la Macedoine; peut-etre encore s'agit-il des victoires d'un empereur romain: je n'ai rien trouve d'assez conserve aux environs pour eclaircir ce doute.

    Le 7 mars au matin, nous fimes une course pedestre dans l'interieur des terres, pour voir ce qui restait encore des ruines de la vieille Tuphium, aujourd'hui Taoud, situee sur la rive droite du fleuve, mais dans le voisinage de la chaine arabique et tout pres d' Hermonthis, qui est sur la rive opposee. La existent deux ou trois salles d'un petit temple, habitees par des fellahs ou par leurs bestiaux. Dans la plus grande subsistent encore quelques bas-reliefs qui m'ont donne le mythe du temple: on y adorait la Triade formee de Mandou, de la deesse Ritho et de leur fils Harphre, celle meme du temple d'Hermonthis, capitale du nome auquel appartenait la ville de Tuphium.

    A midi nous etions a Hermonthis, dont j'ai parle dans la lettre que j'ecrivis apres avoir visite ce lieu lorsque nous remontions le Nil pour aller a la seconde cataracte. Nous y passames encore quelques heures pour copier quelques bas-reliefs et des legendes hieroglyphiques qui devaient completer notre travail sur Erment, commence a notre premier passage au mois de novembre dernier. Ce temple n'est encore qu'un mammisi ou eimisi consacre a l'accouchement de la deesse Ritho, construit et sculpte, comme le prouvent tous ses bas-reliefs, en commemoration de la reine Cleopatre, fille d'Auletes, lorsqu'elle mit au monde Cesarion, fils de Jules Cesar, lequel voulut etre le Mandou de la nouvelle deesse Ritho, comme Cesarion en fut l'Harphre. Du reste, c'etait assez l'usage du dictateur romain de chercher a completer la Triade, lorsqu'il rencontrait surtout des reines qui, comme Cleopatre, avaient en elles quelque chose de divin, sans dedaigner pour cela les joies terrestres.

    Une courte distance nous separait de Thebes, et nos coeurs etaient gros de revoir ses ruines imposantes: nos estomacs se mettaient aussi de la partie, puisqu'on parlait d'une barque de provisions fraiches, arrivee a Louqsor, a mon adresse. C'etait encore une courtoisie de notre digne consul general, M. Drovetti, et nous avions hate d'en profiter. Mais un vent du nord, d'une violence extreme, nous arreta pendant la nuit entre Hermonthis et Thebes, ou nous ne fumes rendus que le lendemain matin 8 mars, d'assez bonne heure.

    Notre petite escadre aborda au pied du quai antique dechausse par le Nil, et qui ne pourra longtemps encore defendre le palais de Louqsor, dont les dernieres colonnes touchent presque aux bords du fleuve. Ce quai est evidemment de deux epoques; le quai egyptien primitif est en grandes briques cuites, liees par un ciment d'une durete extreme, et ses ruines forment d'enormes blocs de 15 a 18 pieds de large et de 25 a 30 de longueur, semblables a des rochers inclines sur le fleuve au milieu duquel ils s'avancent. Le quai en pierres de gres est d'une epoque tres-posterieure; j'y ai remarque des pierres portant encore des fragments de sculptures du style des bas temps, et provenant d'edifices demolis.

    Notre travail sur Louqsor a ete termine (a tres-peu pres) avant de venir nous etablir ici, a Biban-el-Molouk, et je suis en etat de donner tous les details necessaires sur l'epoque de la construction de toutes les parties qui composent ce grand edifice.

    Le fondateur du palais de Louqsor, ou plutot des palais de Louqsor a ete le Pharaon Amenophis-Memnon (Amenothph III), de la XVIIIe dynastie. C'est ce prince qui a bati la serie d'edifices qui s'etend du sud au nord, depuis le Nil jusqu'aux quatorze grandes colonnes de 45 pieds de hauteur, et dont les masses appartiennent encore a ce regne. Sur toutes les architraves des autres colonnes ornant les cours et les salles interieures, colonnes au nombre de cent cinq, la plupart intactes, on lit, en grands hieroglyphes d'un relief tres-bas et d'un excellent travail, des dedicaces faites au nom du roi Amenophis. Je mets ici la traduction de l'une d'elles, pour donner une idee de toutes les autres, qui ne different que par quelques titres royaux de plus ou de moins.

    “La vie! l'Horus puissant et modere, regnant par la justice, l'organisateur de son pays, celui qui tient le monde en repos, parce que, grand par sa force, il a frappe les Barbares; le roi SEIGNEUR DE JUSTICE, bien aime du Soleil, le fils du Soleil AMENOPHIS, moderateur de la region pure (l'Egypte), a fait executer ces constructions consacrees a son pere Ammon, le dieu seigneur des trois zones de l'univers, dans l'Oph du midi; il les a fait executer en pierres dures et bonnes, afin d'eriger un edifice durable; c'est ce qu'a fait le fils du Soleil AMENOPHIS, cheri d'Ammon-Ra.”

    Ces inscriptions levent donc toute espece de doute sur l'epoque precise de la construction et de la decoration de cette partie de Louqsor; mes inscriptions ne sont pas sans verbe comme les inscriptions grecques expliquees par M. Letronne, et qu'on a chicanees si mal a propos; je puis lui annoncer a ce sujet que je lui porterai les inscriptions dedicatoires egyptiennes des temples de Philae, d'Ombos et de Denderah, ou le verbe construire ne manque jamais.

    Les bas-reliefs qui decorent le palais d'Amenophis sont, en general, relatifs a des actes religieux faits par ce prince aux grandes divinites de cette portion de Thebes, qui etaient: 1 deg. Ammon-Ra, le dieu supreme de l'Egypte, et celui qu'on adorait presque exclusivement a Thebes, sa ville eponyme; 2 deg. sa forme secondaire, Ammon-Ra generateur, mystiquement surnomme le mari de sa mere, et represente sous une forme priapique; c'est le dieu Pan egyptien, mentionne dans les ecrivains grecs; 3 deg. la deesse Thamoun ou Tamon, c'est-a-dire Ammon femelle, une des formes de Neith, consideree comme compagne d'Ammon generateur; 4 deg. la deesse Mouth, la grand'mere divine, compagne d'Ammon-Ra; 5 deg. et 6 deg. les jeunes dieux Khous et Harka, qui completent les deux grandes Triades adorees a Thebes, savoir:

       Peres. Meres. Fils.

        Ammon-Ra. Mouth. Khons.

    Ammon generateur. Thamoun. Harka.

    Le Pharaon est represente faisant des offrandes, quelquefois tres-riches, a ces differentes divinites, ou accompagnant leurs bari ou arches sacrees, portees processionnellement par des pretres.

    Mais j'ai trouve et fait dessiner dans deux des salles du palais une serie de bas-reliefs plus interessants encore et relatifs a la personne meme du fondateur. Voici un mot sur les principaux.

    Le dieu Thoth annoncant a la reine Tmauhemva, femme du Pharaon Thouthmosis IV, qu'Ammon generateur lui a accorde un fils.

    La meme reine, dont l'etat de grossesse est visiblement exprime, conduite par Chnouphis et Hathor (Venus) vers la chambre d'enfantement (le mammisi); cette meme princesse placee sur un lit, mettant au monde le roi Amenophis; des femmes soutiennent la gisante, et des genies divins, ranges sous le lit, elevent l'embleme de la vie vers le nouveau-ne.—La reine nourrissant le jeune prince.—Le dieu Nil peint en bleu (le temps des basses eaux), et le dieu Nil peint en rouge (le temps de l'inondation), presentant le petit Amenophis, ainsi que le petit dieu Harka et autres enfants divins, aux grandes divinites de Thebes.—Le royal enfant dans les bras d'Ammon-Ra, qui le caresse.—Le jeune roi institue par Ammon-Ra; les deesses protectrices de la haute et de la basse Egypte lui offrant les couronnes, emblemes de la domination sur les deux pays; et Thoth lui choisissant son grand nom, c'est-a-dire son prenom royal, Soleil seigneur de justice et de verite, qui, sur les monuments, le distingue de tous les autres Amenophis.

    L'une des dernieres salles du palais, d'un caractere plus religieux que toutes les autres, et qui a du servir de chapelle royale ou de sanctuaire, n'est decoree que d'adorations aux deux Triades de Thebes par Amenophis; et dans cette salle, dont le plafond existe encore, on trouve un second sanctuaire emboite dans le premier, et dont voici la dedicace, qui en donne tres-clairement l'epoque, tout a fait recente en comparaison de celle du grand sanctuaire: “Restauration de l'edifice faite par le roi (cheri de Phre, approuve par Ammon), le fils du Soleil, seigneur des diademes, Alexandre, en l'honneur de son pere Ammon-Ra, gardien des regions des Oph (Thebes); il a fait construire le sanctuaire nouveau en pierres dures et bonnes a la place de celui qui avait ete fait sous la majeste du roi Soleil, seigneur de justice, le fils du Soleil AMENOPHIS, moderateur de la region pure.”

    Ainsi, ce second sanctuaire remonte seulement a l'origine de la domination des Grecs en Egypte, au regne d'Alexandre, fils d'Alexandre le Grand, et non ce dernier, ce que prouve d'ailleurs le visage enfantin du roi, represente, a l'exterieur comme a l'interieur de ce petit edifice, adorant les Triades thebaines. Dans un de ces bas-reliefs, la deesse Thamoun est remplacee par la ville de Thebes personnifiee sous la forme d'une femme, avec cette legende:

    “Voici ce que dit Thebes (Toph), la grande rectrice du monde: Nous avons mis en ta puissance toutes les contrees (les nomes); nous t'avons donne KEME (l'Egypte), terre nourriciere.”

    La deesse Thebes adresse ces paroles au jeune roi Alexandre, auquel Ammon generateur dit en meme temps: “Nous accordons que les edifices que tu eleves soient aussi durables que le firmament.”

    On ne trouve que cette seule partie moderne dans le vieux palais d'Amenophis: car il ne vaut la peine de citer le fait suivant que sous le rapport de la singularite. Dans une salle qui precede le sanctuaire, existe une pierre d'architrave qui, ayant ete renouvelee sous un Ptolemee et ornee d'une inscription, produit, en lisant les caracteres qu'elle porte, une dedicace bizarre, en ce qu'on ne s'est point inquiete des vieilles pierres d'architrave voisines, conservant la dedicace primitive; la voici:

    1re pierre moderne. “Restauration de l'edifice faite par le roi Ptolemee, toujours vivant, aime de Ptha.”—2e pierre antique. “Monde, le Soleil, seigneur de justice, le fils du Soleil Amenophis, a fait executer ces constructions en l'honneur de son pere Ammon, etc.”

    L'ancienne pierre, remplacee par le Lagide, portait la legende: “L'Aroeris puissant, etc., seigneur du monde, etc.” On ne s'est point inquiete si la nouvelle legende se liait ou non avec l'ancienne.

    C'est aux quatorze grandes colonnes de Louqsor que finissent les travaux du regne d'Amenophis, sous lequel ont cependant encore ete decorees la deuxieme et la septieme des deux rangees, en allant du midi au nord. Les bas-reliefs appartiennent au regne du roi Horus, fils d'Amenophis, et les quatre dernieres au regne suivant.

    Toute la partie nord des edifices de Louqsor est d'une autre epoque, et formait un monument particulier, quoique lie par la grande colonnade a l'Amenophion ou palais d'Amenophis. C'est a Rhamses le Grand (Sesostris) que l'on doit ces constructions, et il a eu l'intention, non pas d'embellir le palais d'Amenophis, son ancetre, mais de construire un edifice distinct, ce qui resulte evidemment de la dedicace suivante, sculptee en grands hieroglyphes au-dessous de la corniche du pylone, et repetee sur les architraves de toutes les colonnades que les cahuttes modernes n'ont pas encore ensevelies.

    “La vie! l'Aroeris, enfant d'Ammon, le maitre de la region superieure et de la region inferieure, deux fois aimable, l'Horus plein de force, l'ami du monde, le roi (Soleil gardien de verite, approuve par Phre), le fils prefere du roi des dieux, qui, assis sur le trone de son pere, domine sur la terre, a fait executer ces constructions en l'honneur de son pere, Ammon-Ra, roi des dieux. Il a construit ce Rhamesseion dans la ville d'Ammon, dans l'Oph du midi. C'est ce qu'a fait le fils du Soleil (le fils cheri d'Ammon-Rhamses), vivificateur a toujours.”

    C'est donc ici un monument particulier, distinct de l'Amenophion, et cela explique tres-bien pourquoi ces deux grands edifices ne sont pas sur le meme alignement, defaut choquant remarque par tous les voyageurs, qui supposaient a tort que toutes ces constructions etaient du meme temps et formaient un seul tout, ce qui n'est pas.

    C'est devant le pylone nord du Rhamseion de Louqsor que s'elevent les deux celebres obelisques de granit rose, d'un travail si pur et d'une si belle conservation. Ces deux masses enormes, veritables joyaux de plus de 70 pieds de hauteur, ont ete erigees a cette place par Rhamses le Grand, qui a voulu en decorer son Rhamesseion, comme cela est dit textuellement dans l'inscription hieroglyphique de l'obelisque de gauche, face nord, colonne mediale, que voici: “Le Seigneur du monde, Soleil gardien de la verite (ou justice), approuve par Phre, a fait executer cet edifice en l'honneur de son pere Ammon-Ra, et il lui a erige ces deux grands obelisques de pierre, devant le Rhamesseion de la ville d'Ammon.”

    Je possede des copies exactes de ces deux beaux monolithes[Footnote: Un de ces deux obelisques a ete apporte a Paris et dresse sur la place de la Concorde.]. Je les ai prises avec un soin extreme, en corrigeant les erreurs des gravures deja connues, et en les completant par les fouilles que nous avons faites jusqu'a la base des obelisques. Malheureusement il est impossible d'avoir la fin de la face est de l'obelisque de droite, et de la face ouest de l'obelisque de gauche: il aurait fallu abattre pour cela quelques maisons de terre et faire demenager plusieurs pauvres familles de fellahs.

    Je n'entre pas dans de plus grands details sur le contenu des legendes des deux obelisques. On sait deja que, loin de renfermer, comme on l'a cru si longtemps, de grands mysteres religieux, de hautes speculations philosophiques, les secrets de la science occulte, ou tout au moins des lecons d'astronomie, ce sont tout simplement des dedicaces, plus ou moins fastueuses, des edifices devant lesquels s'elevent les monuments de ce genre. Je passe donc a la description des pylones, qui sont d'un bien autre interet.

    L'immense surface de chacun de ces deux massifs est couverte de sculptures d'un tres-bon style, sujets tous militaires et composes de plusieurs centaines de personnages. Massif de droite: le roi Rhamses le Grand, assis sur son trone au milieu de son camp, recoit les chefs militaires et des envoyes etrangers; details du camp, bagages, tentes, fourgons, etc., etc.; en dehors, l'armee egyptienne est rangee en bataille; chars de guerre a l'avant, a l'arriere et sur les flancs; au centre, les fantassins regulierement formes en carres. Massif de gauche: bataille sanglante, defaite des ennemis, leur poursuite, passage d'un fleuve, prise d'une ville; on amene ensuite les prisonniers.

    Voila le sujet general de ces deux tableaux, d'environ 50 pieds chacun; nous en avons des dessins fort exacts, ainsi que du peu d'inscriptions entremelees aux scenes militaires. Les grands textes relatifs a cette campagne de Sesostris sont au-dessous des bas-reliefs. Malheureusement il faudrait abattre une partie du village de Louqsor pour en avoir des copies. Il a donc fallu me contenter d'apprendre, par le haut des lignes encore visibles, que cette guerre avait eu lieu en l'an V du regne du conquerant, et que la bataille s'etait donnee le 5 du mois d'Epiphi. Ces dates me prouvent qu'il s'agit ici de la meme guerre que celle dont on a sculpte les evenements sur la paroi droite du grand monument d'Ibsamboul, et qui portent aussi la date de l'an V. La bataille figuree dans ce dernier temple est aussi du mois d'Epiphi, mais du 9 et non pas du 5. Il s'agit donc evidemment de deux affaires de la meme campagne. Les peuples que les Egyptiens avaient a combattre sont des Asiatiques, qu'a leur costume on peut reconnaitre pour des Bactriens, des Medes et des Babyloniens. Le pays de ces derniers est expressement nomme (Naharaina-Kah, le pays de Naharaina, la Mesopotamie) dans les inscriptions d'Ibsamboul, ainsi que les contrees de Schot, Robschi, Schabatoun, Marou, Bachoua, qu'il faut chercher necessairement dans la geographie primitive de l'Asie occidentale.

    Les obelisques, les quatre colonnes, le pylone, et le vaste peristyle ou cour environnee de colonnes, qui s'y rattachent, forment tout ce qui reste du Rhamesseion de la rive droite, et on lit partout les dedicaces de Rhamses le Grand, deux seuls points exceptes de ce grand edifice. Il parait, en effet, que vers le huitieme siecle avant J.-C., l'ancienne decoration de la grande porte situee entre ces deux massifs du pylone etait, par une cause quelconque, en fort mauvais etat, et qu'on en refit les masses entierement a neuf; les bas-reliefs de Rhamses le Grand furent alors remplaces par de nouveaux, qui existent encore et qui representent le chef de la XXIVe dynastie, le conquerant ethiopien Sabaco ou Sabacon, qui, pendant de longues annees, gouverna l'Egypte avec beaucoup de douceur, faisant les offrandes accoutumees aux dieux protecteurs du palais et de la ville de Thebes. Ces bas-reliefs, sur lesquels on voit le nom du roi, qui est ecrit Schabak et qu'on y lit tres-clairement, quoiqu'on ait pris soin de le marteler a une epoque fort ancienne, ces bas-reliefs, dis-je, sont tres-curieux aussi sous le rapport du style. Les figures en sont fortes et tres-accusees, avec les muscles vigoureusement prononces, sans qu'elles aient pour cela la lourdeur des sculptures du temps des Ptolemees et des Romains. Ce sont, au reste, les seules sculptures de ce regne que j'aie rencontrees en Egypte.

    Une seconde restauration, mais de peu d'importance, a eu egalement lieu au Rhamesseion de Louqsor. Trois pierres d'une architrave et le chapiteau de la premiere colonne gauche du peristyle ont ete renouveles sous Ptolemee Philopator, et l'on n'a pas manque de sculpter sur l'architrave l'inscription suivante: “Restauration de l'edifice, faite par le roi Ptolemee toujours vivant, cheri d'Isis et de Phtha, et par la dominatrice du monde, Arsinoe, dieux Philopatores aimes par Ammon-Ra, roi des dieux.”

    Je ne mets point au nombre des restaurations quelques sculptures de Rhamses-Meiamoun, que l'on remarque en dehors du Rhamesseion, du cote de l'est, parce qu'elles peuvent avoir appartenu a un edifice contigu et sans liaison reelle avec le monument de Sesostris.

    Je termine ici, pour cette fois, mes notices monumentales; je parlerai, dans ma prochaine lettre, des tombeaux des rois thebains que nous exploitons dans ce moment ... Adieu.

    P.S. 2 avril. Je ferme aujourd'hui ma lettre, le courrier devant partir ce matin meme pour le Kaire. Rien de nouveau depuis le 25; toujours bonne sante et bon courage. Je donne ce soir a nos compagnons une fete dans une des plus jolies salles du tombeau d'Ousirei; nous y oublierons la sterilite et le voisinage de la seconde cataracte, ou nous avions a peine du pain a manger. La chere ne repondra pas a la magnificence du local, mais on fera l'impossible pour n'etre pas trop au-dessous. Je voulais offrir a notre jeunesse un plat nouveau pour nous, et qui devait ajouter aux plaisirs de la reunion; c'etait un morceau de jeune crocodile mis a la sauce piquante, le hasard ayant voulu qu'on m'en apportat un tue d'hier matin; mais j'ai joue de malheur, la piece de crocodile s'est gatee: nous n'y perdrons vraisemblablement qu'une bonne indigestion chacun.

    TREIZIEME LETTRE

    Thebes (Biban-el-Molouk), le 26 mai 1829.

    Les details topographiques donnes par Strabon ne permettent point de chercher ailleurs que dans la vallee de Biban-el-Molouk l'emplacement des tombeaux des anciens rois. Le nom de cette vallee, qu'on veut entierement deriver de l'arabe en le traduisant par les portes des rois, mais qui est a la fois une corruption et une traduction de l'ancien nom egyptien Biban-Ou-roou (les hypogees des rois), comme l'a fort bien dit M. Silvestre de Sacy, leverait d'ailleurs toute espece de doute a ce sujet. C'etait la necropole royale, et on avait choisi un lieu parfaitement convenable a cette triste destination, une vallee aride; encaissee par de tres-hauts roches coupes a pic, ou par des montagnes en pleine decomposition, offrant presque toutes de larges fentes occasionnees soit par l'extreme chaleur, soit par des eboulements interieurs, et dont les croupes sont parsemees de bandes noires, comme si elles eussent ete brulees en partie; aucun animal vivant ne frequente cette vallee de mort: je ne compte point les mouches, les renards, les loups et les hyenes, parce que c'est notre sejour dans les tombeaux et l'odeur de notre cuisine qui avaient attire ces quatre especes affamees.

    En entrant dans la partie la plus reculee de cette vallee, par une ouverture etroite evidemment faite de main d'homme, et offrant encore quelques legers restes de sculptures egyptiennes, on voit bientot au pied des montagnes, ou sur les pentes, des portes carrees, encombrees pour la plupart, et dont il faut approcher pour apercevoir la decoration: ces portes, qui se ressemblent toutes, donnent entree dans les tombeaux des rois. Chaque tombeau a la sienne, car jadis aucun ne communiquait avec l'autre; ils etaient tous isoles: ce sont les chercheurs de tresors, anciens ou modernes, qui ont etabli quelques communications forcees.

    Il me tardait, en arrivant a Biban-el-Molouk, de m'assurer que ces tombeaux, au nombre de seize (je ne parle ici que des tombeaux conservant des sculptures et les noms des rois pour qui ils furent creuses), etaient bien, comme je l'avais deduit d'avance de plusieurs considerations, ceux de rois appartenant tous a des dynasties thebaines, c'est-a-dire a des princes, dont la famille etait originaire de Thebes. L'examen rapide que je fis alors de ces excavations avant de monter a la seconde cataracte, et le sejour de plusieurs mois que j'y ai fait a mon retour, m'ont pleinement convaincu que ces hypogees ont renferme les corps des rois des XVIIIe, XIXe et XXe dynasties, qui sont en effet toutes trois des dynasties diospolitaines ou thebaines. Ainsi, j'y ai trouve d'abord les tombeaux de six des rois de la XVIIIe, et celui du plus ancien de tous, Amenophis-Memnon, inhume a part dans la vallee isolee de l'ouest.

    Viennent ensuite le tombeau de Rhamses-Meiamoun et ceux de six autres Pharaons, successeurs de Meiamoun et appartenant a la XIXe ou a la XXe dynastie.

    On n'a suivi aucun ordre, ni de dynastie, ni de succession, dans le choix de l'emplacement des diverses tombes royales: chacun a fait creuser la sienne sur le point ou il croyait rencontrer une veine de pierre convenable a sa sepulture et a l'immensite de l'excavation projetee. Il est difficile de se defendre d'une certaine surprise lorsque, apres avoir passe sous une porte assez simple, on entre dans de grandes galeries ou corridors couverts de sculptures parfaitement soignees, conservant en grande partie l'eclat des plus vives couleurs, et conduisant successivement a des salles soutenues par des piliers encore plus riches de decorations, jusqu'a ce qu'on arrive enfin a la salle principale, celle que les Egyptiens nommaient la salle doree, plus vaste que toutes les autres, et au milieu de laquelle reposait la momie du roi dans un enorme sarcophage de granit. Les plans de ces tombeaux, publies par la Commission d'Egypte, donnent une idee exacte de l'etendue de ces excavations et du travail immense qu'elles ont coute pour les executer au pic et au ciseau. Les vallees sont presque toutes encombrees de collines formees par les petits eclats de pierre provenant des effrayants travaux executes dans le sein de la montagne.

    Je ne puis tracer ici une description detaillee de ces tombeaux; plusieurs mois m'ont a peine suffi pour rediger une notice un peu detaillee des innombrables bas-reliefs qu'ils renferment et pour copier les inscriptions les plus interessantes. Je donnerai cependant une idee generale de ces monuments par la description rapide et tres-succincte de l'un d'entre eux, celui du Pharaon Rhamses, fils et successeur de Meiamoun. La decoration des tombeaux royaux etait systematisee, et ce que l'on trouve dans l'un reparait dans presque tous les autres, a quelques exceptions pres, comme je le dirai plus bas.

    Le bandeau de la porte d'entree est orne d'un bas-relief (le meme sur toutes les premieres portes des tombeaux royaux), qui n'est au fond que la preface, ou plutot le resume de toute la decoration des tombes pharaoniques. C'est un disque jaune au milieu duquel est le Soleil a tete de belier, c'est-a-dire le soleil couchant entrant dans l'hemisphere inferieur, et adore par le roi a genoux; a la droite du disque, c'est-a-dire a l'orient, est la deesse Nephthys, et a la gauche (occident) la deesse Isis, occupant les deux extremites de la course du dieu dans l'hemisphere superieur: a cote du Soleil et dans le disque, on a sculpte un grand scarabee qui est ici, comme ailleurs, le symbole de la regeneration ou des renaissances successives: le roi est agenouille sur la montagne celeste, sur laquelle portent aussi les pieds des deux deesses.

    Le sens general de cette composition se rapporte au roi defunt: pendant sa vie, semblable au soleil dans sa course de l'orient a l'occident, le roi devait etre le vivificateur, l'illuminateur de l'Egypte, et la source de tous les biens physiques et moraux necessaires a ses habitants; le Pharaon mort fut donc encore naturellement compare au soleil se couchant et descendant vers le tenebreux hemisphere inferieur, qu'il doit parcourir pour renaitre de nouveau a l'orient, et rendre la lumiere et la vie au monde superieur (celui que nous habitons), de la meme maniere que le roi defunt devait renaitre aussi, soit pour continuer ses transmigrations, soit pour habiter le monde celeste et etre absorbe dans le sein d'Ammon, le pere universel.

    Cette explication n'est point de mon cru; le temps des conjectures est passe pour la vieille Egypte; tout cela resulte de l'ensemble des legendes qui couvrent les tombes royales.

    Ainsi cette comparaison ou assimilation du roi avec le soleil dans ses deux etats pendant les deux parties du jour, est la clef ou plutot le motif et le sujet dont tous les autres bas-reliefs ne sont, comme on va le voir, que le developpement successif.

    Dans le tableau decrit est toujours une legende dont suit la traduction litterale: “Voici ce que dit Osiris, seigneur de l'Amenti (region occidentale, habitee par les morts): Je t'ai accorde une demeure dans la montagne sacree de l'Occident, comme aux autres dieux grands (les rois ses predecesseurs), a toi Osirien, roi seigneur du monde, Rhamses, etc., encore vivant.”

    Cette derniere expression prouverait, s'il en etait besoin, que les tombeaux des Pharaons, ouvrages immenses et qui exigeaient un travail fort long, etaient commences de leur vivant, et que l'un des premiers soins de tout roi egyptien fut, conformement a l'esprit bien connu de cette singuliere nation, de s'occuper incessamment de l'execution du monument sepulcral qui devait etre son dernier asile.

    C'est ce que demontre encore mieux le premier bas-relief qu'on trouve toujours a la gauche en entrant dans tous ces tombeaux. Ce tableau avait evidemment pour but de rassurer le roi vivant sur le facheux augure qui semblait resulter pour lui du creusement de sa tombe au moment ou il etait plein de vie et de sante: ce tableau montre en effet le Pharaon en costume royal, se presentant au dieu Phre a tete d'epervier, c'est-a-dire au soleil dans tout l'eclat de sa course (a l'heure de midi), lequel adresse a son representant sur la terre ces paroles consolantes:

    “Voici ce que dit Phre, dieu grand, seigneur du ciel: Nous t'accordons une longue serie de jours pour regner sur le monde et exercer les attributions royales d'Horus sur la terre.”

    Au plafond de ce premier corridor du tombeau, on lit egalement de magnifiques promesses faites au roi pour cette vie terrestre, et le detail des privileges qui lui sont reserves dans les regions celestes; il semble qu'on ait place ici ces legendes comme pour rendre plus douce la pente toujours trop rapide qui conduit a la salle du sarcophage.

    Immediatement apres ce tableau, sorte de precaution oratoire assez delicate, on aborde plus franchement la question par un tableau symbolique, le disque du soleil Criocephale, parti de l'Orient, et avancant vers la frontiere de l'Occident, qui est marquee par un crocodile, embleme des tenebres, et dans lesquelles le dieu et le roi vont entrer chacun a sa maniere. Suit immediatement un tres-long texte, contenant les noms des soixante-quinze paredres du soleil dans l'hemisphere inferieur, et des invocations a ces divinites du troisieme ordre, dont chacune preside a l'une des soixante-quinze subdivisions du monde inferieur, qu'on nommait KELLE, demeure qui enveloppe, enceinte, zone.

    Une petite salle, qui succede ordinairement a ce premier corridor, contient les images sculptees et peintes des soixante-quinze paredres, precedees ou suivies d'un immense tableau dans lequel on voit successivement l'image abregee des soixante-quinze zones et de leurs habitants, dont il sera parle plus loin.

    A ces tableaux generaux et d'ensemble succede le developpement des details: les parois des corridors et salles qui suivent (presque toujours les parois les plus voisines de l'orient) sont couvertes d'une longue serie de tableaux representant la marche du soleil dans l'hemisphere superieur (image du roi pendant sa vie), et sur les parois opposees on a figure la marche du soleil dans l'hemisphere inferieur (image du roi apres sa mort).

    Les nombreux tableaux relatifs a la marche du dieu au-dessus de l'horizon et dans l'hemisphere lumineux sont partages en douze series, annoncees chacune par un riche battant de porte, sculpte, et garde par un enorme serpent. Ce sont les portes des douze heures du jour, et ces reptiles ont tous des noms significatifs, tels que TEK-HO, serpent a face etincelante; SATEMPEF-BAL, serpent dont l'oeil lance la flamme; TAPENTHO, la corne du monde, etc., etc. A cote de ces terribles gardiens on lit constamment la legende: Il demeure au-dessus de cette grande porte, et l'ouvre au dieu Soleil.

    Pres du battant de la premiere porte, celle du lever, on a figure les vingt-quatre heures du jour astronomique sous forme humaine, une etoile sur la tete, et marchant vers le fond du tombeau, comme pour marquer la direction de la course du dieu et indiquer celle qu'il faut suivre dans l'etude des tableaux, qui offrent un interet d'autant plus piquant que, dans chacune des douze heures de jour, on a trace l'image detaillee de la barque du dieu, naviguant dans le fleuve celeste sur le fluide primordial ou l'ether, le principe de toutes les choses physiques selon la vieille philosophie egyptienne, avec la figure des dieux qui l'assistent successivement, et de plus, la representation des demeures celestes qu'il parcourt, et les scenes mythiques propres a chacune des heures du jour.

    Ainsi, a la premiere heure, sa bari, ou barque, se met en mouvement et recoit les adorations des esprits de l'Orient; parmi les tableaux de la seconde heure, on trouve le grand serpent Apophis, le frere et l'ennemi du Soleil, surveille par le dieu Atmou; a la troisieme heure, le dieu Soleil arrive dans la zone celeste ou se decide le sort des ames, relativement aux corps qu'elles doivent habiter dans leurs nouvelles transmigrations; on y voit le dieu Atmou assis sur son tribunal, pesant a sa balance les ames humaines qui se presentent successivement: l'une d'elles vient d'etre condamnee, on la voit ramenee sur terre dans une bari, qui s'avance vers la porte gardee par Anubis, et conduite a grands coups de verges par des cynocephales, emblemes de la justice celeste; le coupable est sous la forme d'une enorme truie, au-dessus de laquelle on a grave en grand caractere gourmandise ou gloutonnerie, sans doute le peche capital du delinquant, quelque glouton de l'epoque.

    Le dieu visite, a la cinquieme heure, les Champs-Elysees de la mythologie egyptienne, habites par les ames bienheureuses se reposant des peines de leurs transmigrations sur la terre: elles portent sur leur tete la plume d'autruche, embleme de leur conduite juste et vertueuse. On les voit presenter des offrandes aux dieux, ou bien, sous l'inspection du Seigneur de la joie du coeur, elles cueillent les fruits des arbres celestes de ce paradis; plus loin, d'autres tiennent en main des faucilles: ce sont les ames qui cultivent les champs de la verite; leur legende porte: “Elles font des libations de l'eau et des offrandes des grains des campagnes de gloire; elles tiennent une faucille et moissonnent les champs qui sont leur partage; le dieu Soleil leur dit: Prenez vos faucilles, moissonnez vos grains, emportez-les dans vos demeures, jouissez-en et les presentez aux dieux en offrande pure.” Ailleurs, enfin, on les voit se baigner, nager, sauter et folatrer dans un grand bassin que remplit l'eau celeste et primordiale, le tout sous l'inspection du dieu Nil-Celeste. Dans les heures suivantes, les dieux se preparent a combattre le grand ennemi du Soleil, le serpent Apophis. Ils s'arment d'epieux, se chargent de filets, parce que le monstre habite les eaux du fleuve sur lequel navigue le vaisseau du Soleil; ils tendent des cordes; Apophis est pris; on le charge de liens; on sort du fleuve cet immense reptile, au moyen d'un cable que la deesse Selk lui attache au cou et que les douze dieux tirent, secondes par une machine fort compliquee, manoeuvres par le dieu Sev (Saturne), assiste des genies des quatre points cardinaux. Mais tout cet attirail serait impuissant contre les efforts d'Apophis, s'il ne sortait d'en bas une main enorme (celle d'Ammon) qui saisit la corde et arrete la fougue du dragon. Enfin, a la onzieme heure du jour, le serpent captif est etrangle; et bientot apres le dieu Soleil arrive au point extreme de l'horizon ou il va disparaitre. C'est la deesse Netphe (Rhea) qui, faisant l'office de la Thetys des Grecs, s'eleve a la surface de l'abime des eaux celestes; et, montee sur la tete de son fils Osiris, dont le corps se termine en volute comme celui d'une sirene, la deesse recoit le vaisseau du Soleil, qui prend bientot dans ses bras immenses le Nil celeste, le vieil Ocean des mythes egyptiens.

    La marche du Soleil dans l'hemisphere inferieur, celui des tenebres, pendant les douze heures de nuit, c'est-a-dire la contre-partie des scenes precedentes, se trouve sculptee sur les parois des tombeaux royaux opposees a celles dont je viens de donner une idee tres-succincte. La le dieu, assez constamment peint en noir, de la tete aux pieds, parcourt les soixante-quinze cercles ou zones auxquels president autant de personnages divins de toute forme et armes de glaives. Ces cercles sont habites par les ames coupables qui subissent divers supplices. C'est veritablement la le type primordial de l'Enfer du Dante, car la variete des tourments a de quoi surprendre; et je ne suis pas etonne que quelques voyageurs, effrayes de ces scenes de carnage, aient cru y trouver la preuve de l'usage des sacrifices humains dans l'ancienne Egypte; mais les legendes levent toute espece d'incertitude a cet egard: ce sont des affaires de l'autre monde, et qui ne prejugent rien pour les us et coutumes de celui-ci.

    Les ames coupables sont punies d'une maniere differente dans la plupart des zones infernales que visite le dieu Soleil: on a figure ces esprits impurs, et perseverant dans le crime, presque toujours sous la forme humaine, quelquefois aussi sous la forme symbolique de la grue, ou celle de l'epervier a tete humaine, entierement peints en noir, pour indiquer a la fois et leur nature perverse et leur sejour dans l'abime des tenebres; les unes sont fortement liees a des poteaux, et les gardiens de la zone, brandissant leurs glaives, leur reprochent les crimes qu'elles ont commis sur la terre; d'autres sont suspendues la tete en bas; celles-ci, les mains liees sur la poitrine et la tete coupee, marchent en longues files; quelques-unes, les mains liees derriere le dos, trainent sur la terre leur coeur sorti de leur poitrine; dans de grandes chaudieres, on fait bouillir des ames vivantes, soit sous forme humaine, soit sous celle d'oiseau, ou seulement leurs tetes et leurs coeurs. J'ai aussi remarque des ames jetees dans la chaudiere avec l'embleme du bonheur et du repos celeste (l'eventail), auxquels elles avaient perdu tous leurs droits. J'ai des copies fideles de cette immense serie de tableaux et des longues legendes qui les accompagnent.

    A chaque zone et aupres des supplicies, on lit toujours leur condamnation et la peine qu'ils subissent. “Ces ames ennemies, y est-il dit, ne voient point notre dieu lorsqu'il lance les rayons de son disque; elles n'habitent plus dans le monde terrestre, et elles n'entendent point la voix du Dieu grand lorsqu'il traverse leurs zones.” Tandis qu'on lit au contraire, a cote de la representation des ames heureuses, sur les parois opposees: “Elles ont trouve grace aux yeux du Dieu grand; elles habitent les demeures de gloire, celles ou l'on vit de la vie celeste; les corps qu'elles ont abandonnes reposeront a toujours dans leurs tombeaux, tandis qu'elles jouiront de la presence du Dieu supreme.”

    Cette double serie de tableaux nous donne donc le systeme psychologique egyptien dans ses deux points les pins importants et les plus moraux, les recompenses et les peines. Ainsi se trouve completement demontre tout ce que les anciens ont dit de la doctrine egyptienne sur l'immortalite de l'ame et le but positif de la vie humaine. Elle est certainement grande et heureuse, l'idee de symboliser la double destinee des ames par le plus frappant des phenomenes celestes, le cours du soleil dans les deux hemispheres, et d'en lier la peinture a celle de cet imposant et magnifique spectacle.

    Cette galerie psychologique occupe les parois des deux grands corridors et des deux premieres salles du tombeau de Rhamses V, que j'ai pris pour type de ma description des tombes royales, parce qu'il est le plus complet de tous. Le meme sujet, mais compose dans un esprit directement astronomique, et sur un plan plus regulier, parce que c'etait un tableau de science, est reproduit sur les plafonds, et occupe toute la longueur de ceux du second corridor et des deux premieres salles qui suivent.

    Le ciel, sous la forme d'une femme dont le corps est parseme d'etoiles, enveloppe de trois cotes cette immense composition: le torse se prolonge sur toute la longueur du tableau dont il couvre la partie superieure; sa tete est a l'occident; ses bras et ses pieds limitent la longueur du tableau divise en deux bandes egales: celle d'en haut represente l'hemisphere superieur et le cours du soleil dans les douze heures du jour; celle d'en bas, l'hemisphere inferieur, la marche du soleil pendant les douze heures de la nuit.

    A l'orient, c'est-a-dire vers le point sexuel du grand corps celeste (de la deesse Ciel), est figuree la naissance du Soleil; il sort du sein de sa divine mere Neith, sous la forme d'un petit enfant portant le doigt a sa bouche, et renferme dans un disque rouge: le dieu Meui (l'Hercule egyptien, la raison divine), debout dans la barque destinee aux voyages du jeune dieu, eleve les bras pour l'y placer lui-meme; apres que le Soleil enfant a recu les soins de deux deesses nourrices, la barque part et navigue sur l'Ocean celeste, l'Ether, qui coule comme un fleuve de l'orient a l'occident, ou il forme un vaste bassin, dans lequel aboutit une branche du fleuve traversant l'hemisphere inferieur, d'occident en orient.

    Chaque heure du jour est indiquee sur le corps du Ciel par un disque rouge, et dans le tableau par douze barques ou bari dans lesquelles parait le dieu Soleil naviguant sur l'Ocean celeste avec un cortege qui change a chaque heure, et qui l'accompagne sur les deux rives.

    A la premiere heure, au moment ou le vaisseau se met en mouvement, les esprits de l'Orient presentent leurs hommages au dieu debout dans son naos, qui est eleve au milieu de cette bari; l'equipage se compose de la deesse Sori, qui donne l'impulsion a la proue; du dieu Sev (Saturne), a la tete de lievre, tenant une longue perche pour sonder le fleuve, et dont il ne fait usage qu'a partir de la 8e heure, c'est-a-dire lorsqu'on approche des parages de l'Occident; le reis ou commandant est Horus, ayant en sous-ordre le dieu Hake-Oeris, le Phaeton et le compagnon fidele du Soleil: le pilote manoeuvrant le gouvernail est un hieracocephale nomme Haou, plus la deesse Neb-Wa (la dame de la barque), dont j'ignore les fonctions speciales, enfin le dieu gardien superieur des tropiques. On a represente, sur les bords du fleuve, les dieux ou les esprits qui president a chacune des heures du jour; ils adorent le Soleil a son passage, ou recitent tous les noms mystiques par lesquels on le distinguait. A la seconde heure paraissent les ames des rois ayant a leur tete le defunt Rhamses V, allant au-devant de la bari du dieu pour adorer sa lumiere. Aux 4e, 5e et 6e heures, le meme Pharaon prend part aux travaux des dieux qui font la guerre au grand Apophis cache dans les eaux de l'Ocean. Dans les 7e et 8e heures, le vaisseau celeste cotoie les demeures des bienheureux, jardins ombrages par des arbres de differentes especes, sous lesquels se promenent les dieux et les ames pures. Enfin le dieu approche de l'Occident: Sev (Saturne) sonde le fleuve incessamment, et des dieux echelonnes sur le rivage dirigent la barque avec precaution; elle contourne le grand bassin de l'ouest, et reparait dans la bande superieure du tableau, c'est-a-dire dans l'hemisphere inferieur, sur le fleuve qu'elle remonte d'occident en orient. Mais dans toute cette navigation des douze heures de nuit, comme il arriva encore pour les barques qui remontent le Nil, la bari du Soleil est toujours tiree a la corde par un grand nombre de genies subalternes, dont le nombre varie a chaque heure differente. Le grand cortege du dieu et l'equipage ont disparu, il ne reste plus que le pilote debout et inerte a l'entree du naos renfermant le dieu, auquel la deesse Thmei (la verite et la justice), qui preside a l'enfer ou a la region inferieure, semble adresser des consolations.

    Des legendes hieroglyphiques, placees sur chaque personnage et au commencement de toutes les scenes, en indiquent les noms et les sujets, en faisant connaitre l'heure du jour ou de la nuit a laquelle se rapportent ces scenes symboliques. J'ai pris copie moi-meme et des tableaux et de toutes les inscriptions.

    Mais sur ces memes plafonds, et en dehors de la composition que je viens de decrire en gros, existent des textes hieroglyphiques d'un interet plus grand peut-etre, quoique lies au meme sujet. Ce sont des tables des constellations et de leurs influences pour toutes les heures de chaque mois de l'annee; elles sont ainsi concues:

    MOIS DE TOBI, la derniere moitie.—Orion domine et influe sur l'oreille gauche.

    Heure 1re, la constellation d'Orion (influe) sur le bras gauche.

    Heure 2e, la constellation de Sirius (influe) sur le coeur.

    Heure 3e, le commencement de la constellation des deux etoiles (les Gemeaux?), sur le coeur.

    Heure 4e, les constellations des deux etoiles (influent) sur l'oreille gauche.

    Heure 5e, les etoiles du fleuve (influent) sur le coeur.

    Heure 6e, la tete (ou le commencement) du lion (influe) sur le coeur.

    Heure 7e, la fleche (influe) sur l'oeil droit.

    Heure 8e, les longues etoiles, sur le coeur.

    Heure 9e, les serviteurs des parties anterieures (du quadrupede) Mente (le lion marin?) (influent) sur le bras gauche.

    Heure 10e, le quadrupede Mente (le lion marin?), sur l'oeil gauche.

    Heure 11e, les serviteurs du Mente, sur le bras gauche.

    Heure 12e, le pied de la truie (influe) sur le bras gauche.

    Nous avons donc ici une table des influences, analogue a celle qu'on avait gravee sur le fameux cercle dore du monument d'Osimandyas, et qui donnait, comme le dit Diodore de Sicile, les heures du lever des constellations avec les influences de chacune d'elles. Cela demontrera sans replique, comme l'a affirme notre savant ami M. Letronne, que l'astrologie remonte, en Egypte, jusqu'aux temps les plus recules; cette question, par le fait, est decidee sans retour, c'est un petit souvenir que je lui adresse, en attendant ses commissions pour Thebes.

    La traduction que je viens de donner d'une des vingt-quatre tables qui composent la serie des levers, est certaine dans les passages ou j'ai introduit les noms actuels des constellations de notre planisphere; n'ayant pas eu le temps de pousser plus loin mon travail de concordance, j'ai ete oblige de donner partout ailleurs le mot a mot du texte hieroglyphique.

    J'ai du recueillir, et je l'ai fait avec un soin religieux, ces restes precieux de l'astronomie antique, science qui devait etre necessairement liee a l'astrologie, dans un pays ou la religion fut la base immuable de toute l'organisation sociale. Dans un pareil systeme politique, toutes les sciences devaient avoir deux parties distinctes: la partie des faits observes, qui constitue seule nos sciences actuelles; la partie speculative, qui liait la science a la croyance religieuse, lien necessaire, indispensable meme en Egypte, ou la religion, pour etre forte et pour l'etre toujours, avait voulu renfermer l'univers entier et son etude dans son domaine sans bornes; ce qui a son bon et son mauvais cote, comme toutes les conceptions humaines.

    Dans le tombeau de Rhamses V, les salles ou corridors qui suivent ceux que je viens de decrire, sont decores de tableaux symboliques relatifs a divers etats du soleil considere soit physiquement, soit surtout dans ses rapports purement mythiques: mais ces tableaux ne forment point un ensemble suivi, c'est pour cela qu'ils sont totalement omis ou qu'ils n'occupent pas la meme place dans les tombes royales. La salle qui precede celle du sarcophage, en general consacree aux quatre genies de l'Amenti, contient, dans les tombeaux les plus complets, la comparution du roi devant le tribunal des quarante-deux juges divins qui doivent decider du sort de son ame, tribunal dont ne fut qu'une simple image celui qui, sur la terre, accordait ou refusait aux rois les honneurs de la sepulture. Une paroi entiere de cette salle, dans le tombeau de Rhamses V, offre les images de ces quarante-deux assesseurs d'Osiris, melees aux justifications que le roi est cense presenter, ou faire presenter en son nom, a ces juges severes, lesquels paraissent etre charges, chacun, de faire la recherche d'un crime ou peche particulier, et de le punir dans l'ame soumise a leur juridiction. Ce grand texte, divise par consequent en quarante-deux versets ou colonnes, n'est, a proprement parler, qu'une confession negative, comme on peut en juger par les exemples qui suivent:

    dieu (tel)! le roi, soleil moderateur de justice, approuve d'Ammon, n'a point commis de mechancetes.

    Le fils du Soleil Rhamses n'a point blaspheme.

    Le roi, soleil moderateur, etc., ne s'est point enivre.

    Le fils du Soleil Rhamses n'a point ete paresseux.

    Le roi, soleil moderateur, etc., n'a point enleve les biens voues aux dieux.

    Le fils du Soleil Rhamses n'a point dit de mensonges.

    Le roi, soleil, etc., n'a point ete libertin.

    Le fils du Soleil Rhamses ne s'est point souille par des impuretes.

    Le roi, soleil, etc., n'a point secoue la tete en entendant des paroles de verite.

    Le fils du Soleil Rhamses n'a point inutilement allonge ses paroles.

    Le roi, soleil, etc., n'a pas eu a devorer son coeur (c'est-a-dire, a se repentir de quelque mauvaise action).

    On voyait enfin, a cote de ce texte curieux, dans le tombeau de Rhamses-Meiamoun, des images plus curieuses encore, celles des peches capitaux: il n'en reste plus que trois de bien visibles; ce sont la luxure, la paresse et la voracite, figurees sous forme humaine, avec les tetes symboliques de bouc, de tortue et de crocodile.

    La grande salle du tombeau de Rhamses V, celle qui renfermait le sarcophage, et la derniere de toutes, surpasse aussi les autres en grandeur et en magnificence. Le plafond, creuse en berceau et d'une tres-belle coupe, a conserve toute sa peinture: la fraicheur en est telle qu'il faut etre habitue aux miracles de conservation des monuments de l'Egypte pour se persuader que ces freles couleurs ont resiste a plus de trente siecles. On a repete ici, mais en grand et avec plus de details dans certaines parties, la marche du soleil dans les deux hemispheres pendant la duree du jour astronomique, composition qui decore les plafonds des premieres salles du tombeau et qui forme le motif general de toute la decoration des sepultures royales.

    Les parois de cette vaste salle sont couvertes, du soubassement au plafond, de tableaux sculptes et peints comme dans le reste du tombeau, et chargees de milliers d'hieroglyphes formant les legendes explicatives; le soleil est encore le sujet de ces bas-reliefs, dont un grand nombre contiennent aussi, sous des formes emblematiques, tout le systeme cosmogonique et les principes de la physique generale des Egyptiens. Une longue etude peut seule donner le sens entier de ces compositions, que j'ai toutes copiees moi-meme, en transcrivant en meme temps tous les textes qui les accompagnent. C'est du mysticisme le plus raffine; mais il y a certainement, sous ces apparences emblematiques, de vieilles verites que nous croyons tres-jeunes.

    J'ai omis dans cette description, aussi rapide que possible, d'un seul des tombeaux royaux, de parler des bas-reliefs dont sont couverts les piliers qui soutiennent les diverses salles; ce sont des adorations aux divinites de l'Egypte, et principalement a celles qui president aux destinees des ames, Phtha-Socharis, Atmou, la deesse Meresoehar, Osiris et Anubis.

    Tous les autres tombeaux des rois de Thebes, situes dans la vallee de Biban-el-Molouk et dans la vallee de l'Ouest, sont decores, soit de la totalite, soit seulement d'une partie des tableaux que je viens d'indiquer, et selon que ces tombeaux sont plus ou moins vastes, et surtout plus ou moins acheves.

    Les tombes royales veritablement achevees et completes sont en tres-petit nombre, savoir: celle d'Amenophis III (Memnon), dont la decoration est presque entierement detruite; celle de Rhamses-Meimoun, celle de Rhamses V, probablement aussi celle de Rhamses le Grand, enfin celle de la reine Thaoser. Toutes les autres sont incompletes. Les unes se terminent a la premiere salle, changee en grande salle sepulcrale d'autres vont jusqu'a une seconde salle des tombeaux complets; quelques-unes meme se terminent brusquement par un petit reduit creuse a la hate, grossierement peint, et dans lequel on a depose le sarcophage du roi, a peine ebauche. Cela prouve invinciblement ce que j'ai dit au commencement, que ces rois ordonnaient leur tombeau en montant sur le trone; et si la mort venait les surprendre avant qu'il fut termine, les travaux etaient arretes et le tombeau demeurait incomplet. On peut donc juger de la longueur du regne de tous les rois inhumes a Biban-el-Molouk, par l'achevement ou par l'etat plus ou moins avance de l'excavation destinee a sa sepulture. Il est a remarquer, a ce sujet, que les regnes d'Amenophis III, de Rhamses le Grand et de Rhamses V furent, en effet, selon Manethon, de plus de trente ans chacun, et leurs tombeaux sont aussi les plus etendus.

    Il me reste a parler de certaines particularites que presentent quelques-unes de ces tombes royales.

    Quelques parois conservees du tombeau d'Amenophis III (Memnon) sont couvertes d'une simple peinture, mais executee avec beaucoup de soin et de finesse. La grande salle contient encore une portion de la course du soleil dans les deux hemispheres; mais cette composition est peinte sur les murailles sous la forme d'un immense papyrus deroule, les figures etant tracees au simple trait comme dans les manuscrits et les legendes, en hieroglyphes lineaires, arrivant presque aux formes hieratiques. Le Musee royal possede des rituels concus en ce genre d'ecriture de transition.

    Le tombeau de cet illustre Pharaon a ete decouvert par un des membres de la Commission d'Egypte dans la vallee de l'Ouest. Il est probable que tous les rois de la premiere partie de la XVIIIe dynastie reposaient dans cette meme vallee, et que c'est la qu'il faut chercher les sepulcres d'Amenophis Ier et II, et des quatre Thouthmosis. On ne pourra les decouvrir qu'en executant des deblayements immenses au pied des grands rochers coupes a pic dans le sein desquels ces tombe ont ete creusees. Cette meme vallee recele peut-etre encore le dernier asile des rois thebains des anciennes epoques; c'est ce que je me crois autorise a conclure de l'existence d'un second tombeau royal d'un tres-ancien style, decouvert dans la partie la plus reculee de la meme vallee, celui d'un Pharaon thebain nomme Skhai, lequel n'appartient certainement point aux quatre dernieres dynasties thebaines, les XVIIe, XVIIIe, XIXe et XXe.

    Dans la vallee proprement dite de Biban-el-Molouk, nous avons admire, comme tous les voyageurs qui nous ont precedes, l'etonnante fraicheur des peintures et la finesse des sculptures du tombeau d'Ousirei Ier, qui dans ses legendes prend les divers surnoms de Noubei, d'Athothi et d'Amonei, et dans son tombeau celui d'Ousirei; mais cette belle catacombe deperit chaque jour. Les piliers se fendent et se delitent; les plafonds tombent en eclats, et la peinture s'enleve en ecailles. J'ai fait dessiner et colorier sur place les plus riches tableaux de cet hypogee, pour donner en Europe une idee exacte de tant de magnificence. J'ai fait egalement dessiner la serie de peuples figuree dans un des bas-reliefs de la premiere salle a piliers. J'avais cru d'abord, d'apres les copies de ces bas-reliefs publiees en Angleterre, que ces quatre peuples, de race bien differente, conduits par le dieu Horus tenant le baton pastoral, etaient les nations soumises au sceptre du Pharaon Ousirei; l'etude des legendes m'a fait connaitre que ce tableau a une signification plus generale. Il appartient a la 3e heure du jour, celle ou le soleil commence a faire sentir toute l'ardeur de ses rayons et rechauffe toutes les contrees de notre hemisphere. On a voulu y representer, d'apres la legende meme, les habitants de l'Egypte et ceux des contrees etrangeres. Nous avons donc ici sous les yeux l'image des diverses races d'hommes connues des Egyptiens, et nous apprenons en meme temps les grandes divisions geographiques ou ethnographiques etablies a cette epoque reculee.

    Les hommes guides par le Pasteur des peuples, Horus, sont figures au nombre de douze, mais appartenant a quatre familles bien distinctes. Les trois premiers (les plus voisins du dieu) sont de couleur rouge sombre, taille bien proportionnee, physionomie douce, nez legerement aquilin, longue chevelure nattee, vetus de blanc, et leur legende les designe sous le nom de ROT-EH-NE-ROME, la race des hommes, les hommes par excellence, c'est-a-dire les Egyptiens.

    Les trois suivants presentent un aspect bien different: peau couleur de chair tirant sur le jaune, ou teint basane, nez fortement aquilin, barbe noire, abondante et terminee en pointe, court vetement de couleurs variees; ceux-ci portent le nom de NAMOU.

    Il ne peut y avoir aucune incertitude sur la race des trois qui viennent apres, ce sont des negres; ils sont designes sous le nom general de NAHASI.

    Enfin, les trois derniers ont la teinte de peau que nous nommons couleur de chair, ou peau blanche de la nuance la plus delicate, le nez droit ou legerement vousse, les yeux bleus, barbe blonde ou rousse, taille haute et tres-elancee, vetus de peaux de boeuf conservant encore leur poil, veritables sauvages tatoues sur diverses parties du corps; on les nomme TAMHOI.

    Je me hatai de chercher le tableau correspondant a celui-ci dans les autres tombes royales, et en le retrouvant en effet dans plusieurs, les variations que j'y observai me convainquirent pleinement qu'on a voulu figurer ici les habitants des quatre parties du monde, selon l'ancien systeme egyptien, savoir: 1e les habitants de l'Egypte, qui, a elle seule, formait une partie du monde, d'apres le tres-modeste usage des vieux peuples; 2e les Asiatiques; 3e les habitants propres de l'Afrique, les negres; 4e enfin (et j'ai honte de le dire, puisque notre race est la derniere et la plus sauvage de la serie) les Europeens, qui a ces epoques reculees, il faut etre juste, ne faisaient pas une trop belle figure dans ce monde. Il faut entendre ici tous les peuples de race blonde et a peau blanche, habitant non-seulement l'Europe, mais encore l'Asie, leur point de depart.

    Cette maniere de considerer ces tableaux est d'autant plus la veritable que, dans les autres tombes, les memes noms generiques reparaissent et constamment dans le meme ordre. On y trouve aussi les Egyptiens et les Africains representes de la meme maniere, ce qui ne pouvait etre autrement: mais les Namou (les Asiatiques) et les Tamhou (les races europeennes) offrent d'importantes et curieuses variantes.

    Au lieu de l'Arabe ou du Juif, si simplement vetu dans le tombeau d'Ousirei, l'Asie a pour representants dans d'autres tombeaux (ceux de Rhamses-Meiamoun, etc.) trois individus toujours a teint basane, nez aquilin, oeil noir et barbe touffue, mais costumes avec une rare magnificence. Dans l'un, ce sont evidemment des Assyriens: leur costume, jusque dans les plus petits details, est parfaitement semblable a celui des personnages graves sur les cylindres assyriens: dans l'autre, les peuples Medes, ou habitants primitifs de quelque partie de la Perse, leur physionomie et costume se retrouvant en effet, trait pour trait, sur les monuments dits persepolitains. On representait donc l'Asie par l'un des peuples qui l'habitaient, indifferemment. Il en est de meme de nos bons vieux ancetres les Tamhou, leur costume est quelquefois different; leurs tetes sont plus ou moins chevelues et chargees d'ornements diversifies; leur vetement sauvage varie un peu dans sa forme; mais leur teint blanc, leurs yeux et leur barbe conservent tout le caractere d'une race a part. J'ai fait copier et colorier cette curieuse serie ethnographique. Je ne m'attendais certainement pas, en arrivant a Biban-el-Molouk, d'y trouver des sculptures qui pourront servir de vignettes a l'histoire des habitants primitifs de l'Europe, si on a jamais le courage de l'entreprendre. Leur vue a toutefois quelque chose de flatteur et de consolant, puisqu'elle nous fait bien apprecier le chemin que nous avons parcouru depuis.

    Le tombeau de Rhamses Ier, le pere et le predecesseur d'Ousirei, etait enfoui sous les decombres et les debris tombes de la montagne; nous l'avons fait deblayer: il consiste en deux longs corridors sans sculptures, se terminant par une salle peinte, mais d'une etonnante conservation, et renfermant le sarcophage du roi, en granit, couvert seulement de peintures. Cette simplicite accuse la magnificence du fils, dont la somptueuse catacombe est a quelques pas de la.

    J'avais le plus vif desir de retrouver a Biban-el-Molouk la tombe du plus celebre des Rhamses, celle de Sesostris; elle y existe en effet: c'est la troisieme a droite dans la vallee principale; mais la sepulture de ce grand homme semble avoir ete en butte, soit a la devastation par des mains barbares, soit aux ravages des torrents accidentels qui l'ont comblee a tres-peu pres jusqu'aux plafonds. C'est en faisant creuser une espece de boyau au milieu des eclats de pierres qui remplissent cette interessante catacombe que nous sommes parvenus, en rampant et malgre l'extreme chaleur, jusqu'a la premiere salle. Cet hypogee, d'apres ce qu'on peut en voir, fut execute sur un plan tres-vaste et decore de sculptures du meilleur style, a en juger par les petites portions encore subsistantes. Des fouilles entreprises en grand produiraient sans doute la decouverte du sarcophage de cet illustre conquerant: on ne peut esperer d'y trouver la momie royale, car ce tombeau aura sans doute ete viole et spolie a une epoque fort reculee, soit par les Perses, soit par des chercheurs de tresors, aussi ardents a detruire que l'etranger avide d'exercer des vengeances.

    Au fond d'un embranchement de la vallee et dans le voisinage de ce respectable tombeau reposait le fils de Sesostris; c'est un tres-beau tombeau, mais non acheve. J'y ai trouve, creusee dans l'epaisseur de la paroi d'une salle isolee, une petite chapelle consacree aux manes de son pere, Rhamses le Grand.

    Le dernier tombeau, au fond de la vallee principale, se fait remarquer par son etat d'imperfection; les premiers bas-reliefs sont acheves et executes avec une finesse et un soin admirables; la decoration du reste de la catacombe, formee de trois longs corridors et de deux salles, a ete seulement tracee en rouge, et l'on rencontre enfin les debris du sarcophage du Pharaon, en granit, dans un tres-petit cabinet dont les parois, a peine degrossies, sont couvertes de quelques mauvaises figures de divinites, dessinees et barbouillees a la hate.

    Son successeur, dont le nom monumental est Rhamerri, ne s'etait probablement pas beaucoup inquiete du soin de sa sepulture: au lieu de se faire creuser un tombeau comme ses ancetres, il trouva plus commode de s'emparer de la catacombe voisine de celle de son pere, et l'etude que j'ai du faire de ce tombeau palimpseste m'a conduit a un resultat fort important pour le complement de la serie des regnes formant la XVIIIe dynastie.

    Le temps ayant cause la chute du stuc applique par l'usurpateur Rhamerri sur les sculptures primitives de certaines parties du tombeau qu'il voulait s'approprier je distinguai sur la porte principale les legendes d'une reine nommee Thaoser; et le temps, faisant aussi justice de la couverte dont on avait masque les premiers bas-reliefs de l'interieur, a mis a decouvert des tableaux representant cette meme reine, faisant les memes offrandes aux dieux, et recevant des divinites les memes promesses et les memes assurances que les Pharaons eux-memes dans les bas-reliefs de leurs tombeaux, et occupant la meme place que ceux-ci. Il devint donc evident que j'etais dans une catacombe creusee pour recevoir le corps d'une reine, et je dois ajouter, d'une reine ayant exerce par elle-meme le pouvoir souverain, puisque son mari, quoique portent le titre de roi, ne parait qu'apres elle dans cette serie de bas-reliefs, la reine seule se montrant dans les premiers et les plus importants. Menephtha-Siphtha fut le nom de ce souverain en sous-ordre.

    Comme j'avais deja trouve a Ghebel-Selseleh des bas-reliefs de ce prince qui avait, apres le roi Horus, continue la decoration du grand speos de la carriere, j'ai du reconnaitre alors dans la reine Thaoser la fille meme du roi Horus, laquelle, succedant a son pere, dont elle etait la seule heritiere en age de regner, exerca longtemps le pouvoir souverain, et se trouve dans la liste des rois de Manethon, sous le nom de la reine Achencherses. Je m'etais trompe a Turin, en prenant l'epouse meme d'Horus, la reine Tmauhmot, pour la fille de ce prince, mentionnee dans le texte de l'inscription d'un groupe. Cette erreur de nom, indifferente pour la serie des regnes, n'aurait point ete commise si la legende de la reine, epouse d'Horus, eut conserve ses titres initiaux, qu'une fracture a fait disparaitre. Siphtha ne porte donc le titre de roi qu'en s'a qualite d'epoux de la reine regnante; ce qui deja avait eu lieu pour les deux maris de la reine Amense, mere de Thouthmosis III (Moeris).

    Ce fait diminue un peu l'odieux de l'usurpation du tombeau de la reine Thaoser et de son mari Siphtha par leur cinquieme ou sixieme successeur, qui ne devait point; en effet, avoir pour eux le respect du a des ancetres, parce qu'il descendait directement de Rhamses Ier et que, d'apres les listes, il etait tout au plus le frere de la reine Thaoser Achencherses et continuait directement la ligne masculine a partir du roi Horus. Mais cela ne saurait justifier le nouvel occupant, d'abord, d'avoir substitue partout a l'image de la reine la sienne propre, au moyen d'additions ou de suppressions, en l'affublant d'un casque ou de vetements et d'insignes convenables seulement a des rois et non a des reines; et en second lieu, d'avoir recouvert de stuc tous les cartouches renfermant les noms de la reine et de Siphtha, pour y faire peindre sa propre legende. Cette operation a du, toutefois, s'executer fort a la hate, puisque, apres avoir metamorphose la reine Thaoser en roi Rhamerri, on n'a point eu la precaution de corriger, sur les bas-reliefs, le texte des discours que les dieux sont censes prononcer, lesquels sont toujours adresses a la reine et ne sauraient l'etre convenablement au roi, ni par leur forme, ni par leur contenu.

    Le plus grand et le plus magnifique de tous les tombeaux de la vallee encore existants fut sans contredit celui du successeur de Rhamerri, Rhamses-Meiamoun; mais aujourd'hui le temps ou la fumee a terni l'eclat des couleurs qui recouvrent la plupart de ces sepulcres; il se recommande d'ailleurs par huit petites salles percees lateralement dans le massif des parois du premier et du deuxieme corridor, cabinets ornes de sculptures du plus haut interet et dont nous avons fait prendre des copies soignees. L'un de ces petits boudoirs contient, entre autres choses, la representation des travaux de la cuisine; un autre, celle des meubles les plus riches et les plus somptueux; un troisieme est un arsenal complet ou se voient des armes de toute espece et les insignes militaires des legions egyptiennes; ici on a sculpte les barques et les canges royales avec toutes leurs decorations. L'un d'eux aussi nous montre le tableau symbolique de l'annee egyptienne, figuree par six images du Nil et six images de l'Egypte personnifiee, alternees, une pour chaque mois et portant les productions particulieres a la division de l'annee que ces images representent. J'ai du faire copier, dans l'un de ces jolis reduits, les deux fameux joueurs de harpe avec toutes leurs couleurs, parce qu'ils n'ont ete exactement publies par personne.

    En voila assez sur Biban-el-Molouk. J'ai hate de retourner a Thebes, ou l'on ne sera point fache de me suivre. Je dois cependant ajouter que plusieurs de ces tombes royales portent sur leurs parois le temoignage ecrit qu'elles etaient, il y a bien des siecles, abandonnees, et seulement visitees, comme de nos jours, par beaucoup de curieux desoeuvres, lesquels, comme ceux de nos jours encore, croyaient s'illustrer a jamais en griffonnant leurs noms sur les peintures et les bas-reliefs, qu'ils ont ainsi defigures. Les sots de tous les siecles y ont de nombreux representants: on y trouve d'abord des Egyptiens de toutes les epoques, qui se sont inscrits, les plus anciens en hieratique, les plus modernes en demotique; beaucoup de Grecs de tres-ancienne date, a en juger par la forme des caracteres; de vieux Romains de la republique, qui s'y decorent, avec orgueil du titre de Romanos; des noms de Grecs et de Romains du temps des premiers empereurs; une foule d'inconnus du Bas-Empire noyes au milieu des superlatifs qui les precedent ou qui les suivent; plus, des noms de Coptes accompagnes de tres-humbles prieres; enfin les noms des voyageurs europeens que l'amour de la science, la guerre, le commerce, le hasard ou le desoeuvrement ont amenes dans ces tombes solitaires. J'ai recueilli les plus remarquables de ces inscriptions, soit pour leur contenu, soit pour leur interet sous le rapport paleographique. Ce sont toujours des materiaux[Footnote: A Bem-Hassan-el-Qadim, dans le tombeau du nomme Rotei (c'est l'hypogee compose d'une seule chambre rectangulaire, ornee dans le fond de deux rangees de trois colonnes, et dont la porte regarde a l'ouest et la vallee de l'Egypte), on remarque sur la paroi meridionale un enfoncement regulierement taille comme pour une armoire, et c'est dans l'epaisseur de cet enfoncement que j'ai trouve ecrite au charbon, et presque effacee, cette inscription bien simple: 1800. 3e REGIMENT DE DRAGONS. Je me suis fait un devoir de repasser pieusement ces traits a l'encre noire avec un pinceau, en ajoutant au-dessous: J.F.C. RST. 1825 (J.-F. Champollion restduit ).], et tout trouve sa place dans mes porte-feuilles egyptiens, qui auront bien quelque prix translates a Paris..... J'y pense souvent..... Adieu.

    QUATORZIEME LETTRE

    Thebes, le 18 juin 1829.

    Depuis mon retour au milieu des ruines de cette ainee des villes royales, toutes mes journees ont ete consacrees a l'etude de ce qui reste d'un de ses plus beaux edifices, pour lequel je concus, a sa premiere vue, une predilection marquee. La connaissance complete que j'en ai acquise maintenant la justifie au dela de ce que je devais esperer. Je veux parler ici d'un monument dont le veritable nom n'est pas encore fixe, et qui donne lieu a de fort vives controverses: celui qu'on a appele d'abord le Memnonium, et ensuite le Tombeau d'Osimandyas. Cette derniere denomination appartient a la Commission d'Egypte; quelques voyageurs persistent a se servir de l'autre, qui certainement est fort mal appliquee et tres-inexacte. Pour moi, je n'emploierai desormais, pour designer cet edifice, que son nom egyptien meme, sculpte dans cent endroits et repete dans les legendes des frises, des architraves et des bas-reliefs qui decorent ce palais. Il portait le nom de Rhamesseion, parce que c'etait a la munificence du Pharaon Rhamses le Grand que Thebes en etait redevable.

    L'imagination s'ebranle et l'on eprouve une emotion bien naturelle en visitant ces galeries mutilees et ces belles colonnades, lorsqu'on pense qu'elles sont l'ouvrage et furent souvent l'habitation du plus celebre et du meilleur des princes que la vieille Egypte compte dans ses longues annales, et toutes les fois que je le parcours, je rends a la memoire de Sesostris l'espece de culte religieux dont l'environnait l'antiquite tout entiere.

    Il n'existe du Rhamesseion aucune partie complete; mais ce qui a echappe a la barbarie des Perses et aux ravages du temps suffit pour restaurer l'ensemble de l'edifice et pour s'en faire une idee tres-exacte. Laissant a part sa partie architecturale, qui n'est point de mon ressort, mais a laquelle je dois rendre un juste hommage en disant que le Rhamesseion est peut-etre ce qu'il y a de plus noble et de plus pur a Thebes en fait de grand monument, je me bornerai a indiquer rapidement le sujet des principaux bas-reliefs qui le decorent, et le sens des inscriptions qui les accompagnent.

    Les sculptures qui couvraient les faces exterieures des deux massifs du premier pylone, construit en gres, ont entierement disparu, car ces massifs se sont eboules en grande partie. Des blocs enormes de calcaire blanc restent encore en place; ce sont les jambages de la porte; ils sont decores, ainsi que l'epaisseur des deux massifs entre lesquels s'elevait cette porte, des legendes royales de Rhamses le Grand, et de tableaux representant le Pharaon faisant des offrandes aux grandes divinites de Thebes, Amon-Ra, Amon generateur, la deesse Mouth, le jeune dieu Chons, Phtha et Mandou. Dans quelques tableaux, le roi recoit a son tour les faveurs des dieux, et je donne ici l'analyse du principal d'entre eux, parce que c'est la que j'ai lu pour la premiere fois le nom veritable de l'edifice entier.

    Le dieu Atmou (une des formes de Phre) presente au dieu Mandou le Pharaon Rhamses le Grand, casque et en habits royaux; cette derniere divinite le prend par la main en lui disant: “Viens, avance vers les demeures divines pour contempler ton pere, le seigneur des dieux, qui t'accordera une longue suite de jours pour gouverner le monde et regner sur le trone d'Horus.” Plus loin, en effet, on a figure le grand dieu Amon-Ra assis, adressant ces paroles au Pharaon: “Voici ce que dit Amon-Ra, roi des dieux, et qui reside dans le Rhamesseion de Thebes : Mon fils bien-aime et de mon germe, seigneur du monde, Rhamses! mon coeur se rejouit en contemplant tes bonnes oeuvres; tu m'as voue cet edifice; je te fais le don d'une vie pure a passer sur le trone de Sev (Saturne) (c'est-a-dire dans la royaute temporelle).” Il ne peut donc, a l'avenir, rester la moindre incertitude sur le nom a donner a ce monument.

    Les tableaux militaires, relatifs aux conquetes du roi, couvrent les faces des deux massifs du pylone sur la premiere cour du palais; ils sont visibles en assez grande partie, parce que l'eboulement des portions superieures du pylone a eu lieu du cote oppose. Ces scenes militaires offrent la plus grande analogie avec celles qui sont sculptees dans l'interieur du temple d'Ibsamboul et sur le pylone de Louqsor, qui font partie du Rhamesseion ou Rhamseion oriental de Thebes. Les inscriptions sont semblables, et tous ces bas-reliefs se rapportent evidemment a une meme campagne contre des peuples asiatiques qu'on ne peut, d'apres leur physionomie et d'apres leur costume, chercher ailleurs, je le repete, que dans cette vaste contree sise entre le Tigre et l'Euphrate d'un cote, l'Oxus et l'Indus de l'autre, contree que nous appelons assez vaguement la Perse. Cette nation, ou plutot le pays qu'elle habitait, se nommait Chto, Cheto, Scehto ou Schto; car je me suis apercu, enfin, que le nom par lequel on la designe ordinairement dans les textes historiques, et qui peut se prononcer Pscharanschetko, Pscharinscheto ou Pschareneschto (vu l'absence des voyelles mediales), est compose de trois parties distinctes: 1e d'un mot egyptien, epithete injurieuse Pschare qui signifie une plaie; 2e de la preposition N (de) que j'avais d'abord crue radicale; 3e de Chto, Schto, Scheto, veritable nom de la contree. Les Egyptiens designerent donc ces peuples ennemis sous la denomination de la plaie de Scheto, de la meme maniere que l'Ethiopie est toujours appelee la mauvaise race de Kousch. Ce n'est point ici le lieu d'exposer les raisons qui me portent a croire fermement que c'est de peuples du nord-est de la Perse, de Bactriens ou Scythes-Bactriens, qu'il s'agit ici.

    On a sculpte sur le massif de droite la reception des ambassadeurs scytho-bactriens dans le camp du roi; ils sont admis en la presence de Rhamses, qui leur adresse des reproches; les soldats, disperses dans le camp, se reposent ou preparent leurs armes, et donnent des soins aux bagages; en avant du camp, deux Egyptiens administrent la bastonnade a deux prisonniers ennemis, afin, porte la legende hieroglyphique, de leur faire dire ce que fait la plaie de Scheto. Au bas du tableau est l'armee egyptienne en marche, et a l'une des extremites se voit un engagement entre les chars des deux nations.

    La partie gauche de ce massif offre l'image d'une serie de forteresses desquelles sortent des Egyptiens emmenant des captifs; les legendes sculptees sur les murs de chacune d'elles donnent leur nom et apprennent que Rhamses le Grand les a prises de vive force la huitieme annee de son regne.

    Il manque pres de la moitie du massif de droite du pylone; ce qui reste offre les debris d'un vaste bas-relief representant une grande bataille, toujours contre les Scheto. Comme j'aurai l'occasion d'en decrire une seconde, tout a, fait semblable et beaucoup mieux conservee, je passerai rapidement sur celle-ci, disant seulement qu'on y a represente l'un des principaux chefs bactriens, nomme Schiropsiro ou Schiropasiro, blesse et gisant sur le bord du fleuve, vers lequel se dirige aussi, fuyant devant le vainqueur, un allie, le chef de la mauvaise race du pays de Schirbech ou Schilbesch. A cote de la bataille est un tableau triomphal: Rhamses le Grand, debout, la hache sur l'epaule, saisit de sa main gauche la chevelure d'un groupe de captifs, au-dessus desquels on lit: “Les chefs des contrees du Midi et du Nord conduits en captivite par Sa Majeste.”

    Les colonnades qui fermaient lateralement la premiere cour n'existent plus aujourd'hui. Le vaste espace compris jadis entre ces galeries et les deux pylones est encombre des enormes debris du plus grand et du plus magnifique colosse que les Egyptiens aient peut-etre jamais eleve: c'etait celui de Rhamses le Grand. Les inscriptions qui le decorent ne permettent pas d'en douter. Les legendes royales de cet illustre Pharaon se lisent en grands et beaux hieroglyphes vers le haut des bras, et se repetent plusieurs fois sur les quatre faces de la base. Ce colosse, quoique assis, n'avait pas moins de 35 pieds de hauteur, non compris la base, second bloc d'environ 33 pieds de long sur 6 de haut.

    Il faut admirer a la fois la puissance du peuple qui erigea ce merveilleux colosse et celle des Barbares qui l'ont mutile avec tant d'adresse et de soins.

    Ce beau monument s'elevait devant le massif de gauche du second pylone ou mur, detruit jusqu'au niveau du sol actuel; c'est par nos fouilles que je me suis assure que l'on avait aussi couvert ce massif de sculptures representant des scenes militaires; j'y ai retrouve le bas d'un tableau representant le roi, apres une grande bataille, recevant des principaux officiers le compte des ennemis tues dans l'action, et dont les mains coupees sont entassees a ses pieds. Plus loin existait une inscription toujours relative a la guerre contre les Scheto; le peu qui reste des dernieres ligues, interrompu par de nombreuses fractures, m'a fait vivement regretter la destruction de ces documents historiques abondants en noms propres et en designations geographiques. Il y est surtout question des honneurs que le roi accorde a deux chefs Scythes ou bactriens, Iroschtoasiro, grand chef du pays de Scheto, et Peschorsenmausiro, qualifie aussi de grand chef: ce sont tres-probablement les gouverneurs etablis par le conquerant apres la soumission du pays.

    Les sculptures du massif de droite du deuxieme pylone ou mur subsistent en tres grande partie sous la galerie de la seconde cour a droite en entrant; c'est le tableau d'une bataille livree sur le bord d'un fleuve, dans le voisinage d'une ville que ceignent deux branches de ce fleuve, et sur les murailles de laquelle on lit: la ville forte Watsch ou Batsch (la premiere lettre est douteuse). Vers l'extremite actuelle du tableau, a la gauche du spectateur, l'on voit le roi Rhamses sur son char lance au galop, au milieu du champ de bataille couvert de morts et de mourants. Il decoche des fleches contre la masse des ennemis en pleine deroute; derriere le char, sur le terrain que le heros vient de quitter, sont entasses les cadavres des vaincus, sur les-quels s'abattent les chevaux d'un chef ennemi nomme Torokani, blesse d'une fleche a l'epaule et tombant sur l'avant de son char brise. Sous les pieds des coursiers du roi gisent, dans diverses positions, le corps de Torokato, chef des soldats du pays de Nakbesou, et ceux de plusieurs autres guerriers de distinction. Le grand chef bactrien, Shiropasiro, se retire sur le bord du fleuve; les fleches du roi ont deja atteint Tiotouro et Simairosi, fuyant dans la plaine et se dirigeant du cote de la ville. D'autres chefs se refugient vers le fleuve, dans lequel se precipitent les chevaux du chef Krobschatosi, blesse, et qu'ils entrainent avec eux. Plusieurs enfin, tels que Thotaro et Maferima, frere (allie) de la plaie de Scheto (des Bactriens), sont alles mourir en face de la ville, sur la rive du fleuve, que d'autres, tels que le Bactrien Sipaphero, ont ete assez heureux pour traverser, secourus et accueillis sur la rive opposee par une foule immense accourue pour connaitre le resultat de la bataille. C'est au milieu de tout ce peuple amoncele qu'on apercoit un groupe donnant des secours empresses a un chef que l'on vient de retirer du fleuve, ou il s'est noye; on le tient suspendu par les pieds, la tete en bas, et on s'efforce de lui faire rendre l'eau qui le suffoque, afin de le rappeler a la vie. Sa longue chevelure semble ruisseler, et le traitement ne produira aucun effet, si l'on en juge par la physionomie et le mouvement de l'assistance. On lit au-dessus de ce groupe: “Le chef de la mauvaise race du pays des Schirbesch, qui s'est eloigne de ses guerriers en fuyant le roi du cote du fleuve.”

    Enfin, au milieu de la foule sortie de la ville par un pont jete sur l'une des branches du fleuve, on remarque des symptomes d'un prochain changement dans l'etat des esprits: un individu adresse un discours a ceux qui l'entourent; sa harangue a pour but d'encourager ses compatriotes a se soumettre au joug de Rhamses le Grand; on lit en effet, au-dessus du bras de l'orateur, le commencement d'une inscription ainsi concue: “Je celebre la gloire du dieu gracieux, parce qu'il a dit....” Le reste est detruit.

    J'ai voulu, en entrant dans tous ces details, donner une idee des bas-reliefs historiques dont on decorait les grands monuments de l'Egypte, de ces compositions immenses que je me plais a nommer des tableaux homeriques ou de la sculpture heroique, parce qu'ils sont pleins de ce feu et de ce desordre sublimes qui nous entrainent, a la lecture des batailles de l'Iliade. Chaque groupe, considere a part, sera trouve certainement defectueux dans quelques points relatifs a la perspective ou aux proportions, comparativement aux parties voisines; mais ces petits defauts de details sont rachetes, et au dela, par l'effet des masses, et j'ose dire ici que les plus beaux vases grecs representant des combats pechent precisement (si peche il y a) sous les memes rapports que ces bas-reliefs egyptiens.

    Sur le haut de cette grande paroi on a sculpte un long bas-relief, mutile au commencement et a la fin, representant Rhamses le Grand celebrant la panegyrie du grand dieu de Thebes, le double Horus, ou Amon generateur. Comme j'aurai l'occasion de decrire une fete semblable existant dans tout son entier au palais de Medinet-Habou, je me contenterai de dire que c'est ici qu'existe une serie de statuettes de rois rangees par ordre de regne; ce sont: 1 deg. Menes (le premier roi terrestre); 2 deg. un prenom inconnu, anterieur a la dix-septieme dynastie; 3 deg. Amosis; 4 deg. Amenothph Ier; 5 deg. Thouthmosis Ier; 6 deg. Thouthmosis III; 7 deg. Amenothph II; 8 deg. Thouthmosis IV; 9 deg. Amenothph III; 10 deg. Horus; 11 deg. Rhamses Ier; 12 deg. Ouserei; 13 deg. Rhamses le Grand lui-meme. Cette serie ne donne que la ligne directe des ancetres du conquerant; ainsi Thouthmosis II est omis, parce que Thouthmosis III (Moeris) etait fils d'une fille de Thouthmosis Ier.

    De nombreux bas-reliefs representant des actes d'adoration du roi Rhamses aux grandes divinites de Thebes couvrent trois faces des piliers formant la galerie devant le pylone; sur la quatrieme face de chacun d'eux on voit, sculptee de plein relief, une image colossale du roi d'environ trente pieds de hauteur. Voici les legendes les mieux conservees des quatre qui subsistent encore:

    “Le dieu gracieux a fait ces grandes constructions; il les a elevees par son bras, lui, le roi soleil, gardien de justice, approuve par Phre, le fils du soleil, l'ami d'Ammon, Rhamses, le bien-aime d'Amon-Ra.

    “Le dieu gracieux dominant dans sa patrie l'a comble de ses bienfaits, lui, le roi soleil, etc.

    “Le bien-aime d'Amon-Ra, le Dieu gracieux, chef plein de vigilance, le plus grand des vainqueurs, a soumis toutes les contrees a sa domination, lui, le roi soleil, etc., le bien-aime de la deesse Mouth.”

    Ainsi, ces inscriptions rappellent tout ce que l'antiquite s'est plu a louer dans Sesostris: les grands ouvrages qu'il a fait executer, les bonnes lois qu'il donna a sa patrie, et la vaste etendue de ses conquetes.

    Les piliers ornes de colosses qui font face a ceux-ci et les colonnes qui formaient la seconde cour du palais du cote droit se font aussi remarquer par la richesse des tableaux religieux qui les decorent. Les piliers et les colonnades qui formaient la partie gauche de la cour sont entierement detruits.

    Je ne m'etendrai point sur les interessants bas-reliefs qui couvrent la partie gauche du mur du fond du peristyle; je me hate d'entrer dans la salle hypostyle dont environ trente colonnes subsistent encore intactes, et charmeraient par leur elegante majeste les yeux meme les plus prevenus contre tout ce qui n'est pas architecture grecque ou romaine.

    Quant a la destination de cette belle salle, a la disposition des colonnes et a la forme des chapiteaux qui les decorent, je laisserai parler sur ces divers points la dedicace elle-meme de la salle, sculptee, au nom du fondateur, sur les architraves de gauche, en tres-beaux hieroglyphes.

    “L'Aroeris puissant, ami de la verite, le seigneur de la region superieure, et de la region inferieure, le defenseur de l'Egypte, le castigateur des contrees etrangeres, l'Horus resplendissant possesseur des palmes et le plus grand des vainqueurs, le roi seigneur du monde (soleil gardien de justice approuve par Phre), le fils du soleil, le seigneur des diademes, le bien-aime d'Ammon, RHAMSES, a fait executer ces constructions en l'honneur de son pere Amon-Ra, roi des dieux; il a fait construire la grande salle d'assemblee en bonne pierre blanche de gres, soutenue par de grandes colonnes a chapiteaux imitant des fleurs epanouies, flanquees de colonnes plus petites a chapiteaux imitant un bouton de lotus tronque; salle qu'il voue au seigneur des dieux pour la celebration de sa panegyrie gracieuse; c'est ce qu'a fait le roi de son vivant.”

    Ainsi donc, les salles hypostyles, qui donnent aux palais egyptiens un caractere si particulier, furent veritablement destinees, comme on le soupconnait, a tenir de grandes assemblees, soit politiques, soit religieuses, c'est-a-dire ce qu'on nommait des panegyries ou reunions generales: c'est ce dont j'etais deja convaincu avant d'avoir decouvert cette curieuse dedicace, parce que, observant la forme du caractere hieroglyphique exprimant l'idee panegyrie sur les obelisques de Rome, ou ce caractere est sculpte en grand, je m'etais apercu qu'il representait, au propre, une salle hypostyle avec des sieges disposes au pied des colonnes.

    C'est a l'entree de la salle hypostyle du Rhamesseion, a droite, qu'existe un bas-relief dans lequel on a represente la reine mere du conquerant. Elle se nommait Taouai; une belle statue de cette princesse existe aussi au Capitole. J'en avais copie les inscriptions, mais des fractures pouvaient donner lieu a quelques incertitudes; elles sont levees par le bas-relief que j'ai sous les yeux.

    On trouve du meme cote un grand tableau historique, decrit ou dessine par tous les voyageurs qui ont visite l'Egypte; le seul dessin exact que l'on puisse citer est celui que M. Caillaud a publie dans son Voyage a Meroe. J'en ai fait prendre une copie plus en grand, et j'ai transcrit moi-meme les legendes, qui sont interessantes, quoique incompletes sur plusieurs points. C'est encore ici un grand tableau de guerre, mais qui se partage en deux parties principales. Dans une vaste plaine, le roi Rhamses vient de vaincre les Scheto, qu'il a mis en pleine deroute. Deux princes sont a la poursuite de l'ennemi; ces fils du roi se nomment Mandouhi Schopsch et Schat-kemkeme. C'etaient le quatrieme et le cinquieme des enfants de Rhamses. Les vaincus sont encore des peuples de Scheto (des Bactriens?); ils se dirigent vers une ville placee a l'extremite droite du tableau, ou s'ouvre une nouvelle scene. Quatre autres fils du conquerant, les septieme, huitieme, neuvieme et dixieme de ses enfants, appeles Meiamoun, Amenhemwa, Noubtei et Setpanre, sont etablis sous les murs de la place; les assieges opposent une vigoureuse resistance; mais deja les Egyptiens ont dresse les echelles, et les murailles vont etre escaladees. Une fracture a malheureusement fait disparaitre la premiere partie du nom de la ville assiegee; il ne reste plus que les syllabes.... apouro.

    Des tableaux religieux, executes avec beaucoup de soin, existent sous le fut des grandes et des petites colonnes de la salle hypostyle; on y voit successivement toutes les divinites egyptiennes du premier ordre, et principalement celles dont le culte appartenait d'une maniere plus speciale au nome diospolitain, annoncer a Rhamses les bienfaits dont elles veulent le combler en echange des riches offrandes qu'il leur presente. Ici, comme dans la sculpture des piliers et des colonnes de la seconde cour, reparaissent en premiere ligne les divinites protectrices du palais, auxquelles ce bel edifice etait plus particulierement consacre: celles-ci prennent toujours un titre qui se traduit exactement par residant ou qui resident dans le Rhamesseion de Thebes; a leur tete parait Amon-Ra sous la forme du roi des dieux, ou sous celle de generateur; viennent ensuite les dieux Phtha, Phre, Atmou, Meui, Sev, et les deesses Pascht et Hathor. Chacune d'elles accorde au Pharaon une grace particuliere. Voici quelques exemples de ces formules donatrices, extraites des galeries et des colonnades du Rhamesseion:

    “J'accorde que ton edifice soit aussi durable que le ciel (Amon-Ra).

    “Je te donne une longue suite de jours pour gouverner l'Egypte (Isis).

    “Je t'accorde la domination sur toutes les contrees (Amon-Ra).

    “J'inscris a ton nom les attributions royales du soleil (Thoth).

    “Je t'accorde de vaincre comme Mandou, et d'etre vigilant comme le fils de Netphe (Amon-Ra).

    “Je te livre le Midi et le Nord, l'Orient et l'Occident (Amon-Ra).

    “Je t'accorde une longue vie pour gouverner le monde par un regne joyeux (Sev, Saturne).

    “Je te donne l'Egypte superieure et l'Egypte inferieure a diriger en roi (Netphe, Rhea).

    “Je te livre les Barbares du Midi et ceux du Nord a fouler sous tes sandales (Thmei, la justice).

    “Je t'ouvrirai toutes les bonnes portes qui seront devant toi (le Gardien des portes celestes).

    “Je veux que ton palais subsiste a toujours (Meui).

    “Je t'accorde de grandes victoires dans toutes les parties du monde (la deesse Pascht).

    “Je t'accorde que ton nom s'imprime dans le coeur des Barbares (la deesse Pascht).”

    La portion des murailles de la salle hypostyle echappee aux ravages des hommes presente des scenes plus riches et plus developpees: sur le mur du fond, a la droite et a la gauche de la porte centrale, existent encore deux vastes tableaux, remarquables par la grande proportion des figures et le fini de leur execution. Dans le premier, la deesse Pascht a tete de lion, l'epouse de Phtha, la dame du palais celeste, leve sa main droite vers la tete de Rhamses couverte d'un casque, en lui disant: “Je t'ai prepare le diademe du soleil, que ce casque demeure sur ta corne (le front) ou je l'ai place.” Elle presente en meme temps le roi au dieu supreme, Amon-Ra, qui, assis sur son trone, tend vers la face du roi les emblemes d'une vie pure.

    Le second tableau represente l'institution royale du heros egyptien, les deux plus grandes divinites de l'Egypte l'investissant des pouvoirs royaux. Amon-Ra, assiste de Mouth, la grande mere divine, remet au roi Rhamses la faux de bataille, le type primitif de la harpe des mythes grecs, arme terrible appelee schopsch par les Egyptiens, et lui rend en meme temps les emblemes de la direction et de la moderation, le fouet et le pedum, en prononcant la formule suivante:

    “Voici ce que dit Amon-Ra qui reside dans le Rhamesseion: Recois la faux de bataille pour contenir les nations etrangeres et trancher la tete des impurs; prends le fouet et le pedum pour diriger la terre de Keme (l'Egypte).”

    Le soubassement de ces deux tableaux offre un interet d'un autre genre: on y a represente en pied, et dans un ordre rigoureux de primogeniture, les enfants males de Rhamses le Grand. Ces princes sont revetus du costume reserve a leur rang; ils portent les insignes de leur dignite, le pedum et un eventail forme d'une longue plume d'autruche fixee a une elegante poignee, et sont au nombre de vingt-trois; famille nombreuse, il est vrai, mais qui ne doit point surprendre si l'on considere d'abord que Rhamses eut, a notre connaissance, au moins deux femmes legitimes, les reines Nofre-Ari et Isenofre, et qu'il est de plus tres-probable que les enfants donnes au conquerant par des concubines ou des maitresses prenaient rang avec les enfants legitimes, usage dont fait foi l'ancienne histoire orientale tout entiere. Quoi qu'il en soit, on a sculpte au-dessus de la tete de chacun des princes, d'abord le titre qui leur est commun a tous, savoir: le fils du roi et de son germe; et pour quelques-uns (les trois premiers et les plus ages par consequent), la designation des hautes fonctions dont ils se trouvaient revetus a l'epoque ou ces bas-reliefs furent executes. Le premier se trouve ainsi qualifie: porte-eventail a la gauche du roi, le jeune secretaire royal (basilicogrammate), commandant en chef des soldats (l'armee), le premier-ne et le prefere de son germe, Amenhischopsch; le second, nomme Rhamses comme son pere, etait porte-eventail a la gauche du roi et secretaire royal, commandant en chef les soldats du maitre du monde (les troupes composant la garde du roi); et le troisieme, porte-eventail a la gauche du roi, comme ses freres (titre donne en general a tous les princes sur d'autres monuments), etait de plus secretaire royal, commandant de la cavalerie, c'est-a-dire des chars de guerre de l'armee egyptienne. Je me dispense de transcrire ici les noms propres des vingt autres princes; je dirai seulement que les noms de quelques-uns d'entre eux font certainement allusion soit aux victoires du roi au moment de leur naissance, tels que Neben-Schari (le maitre du pays de Schari), Nebenthonib (le maitre du monde entier), Sanaschtenamoun (le vainqueur par Ammon), soit a des titres nouveaux adoptes dans le protocole de Rhamses le Grand, comme par exemple Pataveamoun (Ammon est mon pere), et Septenri (approuve par le soleil), titre qui se retrouve dans le prenom du roi.

    J'observe en meme temps dans cette serie de princes un fait tres-notable: on y a, posterieurement a la mort de Rhamses le Grand, caracterise d'une maniere particuliere celui de ses vingt-trois enfants qui monta sur le trone apres lui; ce fut son treizieme fils, nomme Menephtha, qui lui succeda. Il est visible qu'on a en consequence modifie, apres coup, le costume de ce prince, en ornant son front de l' uraeus et en changeant sa courte sabou en longue tunique royale; de plus, a cote de sa legende premiere, ou se lit le nom de Menephtha, qu'il conserva en montant sur le trone, on a sculpte le premier cartouche de sa legende royale, son cartouche prenom (soleil esprit aime des dieux), que l'on retrouve en effet sur tous les monuments de son regne.

    En sortant de la salle hypostyle par la porte centrale, on entre dans une salle qui a conserve une partie de ses colonnes, et ou la decoration prend un caractere tout particulier. Dans la portion de palais que nous venons de parcourir, des hommages generaux sont adresses aux principales divinites de l'Egypte, comme il convenait dans des cours ou des peristyles ouverts a toute la population, et dans la salle hypostyle ou se tenaient les grandes assemblees. Mais ici commencent veritablement la partie privee du palais et les salles qui servaient d'habitation au roi, le lieu qu'etait cense habiter aussi plus particulierement le roi des dieux auquel ce grand edifice etait consacre. C'est ce que prouvent les bas-reliefs sculptes sur les parois a la droite et a la gauche de la porte: ces tableaux representent quatre grandes barques ou bari sacrees, portant un petit naos sur lequel un voile semble jete comme pour derober a tous les regards le personnage qu'il renferme. Ces bari sont portees sur les epaules par vingt-quatre ou dix-huit pretres, selon l'importance du maitre de la bari. Les insignes qui decorent la proue et la poupe des deux premieres barques sont les tetes symboliques de la deesse Mouth et du dieu Chons, l'epouse et le fils d'Amon-Ra; enfin, la troisieme et la quatrieme portent les tetes du roi et de la reine, coiffes des marques de leur dignite. Ces tableaux, comme nous l'apprennent les legendes hieroglyphiques, representent les deux divinites et le couple royal venant rendre hommage au pere des dieux, Amon-Ra, qui etablit sa demeure dans le palais de Rhamses le Grand. Les paroles que prononce chacun des visiteurs ne laissent, d'ailleurs, aucun doute a cet egard: “Je viens, dit la deesse Mouth, rendre hommage au roi des dieux, Amon-Ra, moderateur de l'Egypte, afin qu'il accorde de longues annees a son fils qui le cherit, le roi Rhamses.”

    “Nous venons vers toi, dit le dieu Chons, pour servir ta majeste, o Amon-Ra, roi des dieux! Accorde une vie stable et pure a ton fils, qui t'aime, le seigneur du monde.”

    Le roi Rhamses dit seulement: “Je viens a mon pere Amon-Ra, a la suite des dieux qu'il admet en sa presence a toujours.”

    Mais la reine Nofre-Ari, surnommee ici Ahmosis (engendree de la lune), exprime ses voeux plus positivement; l'inscription porte: “Voici ce que dit la deesse epouse, la royale mere, la royale epouse, la puissante dame du monde, Ahmosis-Nofre-Ari: Je viens pour rendre hommage a mon pere Amon, roi des dieux; mon coeur est joyeux de tes affections (c'est-a-dire de l'amour que tu me portes); je suis dans l'allegresse en contemplant tes bienfaits; o toi, qui etablis le siege de ta puissance dans la demeure de ton fils, le seigneur du monde, Rhamses, accorde-lui une vie stable et pure; que ses annees se comptent par periodes de panegyries!”

    Enfin, la paroi du fond de cette salle etait ornee de plusieurs tableaux representant l'accomplissement de ces voeux et rappelant les graces qu'Amon-Ra accordait au heros egyptien: il n'en reste plus qu'un seul, a la droite de la porte. Le roi est figure assis sur un trone, au pied de celui d'Amon-Ra-Atmou, et a l'ombre du vaste feuillage d'un persea, l'arbre celeste de la vie: le grand dieu et la deesse Saf qui presidait a l'ecriture, a la science, tracant sur les fruits cordiformes de l'arbre le cartouche prenom de Rhamses le Grand; tandis que d'un autre cote le dieu Thoth y grave le cartouche nom propre du roi, auquel Amon-Ra-Atmou adresse les paroles suivantes: “Viens, je sculpte ton nom pour une longue suite de jours, afin qu'il subsiste sur l'arbre divin.”

    La porte qui, de cette salle, conduisait a une seconde, egalement decoree de colonnes, dont quatre subsistent encore, merite une attention particuliere, soit sous le rapport de son execution materielle, soit pour les sculptures qui la decorent.

    Les bas-reliefs qui couvrent le bandeau et les jambages sont d'un relief tellement bas qu'il est evident qu'on les a uses avec soin pour en diminuer la saillie; j'attribuais ce travail au temps et a la barbarie, qui a certainement agi sur plusieurs points de ces surfaces, lorsque, ayant fait deblayer le bas des montants de cette porte, j'ai lu une inscription dedicatoire de Rhamses le Grand, dans les formes ordinaires pour les dedicaces des portes; mais il y est dit, de plus, que cette porte a ete recouverte d'or pur. J'ai etudie alors les surfaces avec plus de soin. En examinant de plus pres l'espece de stuc blanc et fin qui recouvrait encore quelques parties de la sculpture, je m'apercus que ce stuc avait ete etendu sur une toile appliquee sur les tableaux, qu'on avait retabli sur le stuc meme les contours et les parties saillantes des figures avant d'y appliquer la dorure. Ce procede m'ayant paru curieux, j'ai cru utile de le noter ici.

    Mais les deux tableaux qui ornent cette porte offrent un interet bien plus piquant. Le bandeau et le haut des jambages sont couverts d'une douzaine de petits bas-reliefs representant le roi Rhamses adorant les membres de la triade thebaine: ces divinites tournent toutes le dos a l'entree de la porte en question, parce qu'elles sont seulement en rapport avec la premiere salle et non avec la seconde, a laquelle cette porte sert d'entree. Mais au bas des jambages, et immediatement au-dessus de la dedicace, sont sculptees deux divinites, la face tournee vers l'ouverture de la porte, et regardant la seconde salle, qui etait par consequent sous leur juridiction. Ces deux divinites sont, a gauche, le dieu des sciences et des arts, l'inventeur des lettres, Thoth a tete d'Ibis, et a droite la deesse Saf, compagne de Thoth, portant le titre remarquable de dame des lettres presidente de la bibliotheque (mot a mot, la salle des livres ). De plus, le dieu est suivi d'un de ses paredres, qu'a sa legende et a un grand oeil qu'il porte sur la tete on reconnait pour le sens de la vue personnifie, tandis que le paredre de la deesse est le sens de l'ouie caracterise par une grande oreille tracee egalement au-dessus de sa tete, et par le mot solem (l'ouie) sculpte dans sa legende; il tient de plus en main tous les instruments de l'ecriture, comme pour ecrire tout ce qu'il entend.

    Je demande s'il est possible de mieux annoncer que par de tels bas-reliefs l'entree d'une bibliotheque? Et a ce mot, la controverse qui divise nos savants sur le fameux monument d'Osimandyas, si connu par sa bibliotheque, et sur ses rapports avec le Rhamesseion. se presente naturellement a ma pensee.

    Des les premiers jours, en lisant au milieu des ruines du Rhamesseion la description que Diodore nous a conservee du monument d'Osimandyas, je fus frappe de retrouver autour de moi et dans le meme ordre les parties analogues et presque les memes details du grand edifice dont Diodore emprunte a Hecatee une notice si complete.

    D'abord, l'ancien voyageur grec place le monument d'Osimandyas a dix stades des derniers tombeaux de ce qu'il nomme les [Greek: pallakidas tou Diou], les concubines de Jupiter (Ammon).—Nous avons trouve, en effet, a une distance a peu pres egale du Rhamesseion, une vallee renfermant les tombeaux, encore ornes de peintures et d'inscriptions, d'une douzaine de femmes, mais de reines egyptiennes, dont le premier titre dans leur legende fut toujours celui d'epouse d'Ammon.

    Le monument d'Osimandyas s'annoncait par un grand pylone de pierre variee ([Greek: lithou poikilou]).—Le premier pylone du Rhamesseion, dont les massifs sont en gres rougeatre et la porte en calcaire blanc, a quelque analogie avec cette expression.

    Ce pylone donnait entree dans un peristyle dont les piliers etaient ornes de figures colossales; on passait de la a un second pylone bien plus soigne que le premier, sous le rapport de la sculpture, et a l'entree duquel se trouvait le plus grand colosse de l'Egypte, d'un seul bloc de granit de Syene.—Tout cela se rapproche du Rhamesseion, a quelques differences de mesures pres; mais l'exactitude des anciens copistes, transcrivant les quantites de ces mesures, est-elle certaine? La existent encore aujourd'hui les immenses debris du plus grand colosse connu de l'Egypte; il est en granit de Syene: ce sont la des traits remarquables.

    Dans le peristyle qui suivait le pylone, dit Hecatee, on avait represente le roi, qu'on appelle Osimandyas, faisant la guerre aux revoltes de Bactriane, assiegeant une ville entouree des eaux d'un fleuve, etc.—C'est la description exacte des bas-reliefs encore existants sous le deuxieme peristyle du Rhamesseion; et si l'on n'y voit plus le lion combattant avec le roi contre les troupes ennemies, ni des quatre princes commandant les divisions de l'armee, c'est que les murs du fond du peristyle sont detruits et qu'il n'en subsiste pas la huitieme partie. Il est vrai qu'on voit ailleurs, sur les monuments d'Egypte, des rois assiegeant des villes entourees par un fleuve : cela existe reellement a Ibsamboul, a Derri, sur les pylones de Louqsor et au Rhamesseion; mais tous ces monuments sont de Rhamses le Grand, et reproduisent les evenements de la meme campagne.

    Sur le second mur du peristyle, dit la description du monument d'Osimandyas, sont representes les captifs ramenes par le roi de son expedition; ils n'ont point de mains ni de parties sexuelles: et, sur le mur de fond du peristyle du Rhamesseion, j'ai mis a decouvert, par des fouilles, les restes d'un tableau dans lequel on amene des prisonniers au roi, aux pieds duquel sont des monceaux de mains coupees.

    Sur un troisieme cote du peristyle du monument d'Osimandyas etaient representes des sacrifices et le triomphe du roi au retour de cette guerre.—Au Rhamesseion, le registre superieur de la paroi sur laquelle est sculptee la bataille represente la fin d'une grande solennite religieuse a laquelle assistent le roi et la reine, et ce tableau commencait, sans aucun doute, sur le mur de fond du cote droit du peristyle.

    On entrait ensuite, dit l'historien grec, dans la salle hypostyle du monument d'Osimandyas par trois portes ornees de deux colosses.—Tout cela se trouve exactement au Rhamesseion, immediatement aussi apres le second peristyle. Apres la salle hypostyle de l'Osimandyeion venait un espace designe dans les traductions sous le nom de promenoir.—Dans le Rhamesseion, une salle decoree des barques symboliques des dieux succede a la salle hypostyle.

    Ensuite, a dit Diodore, venait la bibliotheque; et c'est effectivement sur la porte qui, du promenoir du Rhamesseion, conduit a la salle suivante, que j'ai trouve des bas-reliefs si convenables a l'entree d'une bibliotheque.

    La salle de la bibliotheque est presque entierement rasee; il n'en reste que quatre colonnes, et une portion des parois de droite et de gauche de la porte: sur ces murailles on a sculpte des tableaux representant le roi faisant successivement des offrandes aux plus grandes divinites de l'Egypte—a Amon-Ra, Mouth, Chons, Phre, Phtha, Pascht, Nofre-Thmou, Atmou, Mandou; et, en outre, la plus grande partie de la surface de ces parois est occupee par deux enormes tableaux divises en de nombreuses colonnes verticales dans lesquelles sont trois longues series de noms de divinites et leurs images de petite proportion; c'est un pantheon complet; le roi, debout devant chacun de ces tableaux synoptiques, fait nommement des libations et des offrandes a tous les dieux ou deesses grandes et petites; et c'est encore ici un rapport avec le monument d'Osimandyas. On voit dans la salle de la bibliotheque, dit en effet la description grecque, les images de tous, les dieux de l'Egypte; le roi leur presente de la meme maniere des offrandes convenables a chacun d'eux.

    Cette comparaison des ruines du Rhamesseion avec la description du monument d'Osimandyas conservee dans Diodore de Sicile, a ete deja faite, et avec bien plus de details encore, par MM. Jollois et Devilliers dans leur Description generale de Thebes, travail important auquel je me plais a donner de justes eloges parce que j'ai vu les lieux, et que j'ai pu juger par moi-meme de l'exactitude de leur description; mais j'ai du reproduire rapidement ce parallele dans cette lettre, par le besoin de mettre a leur veritable place quelques faits nouveaux que j'ai observes, et qui rendent si frappante l'analogie du monument decrit par les Grecs avec le monument dont j'etudie les ruines. Les deux savants voyageurs que je viens de citer ont mis en fait leur identite, d'autres l'ont combattue: pour moi, voici ma profession de foi toute simple:

    De deux choses l'une: ou le monument decrit par Hecatee sous le nom de monument d'Osimandyas est le meme que le Rhamesseion occidental de Thebes, ou bien le Rhamesseion n'est qu'une copie, a la difference des mesures pres, si l'on peut s'exprimer ainsi, du monument d'Osimandyas.

    Ici se terminent les debris du palais de Sesostris; il ne reste plus de traces de ces dernieres constructions, qui devaient s'etendre encore du cote de la montagne. Le Rhamesseion est le monument de Thebes le plus degrade, mais c'est aussi, sans aucun doute, celui qui, par l'elegante majeste de ses ruines, laisse dans l'esprit des voyageurs une impression plus profonde et plus durable. J'aurais pu passer encore bien du temps a son etude sans l'epuiser; mais d'autres monuments de la rive opposee du Nil, ou est toujours Thebes, m'arrachent a ces merveilles.... Et je pense a la France.... Adieu.

    QUINZIEME LETTRE

    Thebes, le 18 juin 1829.

    En quittant le noble et si elegant palais de Sesostris, le Rhamesseion, et avant d'etudier avec tout le soin qu'ils meritent les nombreux edifices antiques entasses sur la butte factice nommee aujourd'hui Medinet-Habou, je devais, pour la regularite de mes travaux, m'occuper de quelques constructions intermediaires ou voisines qui, soit pour leur mediocre etendue, soit par leur etat presque total de destruction, attirent beaucoup moins l'attention des voyageurs.

    Je me dirigeai d'abord vers la vallee d'El-Assasif, situee au nord du Rhamesseion, et qui se termine brusquement au pied des rochers calcaires de la chaine libyque: la existent les debris d'un edifice au nord du tombeau d'Osimandyas.

    Mon but special etait de constater l'epoque encore inconnue de ces constructions et d'en assurer la destination primitive; je m'attachai a l'examen des sculptures et surtout des legendes hieroglyphiques inscrites sur les blocs isoles et les pans de murailles epars sur un assez grand espace de terrain.

    Je fus d'abord frappe de la finesse du travail de quelques restes de bas-reliefs marteles a moitie par les premiers chretiens; et une porte de granit rose, encore debout au milieu de ces ruines en beau calcaire blanc, me donna la certitude que l'edifice entier appartenait a la meilleure epoque de l'art egyptien.

    Cette porte, ou petit propylon, est entierement couverte de legendes hieroglyphiques. On a sculpte sur les jambages, en relief tres-bas et fort delicat, deux images en pied de Pharaons revetus de leurs insignes. Toutes les dedicaces sont doubles et faites contemporainement au nom de deux princes: celui qui tient constamment la droite ou le premier rang se nomme Amenenthe; l'autre ne marche qu'apres, c'est Thouthmosis III, nomme Moeris par les Grecs.

    Si j'eprouvai quelque surprise de voir ici et dans tout le reste de l'edifice le celebre Moeris, orne de toutes les marques de la royaute, ceder ainsi le pas a cet Amenenthe qu'on chercherait en vain dans les listes royales, je dus m'etonner encore davantage, a la lecture des inscriptions, de trouver qu'on ne parlat de ce roi barbu, et en costume ordinaire de Pharaon, qu'en employant des noms et des verbes au feminin, comme s'il s'agissait d'une reine. Je donne ici pour exemple la dedicace meme des propylons.

    “L'Aroeris soutien des devoues, le roi seigneur, etc. Soleil devoue a la verite! (Elle) a fait des constructions en l'honneur de son pere (le pere d'elle), Amon-Ra seigneur des trones du monde; elle lui a eleve ce propylon (qu'Amon protege l'edifice!) en pierre de granit: c'est ce qu'elle a fait (pour etre) vivifiee a toujours.”

    L'autre jambage porte une dedicace analogue, mais au nom du roi Thouthmosis III, ou Moeris.

    En parcourant le reste de ces ruines, la meme singularite se presenta partout. Non-seulement je retrouvai le prenom d'Amenenthe precede des titres le roi souveraine du monde, mais aussi son nom propre lui-meme a la suite du titre la fille du soleil. Enfin, dans tous les bas-reliefs representant les dieux adressant la parole a ce roi Amenenthe, on le traite en reine comme dans la formule suivante:

    “Voici ce que dit Amon-Ra, seigneur des trones du monde, a sa fille cherie, soleil devoue a la verite: L'edifice que tu as construit est semblable a la demeure divine.”

    De nouveaux faits piquerent encore plus ma curiosite: j'observai surtout dans les legendes du propylon de granit, que les cartouches prenoms et noms propres d'Amenenthe avaient ete marteles dans les temps antiques et remplaces par ceux de Thouthmosis II, sculptes en surcharge.

    Ailleurs, quelques legendes d'Amenenthe avaient recu en surcharge aussi celles du Pharaon Thouthmosis II.

    Plusieurs autres, enfin, offraient le prenom d'un Thouthmosis encore inconnu, renfermant aussi dans son cartouche le nom propre de femme Amense, le tout encore sculpte aux depens des legendes d'Amenenthe, prealablement martelees. Je me rappelai alors avoir remarque ce nouveau roi Thouthmosis traite en reine, dans le petit edifice de Thouthmosis III, a Medinet-Habou.

    C'est en rapprochant ces faits et ces diverses circonstances de plusieurs observations du meme genre, premiers resultats de mes courses dans le grand palais et dans le propylon de Karnac, que je suis parvenu a completer mes connaissances sur le personnel de la premiere partie de la XVIIIe dynastie. Il resulte de la combinaison de tous les temoignages fournis par ces divers monuments, et qu'il serait hors de propos de developper ici:

    1 deg. Que Thouthmosis Ier succeda immediatement au grand Amenothph Ier, le chef de la XVIIIe dynastie, l'une des diospolitaines;

    2 deg. Que son fils Thouthmosis II occupa le trone apres lui et mourut sans enfants;

    3 deg. Que sa soeur Amense lui succeda comme fille de Thouthmosis Ier, et regna vingt et un ans en souveraine;

    4 deg. Que cette reine eut pour premier mari un Thouthmosis, qui comprit dans son nom propre celui de la reine Amense son epouse; que ce Thouthmosis fut le pere de Thouthmosis III ou Moeris, et gouverna au nom d'Amense;

    5 deg. Qu'a la mort de ce Thouthmosis, la reine Amense epousa en secondes noces Amenenthe, qui gouverna aussi au nom d'Amense, et qui fut regent pendant la minorite et les premieres annees de Thouthmosis III, ou Moeris;

    6 deg. Que Thouthmosis III, le Moeris des Grecs, exerca le pouvoir conjointement avec le regent Amenenthe, qui le tint sous sa tutelle pendant quelques annees.

    La connaissance de cette succession de personnages explique tout naturellement les singularites notees dans l'examen minutieux de tous les restes de sculptures existant dans l'edifice de la vallee d' El-Assasif. On comprend alors pourquoi le regent Amenenthe ne parait dans les bas-reliefs que pour y recevoir les paroles gracieuses que les dieux adressent a la reine Amense, dont il n'est que le representant; cela explique le style des dedicaces faites par Amenenthe, parlant lui-meme au nom de la reine, ainsi que les dedicaces du meme genre dans lesquelles on lit le nom de Thouthmosis, premier mari d'Amense, qui joua d'abord, le premier, un role passif, et ne fut, comme son successeur Amenenthe, qu'une espece de figurant du pouvoir royal exerce par la reine.

    Les surcharges qu'ont eprouvees la plupart des legendes du regent Amenenthe demontrent que sa regence fut odieuse et pesante pour son pupille Thouthmosis III. Celui-ci semble avoir pris a tache de condamner son tuteur a un eternel oubli. C'est en effet sous le regne de ce Thouthmosis III que furent martelees presque toutes les legendes d'Amenenthe, et qu'on sculpta a la place soit les legendes de Thouthmosis III, dont il avait sans doute usurpe l'autorite, soit celles de Thouthmosis, premier mari d'Amense, le pere meme du roi regnant. J'ai observe la destruction systematique de ces legendes dans une foule de bas-reliefs existant sur divers autres points de Thebes. Fut-elle l'ouvrage immediat de la haine personnelle de Thouthmosis III, ou une basse flatterie du corps sacerdotal? C'est ce qu'il nous est impossible de decider; mais le fait nous a paru assez curieux pour le constater.

    Toutes les inscriptions du monument d'El-Assasif etablissent unanimement que cet edifice a ete eleve sous la regence d'Amenenthe, au nom de la reine Amense et de son jeune fils Thouthmosis III. Cette construction n'est donc point posterieure a l'an 1736 avant J.-C., epoque approximative des premieres annees du regne de Thouthmosis III, exercant seul le pouvoir supreme. Ces sculptures comptent donc deja plus de 3,500 ans d'antiquite.

    Il resulte de ces memes dedicaces et des sculptures qui decorent quelques-unes des salles non detruites, que l'edifice interieur etait un temple consacre a la grande divinite de Thebes, Amon-Ra, le roi des dieux, qu'on y adorait sous la figure speciale d'Amon-Ra-Pneh-enne-ghet-en-tho, c'est-a-dire d'Amon-Ra seigneur des trones et du monde; j'ai retrouve dans Thebes plusieurs autres temples dedies a ce grand etre, mais sous d'autres titres, qui lui sont egalement particuliers.

    Ce temple d'Amon-Ra, d'une etendue assez considerable, decore de sculptures du travail le plus precieux, precede d'un dromos et probablement aussi d'une longue avenue de sphinx, s'elevait au fond de la vallee d'El-Assasif. Son sanctuaire penetrait pour ainsi dire dans les rochers a pic de la chaine libyque, criblee, comme le sol meme de la vallee, d'excavations plus ou moins riches, qui servaient de sepulture aux habitants de la ville capitale.

    Cette position du temple au milieu des tombeaux, et les plafonds, en forme de voute, de quelques-unes de ces salles, ont recemment trompe quelques voyageurs, et leur ont fait croire que cet edifice etait le tombeau de Moeris (Thouthmosis III); mais tous les details que nous avons donnes sur la construction et la destination de cet edifice sacre detruisent une telle hypothese. Ses divisions et ses accessoires nous le feraient reconnaitre pour un veritable temple, a defaut des inscriptions dedicatoires qui le disent formellement. Sa decoration meme et le sujet des bas-reliefs qui ornent les parois des salles encore subsistantes n'ont rien de commun avec la decoration et les scenes sculptees dans les hypogees et les tombeaux. On y retrouve, comme dans les temples et les palais, des tableaux d'offrandes faites aux dieux ou aux rois ancetres du Pharaon fondateur du temple. Quelques bas-reliefs de ce dernier genre presentent un grand interet, parce qu'ils fournissent des details precieux sur les familles des premiers rois de la XVIIIe dynastie. Je citerai d'abord, et a ce sujet, plusieurs tableaux sculptes et peints representant Thouthmosis, pere de Thouthmosis III, et le Pharaon Thouthmosis II recevant des offrandes faites par leur fils et neveu Thouthmosis III; en second lieu, un long bas-relief peint, occupant toute la paroi de gauche de la grande salle voutee, au fond du temple, dans lequel on a figure la grande bari sacree ou arche d'Amon-Ra, le dieu du temple, adore par le regent Amenenthe, ayant derriere lui Thouthmosis III, suivi d'une tres-jeune enfant richement paree, et que l'inscription nous dit etre sa fille, la fille du roi qu'elle aime, la divine epouse Rannofre. En arriere de la bari sacree, et comme recevant une portion des offrandes faites par les deux rois agenouilles, sont les images en pied du Pharaon Thouthmosis Ier, de la reine son epouse Ahmosis et de leur jeune fille Sotennofre. L'histoire ecrite ne nous avait point conserve les noms de ces trois princesses; c'est la que je les ai lus pour la premiere fois. Quant au titre de divine epouse donne a la fille de Moeris encore en bas age, il indique seulement que cette jeune enfant avait ete vouee au culte d'Amenenthe, etant du nombre de ces filles d'une haute naissance, nommees pallades et pallacides, dont j'ai retrouve les tombeaux dans une autre vallee de la chaine libyque.

    Ce temple d'Amon-Ra terminant une des vallees de la necropole de Thebes, recut a differentes epoques soit des restaurations, soit des accroissements, sous le regne de divers rois successeurs d'Amenenthe et de Thouthmosis III. J'ai retrouve, en effet, dans les pierres provenant des diverses portions du temple, et dont on s'est servi dans des temps peu anciens pour la construction d'une muraille contre laquelle appuie aujourd'hui le jambage de droite du propylon de granit, des parties d'inscriptions mentionnant des embellissements ou des restaurations de l'edifice sous les regnes des rois Horus, Rhamses le Grand et son fils Menephtha II, comme les fondateurs memes du temple. Enfin, la derniere salle du temple, ayant servi de sanctuaire, est couverte de sculptures d'un travail ignoble et grossier; mais la surprise que j'eprouvai a la vue de ces pitoyables bas-reliefs, compares a la finesse et a l'elegance des tableaux sculptes dans les deux salles precedentes, cessa bientot a la lecture de grandes inscriptions hieroglyphiques, constatant que cette belle restauration-la avait ete faite sous le regne et au nom de Ptolemee Evergete II et de sa premiere femme Cleopatre. Voila une des mille et une preuves demonstratives contre l'opinion de ceux qui supposeraient que l'art egyptien gagna quelque perfection par l'etablissement des Grecs en Egypte.

    Je le repete encore: l'art egyptien ne doit qu'a lui-meme tout ce qu'il a produit de grand, de pur et de beau; et n'en deplaise aux savants qui se font une religion de croire fermement a la generation spontanee des arts en Grece, il est evident pour moi, comme pour tous ceux qui ont bien vu l'Egypte, ou qui ont une connaissance reelle des monuments egyptiens existants en Europe, que les arts ont commence en Grece par une imitation servile des arts de l'Egypte, beaucoup plus avances qu'on ne le croit vulgairement, a l'epoque ou les premieres colonies egyptiennes furent en contact avec les sauvages habitants de l'Attique ou du Peloponnese. La vieille Egypte enseigna les arts a la Grece, celle-ci leur donna le developpement le plus sublime: mais sans l'Egypte, la Grece ne serait probablement point devenue la terre classique des beaux-arts. Voila ma profession de foi tout entiere sur cette grande question. Je trace ces lignes presque en face des bas-reliefs que les Egyptiens ont executes, avec la plus elegante finesse de travail, 1700 ans avant l'ere chretienne. Que faisaient les Grecs alors!... Mais cette question exigerait des volumes, et je ne fais qu'une lettre.... Adieu.

    SEIZIEME LETTRE

    Thebes, le 20 juin 1829.

    J'ai donne toute la journee d'hier et cette matinee a l'etude des tristes restes de l'un des plus importants monuments de l'ancienne Thebes. Cette construction, comparable en etendue a l'immense palais de Karnac, dont on apercoit d'ici les obelisques sur l'autre rive du fleuve, a presque entierement disparu; il en subsiste encore quelques debris, s'elevant a peine au-dessus du sol de la plaine exhaussee par les depots successifs de l'inondation, qui recouvrent probablement aussi toutes les masses de granit, de breches et autres matieres dures employees dans la decoration de ce palais. La portion la plus considerable etant construite en pierres calcaires, les Barbares les ont peu a peu brisees et converties en chaux pour elever de miserables cahuttes; mais ce que le voyageur trouve encore sur ses pas donne une bien haute idee de la magnificence de cet antique edifice.

    Que l'on se figure, en effet, un espace d'environ 1,800 pieds de longueur, nivele par les depots successifs de l'inondation, couvert de longues herbes, mais dont la surface, dechiree sur une multitude de points, laisse encore apercevoir des debris d'architraves, des portions de colosses, des futs de colonnes et des fragments d'enormes bas-reliefs que le limon du fleuve n'a pas enfouis encore ni derobes pour toujours a la curiosite des voyageurs. La ont existe plus de dix-huit colosses dont les moindres avaient vingt pieds de hauteur; tous ces monolithes, de diverses matieres, ont ete brises, et l'on rencontre leurs membres enormes disperses ca et la, les uns au niveau du sol, d'autres au fond d'excavations executees par les fouilleurs modernes. J'ai recueilli, sur ces restes mutiles, les noms d'un grand nombre de peuples asiatiques dont les chefs captifs etaient representes entourant la base de ces colosses representant leur vainqueur, le Pharaon Amenophis, le troisieme du nom, celui meme que les Grecs ont voulu confondre avec le Memnon de leurs mythes heroiques. Ces legendes demontrent deja que nous sommes ici sur l'emplacement du celebre edifice de Thebes connu des Grecs sous le nom de Memnonium. C'est ce qu'avaient cherche a prouver, par des considerations d'un autre genre, MM. Jollois et Devilliers, dans leur excellente description de ces ruines.

    Les monuments les mieux conserves au milieu de cette effroyable devastation des objets du premier ordre dont il me reste a parler, etabliraient encore mieux, si cela etait necessaire, que ces ruines sont bien celles du Memnonium de Thebes, ou palais de Memnon, appele Amenophion par les Egyptiens, du nom meme de son fondateur, et que je trouve mentionne dans une foule d'inscriptions hieroglyphiques des hypogees du voisinage ou reposaient jadis les momies de plusieurs grands officiers charges, de leur vivant, de la garde ou de l'entretien de ce magnifique edifice.

    C'est vers l'extremite des ruines et du cote du fleuve que s'elevent encore, en dominant la plaine de Thebes, les deux fameux colosses, d'environ soixante pieds de hauteur, dont l'un, celui du nord, jouit d'une si grande celebrite sous le nom de colosse de Memnon. Formes chacun d'un seul bloc de gres-breche, transportes des carrieres de la Thebaide superieure, et places sur d'immenses bases de la meme matiere, ils representent tous deux un Pharaon assis, les mains etendues sur les genoux, dans une attitude de repos. J'ai vainement cherche a motiver a mes yeux l'etrange erreur du respectable et spirituel Denon, qui a voulu prendre ces statues pour celles de deux princesses egyptiennes. Les inscriptions hieroglyphiques encore subsistantes, telles que celles qui couvrent le dossier du trone du colosse du sud et les cotes des deux bases, ne laissent aucun doute sur le rang et la nature du personnage dont ces merveilleux monolithes reproduisaient les traits et perpetuaient la memoire. L'inscription du dossier porte textuellement: “L'Aroeris puissant, le moderateur des moderateurs, etc., le roi soleil, seigneur de verite (ou de justice), le fils du soleil, le seigneur des diademes, Amenothph, moderateur de la region pure, le bien-aime d'Amon-Ra, etc., l'Horus resplendissant, celui qui a agrandi la demeure.....(lacune) a toujours, a erige ces constructions en l'honneur de son pere Ammon; il lui a dedie cette statue colossale de pierre dure, etc.” Et sur les cotes des bases on lit en grands hieroglyphes de plus d'un pied de proportion, executes, surtout ceux du colosse du nord, avec une perfection et une elegance au-dessus de tout eloge, la legende ou devise particuliere, le prenom et le nom propre du roi que les colosses representent:

    “Le seigneur souverain de la region superieure et de la region inferieure, le reformateur des moeurs, celui qui tient le monde en repos, l'Horus qui, grand par sa force, a frappe les Barbares, le roi soleil seigneur de verite, le fils du soleil, Amenothph, moderateur de la region pure, cheri d'Amon-Ra, roi des dieux.”

    Ce sont la les titres et noms du troisieme Amenophis de la XVIIIe dynastie, lequel occupait le trone des Pharaons vers l'an 1680 avant l'ere chretienne. Ainsi se trouve completement justifiee l'assertion que Pausanias met dans la bouche des Thebains de son temps, lesquels soutenaient que ce colosse n'etait nullement l'image du Memnon des Grecs, mais bien celle d'un homme du pays, nomme Ph-Amenoph.

    Ces deux colosses decoraient, suivant toute apparence, la facade exterieure du principal pylone de l'Amenophion; et, malgre l'etat de degradation ou la barbarie et le fanatisme ont reduit ces antiques monuments, on peut juger de l'elegance, du soin extreme et de la recherche qu'on avait mis dans leur execution, par celle des figures accessoires formant la decoration de la partie anterieure du trone de chaque colosse. Ce sont des figures de femmes debout, sculptees dans la masse meme de chaque monolithe et n'ayant pas moins de quinze pieds de haut. La magnificence de leur coiffure et les riches details de leur costume sont parfaitement en rapport avec le rang des personnages dont elles rappellent le souvenir. Les inscriptions hieroglyphiques gravees sur ces statues formant en quelque sorte les pieds anterieurs du trone de chaque statue d'Amenophis, nous apprennent que la figure de gauche represente une reine egyptienne, la mere du roi, nommee Tmau-Hem-Va, ou bien Maut-Hem-Va, et la figure de droite, la reine epouse du meme Pharaon, Taia, dont le nom etait deja donne par une foule de monuments. Je connaissais aussi le nom de la femme de Thouthmosis IV, Tmau-Hem-Va, mere d'Amenophis-Memnon, par les bas-reliefs du palais de Louqsor, mentionnes dans la notice rapide que j'ai crayonnee de cet important edifice.

    Sur un autre point des ruines de l'Amenophion, du cote de la montagne libyque, a la limite du desert et un peu adroite de l'axe passant entre les deux colosses, existent deux blocs de gres-breche, d'environ trente pieds de long chacun, et presentant la forme de deux enormes steles. Leur surface visible est ornee de tableaux et de magnifiques inscriptions formees chacune de vingt-quatre a vingt-cinq lignes d'hieroglyphes du plus beau style, executes de relief dans le creux. H est infiniment probable que ces portions qu'on apercoit aujourd'hui sont les dossiers des sieges de deux groupes colossals renverses et enfouis la face contre terre: j'ai manque de moyens assez puissants pour verifier le fait.

    Quoi qu'il en soit, les tableaux sculptes sur ces masses effrayantes nous montrent toujours le roi Amenophis-Memnon, accompagne ici de la reine Taia son epouse, accueillis par le dieu Amon-Ra ou par Phtah-Socharis; et les deux inscriptions sont les textes expressement relatifs a la dedicace du Memnonium ou Amenophion aux dieux de Thebes par le fondateur de cet immense edifice.

    La forme et la redaction de cette dedicace, dont j'ai pris une copie soignee, malgre une foule de lacunes, sont d'un genre tout a fait original et m'ont paru tres-curieuses. On en jugera par une courte analyse.

    Cette consecration du palais est rappelee d'une maniere tout a fait dramatique; c'est d'abord le roi Amenophis qui prend la parole des la premiere ligne et la garde jusqu'a la treizieme. “Le roi Amenothph a dit: Viens, o Amon-Ra, seigneur des trones du monde, toi qui resides dans les regions de Oph (Thebes)! contemple la demeure que nous t'avons construite dans la contree pure, elle est belle: descends du haut du ciel pour en prendre possession!” Suivent les louanges du dieu melees a la description de l'edifice dedie, et l'indication des ornements et decorations en pierre de gres, en granit rose, en pierre noire, en or, en ivoire et en pierres precieuses, que le roi y a prodigues, y compris deux grands obelisques dont on n'apercoit plus aujourd'hui aucune trace.

    Les sept lignes suivantes renferment le discours que tient le dieu Amon-Ra en reponse aux courtoisies du Pharaon. “Voici ce que dit Amon-Ra, le mari de sa mere, etc.: Approche, mon fils, soleil seigneur de verite, du germe du soleil, enfant du soleil, Amenothph! J'ai entendu tes paroles et je vois les constructions que tu as executees; moi qui suis ton pere, je me complais dans tes bonnes oeuvres, etc.”

    Enfin, vers le milieu de la vingtieme ligne commence une troisieme et derniere harangue; c'est celle que prononcent les dieux en presence d'Amon-Ra, leur seigneur, auquel ils promettent de combler de biens Amenothph, son fils cheri, d'en rendre le regne joyeux en le prolongeant pendant de longues annees, en recompense du bel edifice qu'il a eleve pour leur servir de demeure, palais dont ils declarent avoir pris possession apres l'avoir bien et dument visite.

    L'identite du Memnonium des Grecs et de l'Amenophion egyptien n'est donc plus douteuse; il l'est bien moins encore que ce palais fut une des plus etonnantes merveilles de la vieille capitale. Des fouilles en grand, executees par un Grec nomme Iani, ancien agent de M. Salt, ont mis a decouvert une foule de bases de colonnes, un tres-grand nombre de statues leontocephales en granit noir; de plus, deux magnifiques sphinx colossals et a tete humaine, en granit rose, du plus beau travail, representant aussi le roi Amenophis III. Les traits du visage de ce prince, portant ici, comme partout ailleurs, une empreinte de physionomie un peu ethiopienne, sont absolument semblables a ceux que les sculpteurs et les peintres ont donnes a ce meme Pharaon dans les tableaux des steles du Memnonium, dans les bas-reliefs du palais de Louqsor, et dans les peintures du tombeau de ce prince dans la vallee de l'Ouest a Biban-el-Molouk; nouvelle et millieme preuve que les statues et bas-reliefs egyptiens presentent de veritables portraits des anciens rois dont ils portent les legendes.

    A une petite distance du Rhamesseion existent les debris de deux colosses en gres rougeatre: c'etaient encore deux statues ornant probablement la porte laterale nord de l'Amenophion; ce qui peut donner une juste idee de l'immense etendue de ce palais, dont il reste encore de si magnifiques vestiges. Je ne me suis nullement occupe des inscriptions grecques et latines qui tapissent les jambes du grand colosse du nord, la celebre statue de Memnon; tout cela est bien moderne: ceci soit dit sans qu'on en puisse conclure que je nie la realite des harmonieux accents que tant de Romains affirment unanimement avoir oui moduler par la bouche meme du colosse, aussitot qu'elle etait frappee des premiers rayons du soleil. Je dirai seulement que, plusieurs fois, assis, au lever de l'aurore, sur les immenses genoux de Memnon, aucun accord musical sorti de sa bouche n'est venu distraire mon attention du melancolique tableau que je contemplais, la plaine de Thebes, ou gisent les membres epars de cette ainee des villes royales. Il y aurait matiere a d'eternelles reflexions; mais je ne dois pas oublier que je ne suis qu'un voyageur passager sur ces antiques ruines..... Adieu.

    DIX-SEPTIEME LETTRE

    Thebes (rive occidentale), 25 juin 1829.

    Je viens de visiter et d'etudier dans toutes ses parties un petit temple d'une conservation parfaite, situe derriere l'Amenophion, dans un vallon forme par les rochers de la montagne libyque et un grand mamelon qui s'en est detache du cote de la plaine. Ce monument a ete decrit par la Commission d'Egypte sous le nom de Petit Temple d'Isis.

    Le voyageur est attire, dans ces lieux solitaires et denues de toute vegetation, par une enceinte peu reguliere, batie en briques crues, et qu'on apercoit de fort loin, parce qu'elle est placee sur un terrain assez eleve. On y penetre par un petit propylon en gres engage dans l'enceinte et couvert exterieurement de sculptures d'un travail lourdement recherche. Les tableaux qui ornent le bandeau de cette porte representent Ptolemee Soter II faisant des offrandes, du cote droit, a la deesse Hathor (Venus) et a la grande triade de Thebes, Amon-Ra, Mouth et Chons; du cote gauche, a la deesse Thme ou Thmei (la verite ou la justice, Themis) et a une triade formee du dieu hieracocephale Mandou, de son epouse Ritho et de leur fils Harphre. Ces trois divinites, celles qu'on adorait principalement a Hennonthis, occupent la partie du bandeau dirigee vers cette capitale de nome.

    Ces courts details suffisent, lorsqu'on est un peu familiarise avec le systeme de decoration des monuments egyptiens, pour determiner avec certitude: 1 deg. a quelles divinites fut specialement dedie le temple auquel ce propylon donne entree; 2 deg. quelles divinites y jouissaient du rang de syntrone; et il devient ici de toute evidence qu'on adorait specialement dans ce temple le principe de beaute confondu et identifie avec le principe de verite, de justice, ou, en termes mythologiques, que cet edifice etait consacre a la deesse Hathor, identifiee avec la deesse Thmei. Ce sont, en effet, ces deux deesses qui recoivent les premiers hommages de Soter II; et comme l'edifice faisait partie de Thebes et avoisinait le nome d'Hermonthis, on y offrait aussi, d'apres une regle de saine politique que j'ai developpee ailleurs, des sacrifices en l'honneur de la triade thebaine et de la triade hermonthite. On s'etait donc trop hate de donner un nom a ce temple, d'apres des apercus reposant sur de simples conjectures.

    Les memes adorations sont repetees sur la porte du temple proprement dit, qui s'ouvre par un petit peristyle que soutiennent des colonnes a chapiteaux ornes de fleurs de lotus et de houppes de papyrus combinees; les colonnes et les parois n'ont jamais ete decorees de sculptures. Il n'en est point ainsi du pronaos, forme de deux colonnes et de deux piliers ornes de tetes symboliques de la deesse Hathor, a laquelle ce temple fut consacre. Les tableaux qui couvrent le fut des colonnes representent des offrandes faites a cette deesse et a sa seconde forme Thmei, ainsi qu'aux dieux Amon-Ra, Mandou, tmouth (Esculape), et plusieurs formes tertiaires de la deesse Hathor, adoree par le roi Ptolemee Epiphane, sous le regne duquel a ete faite la dedicace du monument, comme le prouve la grande inscription hieroglyphique sculptee sur toute la longueur de la frise du pronaos. Voici la traduction des deux parties affrontees de cette formule dedicatoire:

    (Partie de droite.) Premiere ligne. “Le roi (dieu Epiphane que Phtah-Thore a eprouve, image vivante d'Amon-Ra), le cheri des dieux et des deesses meres, le bien-aime d'Amon-Ra, a fait executer cet edifice en l'honneur d'Amon-Ra, etc., pour etre vivifie a toujours.”

    Deuxieme ligne. “La divine soeur de (Ptolemee toujours vivant, dieu aime de Phtah), cheri d'Amon-Ra, l'ami du bien (Pmainoufe)..... (le reste est detruit).”

    (Partie de gauche.) Premiere ligne. “Le fils du soleil (Ptolemee toujours vivant, dieu aime de Phtah), cheri des dieux et des deesses meres, bien-aime d'Hathor, a fait executer cet edifice en l'honneur de sa mere la rectrice de l'Occident, pour etre vivifie a toujours.”

    Deuxieme ligne. “La royale epouse (Cleopatre, bien-aimee de Thmei), rectrice de l'Occident, a fait executer cet edifice..... (le reste manque).”

    Ces textes justifient tout a fait ce que nous avions deduit des seules sculptures du propylon relativement aux divinites particulierement honorees dans ce temple; il est egalement etabli que la dedicace de cet edifice sacre a ete faite par le cinquieme des Ptolemees, vers l'an 200 avant J.-C.

    Les bas-reliefs encore existants sur les parois de droite et de gauche du pronaos, ainsi que sur la facade du temple formant le fond de ce meme pronaos, appartiennent tous au regne d'Epiphane. Tous se rapportent aux deesses Hathor et Thmei, ainsi qu'aux grandes divinites de Thebes et d'Hennonthis.

    On a divise le naos en trois salles contigues; ce sont trois veritables sanctuaires: celui du milieu, ou le principal, entierement sculpte, contient des tableaux d'offrandes a tous les dieux adores dans le temple, les deux triades precitees, et principalement aux deesses Hathor et Thmei, qui paraissent dans presque toutes les scenes. Aussi n'est-il question que de ces deux divinites dans les dedicaces du sanctuaire, inscrites sur les frises de droite et de gauche au nom de Ptolemee Philopator:

    “L'Horus soutien de l'Egypte, celui qui a embelli les temples comme Thoth deux fois grand, le seigneur des panegyries comme Phtah, le chef semblable au soleil, le germe des dieux fondateurs, l'eprouve par Phtah, etc.; le fils du soleil, Ptolemee toujours vivant, bien-aime d'Isis, l'ami de son pere (Philopator), a fait cette construction en l'honneur de sa mere Hathor, la rectrice de l'Occident.” (Dedicace de gauche.)

    Presque toutes les sculptures de ce premier sanctuaire remontent au regne de Philopator, qu'on y voit suivi de sa femme Arsinoe adorant les deux deesses; deux seuls tableaux portent l'image de Ptolemee Epiphane, fils et successeur de Philopator. On lit enfin sur les parois de droite et de gauche l'inscription suivante, relative a des embellissements executes sous le regne posterieur, celui d'Evergete II et de ses deux femmes:

    “Bonne restauration de l'edifice, executee par le roi, germe des dieux lumineux, l'eprouve par Phtah, etc., Ptolemee toujours vivant, etc., par sa royale soeur, la moderatrice souveraine du monde, Cleopatre, et par sa royale epouse, la moderatrice souveraine du monde, Cleopatre, dieux grands cheris d'Amon-Ra.”

    C'est a la deesse Hathor qu'appartenait plus specialement le sanctuaire de droite; cette grande divinite y est representee sous des formes variees, recevant les hommages des rois Philopator et Epiphane; les dedicaces des frises sont faites au nom de ce dernier.

    Le sanctuaire de gauche fut consacre a la deesse Thmei, la Dice et l'Alete des mythes egyptiens; aussi tous les tableaux qui decorent cette chapelle se rapportent-ils aux importantes fonctions que remplissait cette divinite dans l'Amenti, les regions occidentales ou l'enfer des Egyptiens.

    Les deux souverains de ce lieu terrible, ou les ames etaient jugees, Osiris et Iris, recoivent d'abord les hommages de Ptolemee et d'Arsinoe, dieux Philopators; et l'on a sculpte sur la paroi de gauche la grande scene de la psychostasie. Ce vaste bas-relief represente la salle hypostyle (Oskh) ou le pretoire de l'Amenti, avec les decorations convenables. Le grand juge Osiris occupe le fond de la salle; au pied de son trone s'eleve le lotus, embleme du monde materiel, surmonte de l'image de ses quatre enfants, genies directeurs des quatre points cardinaux.

    Les quarante-deux juges assesseurs d'Osiris sont aussi ranges sur deux lignes, la tete surmontee d'une plume d'autruche, symbole de la justice: debout sur un socle, en avant du trone, le Cerbere egyptien, monstre compose de trois natures diverses, le crocodile, le lion et l'hippopotame, ouvre sa large gueule et menace les ames coupables; son nom, Teouom-enement, signifie la devoratrice de l'Occident ou de l'enfer. Vers la porte du tribunal parait la deesse Thmei dedoublee, c'est-a-dire figuree deux fois, a cause de sa double attribution de deesse de la justice et de deesse de verite; la premiere forme, qualifiee de Thmei, rectrice de l'Amenti (la verite), presente l'ame d'un Egyptien, sous les formes corporelles, a la seconde forme de la deesse (la justice), dont voici la legende: “Thmei qui reside dans l'Amenti, ou elle pese les coeurs dans la balance; aucun mechant ne lui echappe.” Dans le voisinage de celui qui doit subir l'epreuve on lit les mots suivants: “Arrivee d'une ame dans l'Amenti.”

    Plus loin s'eleve la balance infernale; les dieux Horus, fils d'Isis, a tete d'epervier, et Anubis, fils d'Osiris, a tete de chacal, placent dans les bassins de la balance, l'un le coeur du prevenu, l'autre une plume, embleme de justice: entre le fatal instrument qui doit decider du sort de l'aine et le trone d'Osiris, on a place le dieu Thoth ibiocephale, “Thoth le deux fois grand, le seigneur de Schmoun (Hermopolis Magna), le seigneur des divines paroles, le secretaire de justice des autres dieux grands dans la salle de justice et de verite.” Ce greffier divin ecrit le resiliat de l'epreuve a laquelle vient d'etre soumis le coeur de l'Egyptien defunt, et va presenter son rapport au souverain juge.

    On voit que le fait seul de la consecration de ce troisieme sanctuaire a la deesse Thmei y a motive la representation de la psychostasie, et qu'on a trop legerement conclu de la presence de ce tableau curieux, reproduit egalement dans la deuxieme partie de tous les rituels funeraires, que ce temple etait une sorte d'edifice funebre, qui pouvait meme avoir servi de sepulture a des membres tres-distingues de la caste sacerdotale. Rien ne motive une pareille hypothese. Il est vrai que les environs de l'enceinte qui renferme ce monument ont ete cribles d'excavations sepulcrales et de catacombes egyptiennes de toutes les epoques. Mais le temple d'Hathor et de Thmei n'est point Je seul edifice sacre eleve au milieu des tombeaux; il faudrait donc aussi considerer comme des temples funeraires le palais de Sesostris ou le Rhamesseion, le temple d'Ammon a El-Assasif, le palais de Kourna, etc., ce qui est insoutenable sous tous les rapports et formellement contredit par toutes les inscriptions egyptiennes qui en couvrent les parois. Mon opinion est fondee sur l'examen attentif et detaille des lieux. Je n'ai pas encore fini a Thebes, si meme on peut reellement finir au milieu de tant de monuments.....

    DIX-HUITIEME LETTRE

    Thebes (Medinet-Habou), le 30 juin 1829.

    On peut se rendre a la grande butte de Medinet-Habou soit en prenant le chemin de la plaine, en traversant le Rhamesseion, l'emplacement de l'Amenophion (Memnonium), et les restes calcaires du Menephtheion, grand edifice construit par le fils et successeur de Rhamses le Grand; soit en suivant le vallon a l'entree duquel s'eleve le petit temple d'Hathor et de Thmei.

    La existe, presque enfouie sous les debris des habitations particulieres qui se sont succede d'age en age, une masse de monuments de haute importance, qui, etudies avec attention, montrent, au milieu des plus grands souvenirs historiques, l'etat des arts de l'Egypte a toutes les epoques principales de son existence politique: c'est en quelque sorte un tableau abrege de l'Egypte monumentale. On y trouve en effet reunis, un temple appartenant a l'epoque pharaonique la plus brillante, celle des premiers rois de la XVIIIe dynastie; un immense palais de la periode des conquetes, un edifice de la premiere decadence sous l'invasion ethiopienne, une chapelle elevee sous un des princes qui avaient brise le joug des Perses; un propylon de la dynastie grecque; des propylees de l'epoque romaine; enfin, dans une des cours du palais pharaonique, des colonnes qui jadis soutenaient le faite d'une eglise chretienne.

    Le detail un peu circonstancie de ce que renferment de plus curieux des monuments si varies me conduirait beaucoup trop loin; je dois me contenter de donner une idee rapide de chacune des parties qui forment cet amas de constructions si interessantes, en commencant par celles qui se presentent en arrivant a la butte du cote qui regarde le fleuve.

    On rencontre d'abord une vaste enceinte construite en belles pierres de gres, peu elevee au-dessus du sol actuel, et dans laquelle on penetre par une porte dont les jambages, surpassant a peine la corniche brute qui surmonte le mur d'enceinte, portent la figure en pied d'un empereur romain dont voici la legende hieroglyphique, inscrite dans les deux cartouches accoles: “L'empereur Csesar Titus Elius Hadrianus Antoninus Pius.”

    Le meme prince est aussi represente sur l'une des deux portes laterales de l'enceinte, ou il est en adoration devant la triade de Thebes a droite, et devant celle d'Hermonthis a gauche. C'est encore ici une nouvelle preuve de ces egards perpetuels de bon voisinage que se rendaient mutuellement les cultes locaux.

    Au fond de l'enceinte s'eleve une rangee de six colonnes reunies trois a trois par des murs d'entrecolonnement qui n'ont jamais recu de sculptures. On trouve encore, parmi les pierres amoncelees provenant des parties superieures de cette construction, la legende imperiale deja citee: l'enceinte et les propylees appartiennent donc au regne d'Antonin le Pieux. C'est d'ailleurs ce que demontrait deja le mauvais style des bas-reliefs.

    En traversant ces propylees, on arrive a un grand pylone dont la porte, ornee d'une corniche conservant encore ses couleurs assez vives, est couverte de bas-reliefs religieux; l'adorateur, Ptolemee Soter II, presente des offrandes variees aux sept grandes divinites elementaires et aux dieux des nomes thebain et hermonthite.

    Le mur de l'enceinte et les propylees d'Antonin, aussi bien que le pylone de Soter II, m'ont offert une particularite remarquable: c'est que ces constructions modernes ont ete elevees aux depens d'un edifice anterieur et bien autrement important. Les pierres qui les forment sont couvertes de restes de legendes hieroglyphiques, de portions de bas-reliefs religieux ou historiques, telles que des tetes ou des corps de divinites, des chars, des chevaux, des soldats, des prisonniers de guerre, enfin de nombreux debris d'un calendrier sacre; et comme on lit sur une foule de pierres, en tout ou en partie, le prenom ou le nom de Rhamses le Grand, il n'est point douteux, pour moi du moins, que ces blocs ne proviennent des demolitions du grand palais de Sesostris, le Rhamesseion, ravage depuis longtemps par les Perses, a l'epoque ou, sous Ptolemee Soter II et Antonin, on batissait les propylees et le pylone dont il est ici question.

    Au pylone de Soter succede un petit edifice d'une execution plus elegante, semblable en son plan au petit edifice a jour de l'ile de Philae; mais les huit colonnes qui le supportaient sont maintenant rasees jusqu'a la hauteur des murs des entrecolonnements. Tous les bas-reliefs encore existants representent le roi Nectanebe, de la XXXe dynastie, la sebennytique, adorant le souverain des dieux Amon-Ra, et recevant les dons et les bienfaits de tous les autres dieux de Thebes.

    Cette chapelle, du IVe siecle avant J.-C., avait ete appuyee sur un edifice plus ancien; c'est un pylone de mediocre etendue, dont les massifs, d'une belle proportion, ont souffert dans plusieurs de leurs parties. Eleve sous la domination du roi ethiopien Taharaka, dans le VIIe siecle avant notre ere, le nom, le prenom, les titres, les louanges de ce prince avaient ete rappeles dans les inscriptions et les bas-reliefs decorant les faces des deux massifs, et sur la porte qui les separe. Mais a l'epoque ou les Saites remonterent sur le trone des Pharaons, il parait qu'on fit marteler, par une mesure generale, les noms des conquerants ethiopiens sur tous les monuments de l'Egypte.

    J'ai deja remarque la proscription du nom de Sabacon dans le palais de Louqsor, le nom de Taharaka subit ici un semblable outrage; mais les marteaux n'ont pu faire que l'on n'en reconnaisse encore sans peine tous les elements constitutifs dans le plus grand nombre des cartouches existants. On lit de plus, sur le massif de droite, cette inscription relative a des embellissements executes sous Ptolemee Soter II:

    “Cette belle reparation a ete faite par le roi seigneur du monde, le grand germe des dieux grands, celui que Phtah a eprouve, image vivante d'Amon-Ra, le fils du soleil, le seigneur des diademes, Ptolemee toujours vivant, le dieu aime d'Isis, le dieu sauveur (soter, NT NOHEM), en l'honneur de son pere Amon-Ra, qui lui a concede les periodes des panegyries sur le trone d'Horus.”

    Il n'est pas inutile de comparer cette fastueuse legende des Lagides, a propos de quelques pierres qu'on a changees, avec les legendes que l'Ethiopien, veritable fondateur du pylone, a fait sculpter sur le bandeau de la porte; elle ne contient, que la simple formule suivante: “La vie (ou vive) le roi Taharaka, le bien-aime d'Amon-Ra, seigneur des trones du monde.”

    Sur les deux massifs exterieurs du pylone, ce prince, auquel certaines traditions historiques attribuent, la conquete de toute l'Afrique septentrionale jusqu'aux colonnes d'Hercule, a ete figure de proportion colossale, tenant d'une main robuste les chevelures, reunies en groupe, de peuples vaincus qu'il menace d'une sorte de massue.

    Au dela du pylone de Taharaka et dans le mur de cloture du nord, existent encore en place deux jambages d'une porte en granit rose, charges de legendes executees avec soin et contenant le nom et les titres du fondateur, l'un des plus grands fonctionnaires de l'ordre sacerdotal, l'hierograminate et prophete Petamenoph. C'est le meme personnage qui fit creuser, vers l'entree de la ville d'El-Assasif, l'immense et prodigieuse excavation que les voyageurs admirent sous le nom de Grande Syringe.

    On arrive enfin a l'edifice le plus antique, celui dont les propylees de l'epoque romaine, le pylone des Lagides, la chapelle de Nectanebe et le pylone du roi ethiopien ne sont que des dependances; ces diverses constructions ne furent elevees que pour annoncer dignement la demeure du roi des dieux, et celle du Pharaon, son representant sur la terre.

    Ce vieux monument, qui porte a la fois le double caractere de temple et de palais, se compose encore d'un sanctuaire environne de galeries formees de piliers ou de colonnes, et de huit salles plus ou moins vastes.

    Toutes les parois portent des sculptures executees avec une correction remarquable et une grande finesse de travail; ce sont la des bas-reliefs de la meilleure epoque de l'art. Aussi la decoration de cet edifice appartient-elle au regne de Thouthmosis Ier, de Thouthmosis II, de la reine Amense, du regent Amenenthe et de Thouthmosis III, le Moeris des historiens grecs. C'est sous ce dernier Pharaon qu'on a decore la plus grande partie de l'edifice; les dedicaces en ont ete faites en son nom: celle qu'on lit sous la galerie de droite, l'une des mieux conservees, donne une idee de toutes les autres; la voici:

    Premiere ligne. “La vie: l'Horus puissant, aime de Phre, le souverain de la haute et basse region, grand chef de toutes les parties du monde, l'Horus resplendissant, grand par sa force, celui qui a frappe les neuf arcs (les peuples nomades); le dieu gracieux seigneur du monde, soleil stabiliteur du monde, le fils du soleil, Thouthmosis, bienfaiteur du monde, vivifie aujourd'hui et a toujours.”

    Deuxieme ligne. “Il a fait executer ces constructions en l'honneur de son pere Amon-Ra, roi des dieux; il lui a erige ce grand temple dans la partie occidentale du Thouthmoseion d'Ammon, en belle pierre de gres; c'est ce qu'a fait le (roi) vivant toujours.”

    La plupart des bas-reliefs decorant les galeries et les chambres des edifices representent ce roi, Thouthmosis III, rendant divers hommages aux dieux, ou en recevant des graces et des dons; je citerai seulement des tableaux sculptes sur la paroi de gauche de la grande salle ou sanctuaire. Dans l'un, le plus etendu, le Pharaon casque est conduit par la deesse Hathor et par le dieu Atmou, qui se tiennent par la main, vers l'arbre mystique de la vie. Le roi des dieux, Amon-Ra, assis, trace avec un pinceau le nom de Thouthmosis sur l'epais feuillage, en disant: “Mon fils, stabiliteur du monde, je place ton nom sur l'arbre Oscht, dans le palais du soleil!” Cette scene se passe devant les vingt-cinq divinites secondaires adorees a Thebes et disposees sur deux files, en tete desquelles on lit l'inscription suivante: “Voici ce que disent les autres grandes divinites de Toph (Thebes): Nos coeurs se rejouissent a cause du bel edifice construit par le roi soleil stabiliteur du monde.”

    J'ai trouve dans le second tableau, pour la premiere fois, le nom et la representation de la reine, femme de Thouthmosis III Cette princesse, appelee Rhamaithe, et portant le titre de royale epouse, accompagne son mari faisant de riches offrandes a Amon-Ra generateur; la reine reparait aussi dans deux tableaux decorant une des petites salles de gauche au fond de l'edifice.

    Les six dernieres salles du palais, dans l'une desquelles existe, renversee, une chapelle monolithe de granit rose, sont couvertes de bas-reliefs de l'epoque de Thouthmosis Ier, de Thouthmosis II, de la reine Amense et de son fils Thouthmosis III, dont les legendes royales-sont sculptees en surcharge sur celles du regent Amenenthe, martelees avec assez de soin, ainsi que toutes les figures en pied representant ce prince, dont la memoire fut aussi proscrite.

    La fondation de cet edifice remonte donc aux premieres annees du XVIIIe siecle avant J.-C. Il est naturel, par consequent, de rencontrer, en le parcourant avec soin, plusieurs restaurations annoncees d'ailleurs par des inscriptions qui en fixent l'epoque et en nomment les auteurs; telles sont:

    1 deg. La restauration des portes et d'une portion du plafond de la grande salle, par Ptolemee Evergete II, entre l'an 146 et l'an 118 avant notre ere;

    2 deg. Des reparations faites vers l'an 392 avant notre ere aux colonnes d'ordre protodorique qui soutiennent les plafonds des galeries, sous le Pharaon Mendesien Acoris. On a employe pour cela des pierres provenant d'un petit edifice construit par la princesse Neitocris, fille de Psammetichus II;

    3 deg. Toutes les sculptures des facades superieures sud et nord executees sous le regne de Rhamses-Meiamoun, au XVe siecle avant notre ere.

    Ces derniers embellissements, les plus anciens et les plus notables de tous, avaient ete ordonnes sans doute pour lier, par la decoration, le petit palais de Moeris avec le grand palais de Rhamses-Meiamoun, qui, avec ses attenances, couvre presque toute la butte de Medinet-Habou.

    C'est ici en effet qu'existent les ouvrages les plus remarquables de ce Pharaon, l'un des plus illustres parmi les souverain de l'Egypte, et dont les exploits militaires ont ete confondus avec ceux de Sesostris ou Rhamses le Grand, par les auteurs anciens et par les ecrivains modernes.

    Un edifice d'une mediocre etendue, mais singulier par ses formes inaccoutumees, le seul qui, parmi tous les monuments de l'Egypte, puisse donner une idee de ce qu'etait une habitation particuliere a ces anciennes epoques, attire d'abord les regards du voyageur. Le plan qu'en ont publie les auteurs de la grande Description de l'Egypte pourra donner une idee exacte de la disposition generale de ces deux massifs de pylones unis a un grand pavillon par des constructions tournant sur elles-memes en equerre; je ne dois m'occuper que des curieux bas-reliefs et des inscriptions sculptees sur toutes les surfaces.

    L'entree principale regarde le Nil; on tourne d'abord deux grands massifs formant une espece de faux pylone, ensevelis en partie sous des buttes provenant des debris d'habitations modernes. Vers le haut regne une frise anaglyphique composee des elements combines de la legende royale du Rhamses fils aine et successeur immediat de Rhamses-Meiamoun, “Soleil, gardien de verite, eprouve par Ammon.” On remarque de plus, sur ces massifs, des tableaux d'adoration de la meme epoque, et deux fenetres portant sur leur bandeau le disque aile de Hat, et sur leurs jambages les legendes royales de Rhamses-Meiamoun, “Soleil, gardien de verite et ami d'Ammon.”

    La porte qui separe ces constructions appartient au regne d'un troisieme Rhamses, le second fils de Meiamoun, “le soleil seigneur de verite, aime par Ammon.”

    Dans l'interieur de cette petite cour s'elevent deux massifs de pylones, ornes, ainsi que les construction qui les unissent au grand pavillon, de frises anaglyphiques portant la legende du fondateur, Rhamses-Meiamoun, et de bas-reliefs d'un grand interet, parce qu'ils ont trait aux conquetes de ce Pharaon.

    La face anterieure du massif de droite est presque entierement occupee par une figure colossale du conquerant levant sa hache d'armes sur un groupe de prisonniers barbus dont sa main gauche saisit les chevelures; le dieu Amon-Ra, d'une stature tout aussi colossale, presente au vainqueur la harpe divine en disant: “Prends cette arme, mon fils cheri, et frappe les chefs des contrees etrangeres!”

    Le soubassement de ce vaste tableau est compose des chefs des peuples soumis par Rhamses-Meiamoun, agenouilles, les bras attaches derriere le dos par les liens qui, termines par une houppe de papyrus ou une fleur de lotus, indiquent si le personnage est un Asiatique ou un Africain.

    Ces chefs captifs, dont les costumes et les physionomies sont tres-varies, offrent, avec toute verite, les traits du visage et les vetements particuliers a chacune des nations qu'ils representent; des legendes hieroglyphiques donnent successivement le nom de chaque peuple. Deux ont entierement disparu; celles qui subsistent, au nombre de cinq, annoncent:

    Le chef du pays de Kouschi, mauvaise race (l'Ethiopie),
    Le chef du pays de Terosis, en Afrique
    Le chef du pays de Toroao,

    et

    Le chef du pays de Robou, en Asie
    Le Chef du pays de Moschausch,

    Un tableau et un soubassement analogues decorent la face anterieure du massif de gauche; mais ici tous les captifs sont des chefs asiatiques; on les a ranges dans l'ordre suivant:

    Le chef de la mauvaise race du pays de Scheto ou Cheta;

    Le chef de la mauvaise race du pays d'Aumor;

    Le grand du pays de Fekkarb;

    Le grand du pays de Schairotana contree maritime;

    Le grand du pays de Scha.....(le reste est detruit);

    Le grand du pays de Touirscha, contree maritime;

    Le grand du pays de Pa..... (le reste est detruit).

    Sur l'epaisseur du massif de gauche, Rhamses-Meiamoun casque, le carquois sur l'epaule, conduit des groupes de prisonniers de guerre aux pieds d'Amon-Ra; le dieu dit au conquerant: “Va! empare-toi des contrees; soumets leurs places fortes et amene leurs chefs en esclavage;”

    Le massif correspondant et les corps de logis qui reunissent le pylone au grand pavillon du fond, sont couverts de sculptures qu'il serait trop long de detailler ici. On remarque des fenetres decorees exterieurement et interieurement avec beaucoup de gout, et des balcons soutenus par des prisonniers barbares sortant a mi-corps de la muraille.

    L'interieur du grand pavillon, divise en trois etages, fut decore de bas-reliefs representant des scenes domestiques de Rhamses-Meiamoun; je possede des dessins exacts de tous ces interessants tableaux, parmi lesquels on remarque le Pharaon servi par les dames du palais, prenant son repas, jouant avec ses petits enfants ou occupe avec la reine d'une partie de jeu analogue a celui des echecs, etc., etc. L'exterieur de ce pavillon est couvert de legendes du roi ou de bas-reliefs commemoratifs de ses victoires.

    C'est en suivant l'axe principal de ces curieuses constructions qu'on arrive enfin devant le premier pylone du grand et magnifique palais de Rhamses-Meiamoun. L'edifice que nous venons de decrire n'en etait qu'une dependance et une simple annexe.

    Ici, tout prend des proportions colossales: les faces exterieures des deux enormes massifs du premier pylone, entierement couvertes de sculptures, rappellent les exploits du fondateur de l'edifice non-seulement par des tableaux d'un sens vague et general, mais encore par les images et les noms des peuples vaincus, par celles du conquerant et de la divinite protectrice qui lui donne la victoire. On voit sur le massif de gauche le dieu Phtah-Socharis livrant a Rhamses-Meiamoun treize contrees asiatiques, dont les noms, conserves pour la plupart, ont ete sculptes dans des cartels servant comme de boucliers aux peuples enchaines. Une longue inscription, dont les onze premieres lignes sont assez bien conservees, nous apprend que ces conquetes eurent lieu dans la douzieme annee du regne de ce Pharaon.

    Dans le grand tableau du massif de droite, le dieu Amon-Ra, sous la forme de Phre hieracocephale, donne la harpe au belliqueux Rhamses pour frapper vingt-neuf peuples du Nord ou du Midi; dix-neuf noms de contrees ou de villes subsistent encore; le reste a ete detruit pour appuyer contre le pylone des masures modernes. Le roi des dieux adresse a Meiamoun un long discours dont voici les dix premieres colonnes: “Amon-Ra a dit: Mon fils, mon germe cheri, maitre du monde, soleil gardien de justice, ami d'Ammon, toute force t'appartient sur la terre entiere; les nations du Septentrion et du Midi sont abattues sous tes pieds; je te livre les chefs des contrees meridionales; conduis-les en captivite, et leurs enfants a leur suite; dispose de tous les biens existant dans leur pays; laisse respirer ceux d'entre eux qui voudront se soumettre, et punis ceux dont le coeur est contre toi. Je t'ai livre aussi le Nord..... (lacune); la Terre-Rouge (l'Arabie) est sous tes sandales, etc.”

    Une grande stele, mais tres-fruste, constate que ces conquetes eurent lieu la onzieme annee du roi. C'est a la meme annee du regne de Rhamses-Meiamoun que se rapportent les sculptures des massifs du premier pylone du cote de la cour. Il s'agit ici d'une campagne contre les peuples asiatiques nommes Moschausch.

    Des masses de debris amonceles couvrent toute la partie inferieure du pylone et enfouissent en tres-grande partie la magnifique colonnade qui decore le cote gauche de la cour, ainsi que la galerie soutenue par des piliers-cariatides formant cette meme cour du cote droit. Deblayer cette partie du palais serait une entreprise fort dispendieuse, mais elle aurait pour resultat certain de rendre a l'admiration des voyageurs deux galeries de la plus complete conservation, des colonnes couvertes de bas-reliefs, de riches decorations ayant conserve tout l'eclat de leurs couleurs, et enfin une nombreuse serie de grands tableaux historiques. Il a fallu me contenter de copier les inscriptions dedicatoires qui couvrent les deux frises et les architraves des elegantes colonnes, dont les chapiteaux imitent la fleur epanouie du lotus.

    Au fond de cette premiere cour s'eleve un second pylone, decore de figures colossales, sculptees, comme partout ailleurs, de relief dans le creux; celles-ci rappellent les triomphes de Rhamses-Meiamoun dans la neuvieme annee de son regne. Le roi, la tete surmonte des insignes du fils aine d'Ammon, entre dans le temple d'Amon-Ra et de la deesse Mouth, conduisant trois colonnes de prisonniers de guerre, imberbes, et enchaines dans diverses positions; ces nations, appartenant a une meme race, sont nommees Schakalascha, Taonaou et Pourosato. Plusieurs voyageurs, examinant les physionomies et le costume de ces captifs, ont cru reconnaitre en eux des peuples hindous. Sur le massif de droite de ce pylone existait une enorme inscription, aujourd'hui detruite aux trois quarts par des fractures et des excavations. J'ai vu, par ce qui en subsiste encore, qu'elle etait relative a l'expedition contre les Schakalascha, les Fekkaro, les Pourosato, les Taonaou et les Ouschascha. Il y est aussi question des contrees d'Aumor et d'Oreksa, ainsi que d'une bataille navale.

    Une magnifique porte en granit rose unit les deux massifs du second pylone. Des tableaux d'adoration aux diverses formes d'Amon-Ra et de Phtah en decorent les jambages, au bas desquels on lit deux inscriptions dedicatoires attestant que Rhamses-Meiamoun a consacre cette grande porte en belle pierre de granit a son pere Amon-Ra, et qu'enfin les battants ont ete si richement ornes de metaux precieux qu'Ammon lui-meme se rejouit en les contemplant.

    On se trouve apres avoir franchi cette porte, dans la seconde cour du palais, ou la grandeur pharaonique se montre dans tout son eclat; la vue seule peut donner une idee du majestueux effet de ce peristyle, soutenu a l'est et a l'ouest par d'enormes colonnades, au nord par des piliers contre lesquels s'appuient des cariatides, derriere lesquels se montre une seconde colonnade. Tout est charge de sculptures revetues de couleurs tres-brillantes encore: c'est ici qu'il faut envoyer, pour les convertir, les ennemis systematiques de l'architecture peinte.

    Les parois des quatre galeries de cette cour conservent toutes leurs decorations; de grands et vastes tableaux sculptes et peints appellent de toute part la curiosite des voyageurs. L'oeil se repose sur le bel azur des plafonds ornes d'etoiles de couleur jaune dore; mais l'importance et la variete des scenes reproduites par le ciseau absorbent bientot toute l'attention. Quatre tableaux formant le registre inferieur de la galerie de l'est, cote gauche, et une partie de la galerie sud, retracent les principales circonstances d'une guerre de Rhamses-Meiamoun contre des peuples asiatiques nommes Robou, teint clair, nez aquilin, longue barbe, couverts d'une grande tunique et d'un surtout transversalement raye bleu et blanc; ce costume est tout a fait analogue a celui des Assyriens et des Medes figures, sur les cylindres dits babyloniens ou persepolitains.

    Premier tableau. Grande bataille: le heros egyptien, debout sur un char lance au galop, decoche des fleches contre une foule d'ennemis fuyant dans le plus grand desordre. On apercoit sur le premier plan les chefs egyptiens montes sur des chars, et leurs soldats entremeles a des allies, les Fekkaro, massacrant les Robou epouvantes, ou les liant comme prisonniers de guerre. Ce tableau seul contient plus de cent figures en pied, sans compter les chevaux.

    Deuxieme tableau. Les princes et les chefs de l'armee egyptienne conduisent au roi victorieux quatre colonnes de prisonniers; des scribes comptent et enregistrent le nombre des mains droites et des parties genitales coupees aux Robou morts sur le champ de bataille. L'inscription porte textuellement: “Conduite des prisonniers en presence de Sa Majeste; ceux-ci sont au nombre de mille; mains coupees, trois mille; phallus, trois mille.” Le Pharaon, au pied duquel on depose ces trophees, paisiblement assis sur son char, dont les chevaux sont retenus par des officiers, adresse une allocution a ses guerriers; il les felicite de leur victoire, et prodigue fort naivement les plus grands eloges a sa propre personne, “Livrez-vous a la joie, leur dit-il, qu'elle s'eleve jusqu'au ciel; les etrangers sont renverses par ma force; la terreur de mon nom est venue, leurs coeurs en ont ete remplis; je me suis presente devant eux comme un lion, je les ai poursuivis semblable a un epervier; j'ai aneanti leurs ames criminelles; j'ai franchi leurs fleuves; j'ai incendie leurs forteresses; je suis pour l'Egypte ce qu'a ete le dieu Mandou; j'ai vaincu les Barbares: Amon-Ra mon pere a humilie le monde entier sous mes pieds, et je suis roi sur le trone a toujours.”

    En dehors de ce curieux tableau existe une longue inscription, malheureusement fort endommagee, et relative a cette campagne, qui date de l'an V du regne de Rhamses-Meiamoun.

    Troisieme tableau. Le vainqueur, le fouet en main et guidant ses chevaux, retourne ensuite en Egypte; des groupes de prisonniers enchaines precedent son char; des officiers etendent au-dessus de la tete du Pharaon de larges ombrelles; le premier plan est occupe par l'armee egyptienne, divisee en pelotons marchant regulierement en ligne et au pas, selon les regles de la tactique moderne.

    Enfin Rhamses rentre triomphant dans Thebes (quatrieme tableau); il se presente a pied, trainant a sa suite trois colonnes de prisonniers, devant le temple d'Amon-Ra et de la deesse Mouth; le roi harangue les divinites et en recoit en reponse les assurances les plus flatteuses.

    Une immense composition remplit tout le registre superieur de la galerie nord et de la galerie est, a droite de la porte principale. C'est une ceremonie publique qui n'offre pas moins de deux cents personnages en pied; a cette pompeuse marche assiste tout ce que l'Egypte renfermait de plus grand et de plus illustre; c'est en quelque sorte le triomphe de Rhamses-Meiamoun, et la panegyrie celebree par le souverain et son peuple pour remercier la divinite de la constante protection qu'elle avait accordee aux armes egyptiennes. Une ligne de grands hieroglyphes, sculptes au-dessus du tableau et dans toute sa longueur, annonce que cette panegyrie ([Greek: AeBAI]) en l'honneur d'Amon-Horus (l'[Greek: Alpha] et l'[Greek: Omega] de la theologie egyptienne) eut lieu a Thebes le premier jour du mois de Paschons. Cette legende contient en outre l'analyse minutieuse du vaste tableau qu'elle surmonte; c'est pour ainsi dire le programme entier, de la ceremonie.

    L'analyse rapide que j'en donne ici ne sera que la traduction de cette legende, ou celle des nombreuses inscriptions sculptees dans le bas-relief aupres de chaque personnage et au-dessus des groupes principaux.

    Rhamses-Meiamoun sort de son palais porte dans un naos, espece de chasse richement decoree, soutenue par douze oeris ou chefs militaires, la tete ornee de plumes d'autruche. Le monarque, decore de toutes les marques de sa royale puissance, est assis sur un trone elegant que des images d'or de la Justice et de la Verite couvrent de leurs ailes etendues; le sphinx, embleme de la sagesse unie a la force, et le lion, symbole du courage, sont debout pres du trone, qu'ils semblent proteger. Des officiers agitent autour du naos les flabellum et les eventails ordinaires; de jeunes enfants de la caste sacerdotale marchent aupres du roi, portant son sceptre, l'etui de son arc et ses autres insignes.

    Neuf princes de la famille royale, de hauts fonctionnaires de la caste sacerdotale et des chefs militaires suivent le naos a pied, ranges sur deux lignes; des guerriers portent les socles et les gradins du naos; la marche est fermee par un peloton de soldats. Des groupes tout aussi varies precedent le Pharaon: un corps de musique, ou l'on remarque la flute, la trompette, le tambour et des choristes, forme la tete du cortege; viennent ensuite les parents et les familiers du roi, parmi lesquels on compte plusieurs pontifes; enfin le fils aine de Rhamses, le chef de l'armee apres lui, brule l'encens devant la face de son pere.

    Le roi arrive au temple d'Horus, s'approche de l'autel, repand les libations et brule l'encens; vingt-deux pretres portent sur un riche palanquin la statue du dieu qui s'avance au milieu des flabellum, des eventails et des rameaux de fleurs. Le roi, a pied, coiffe d'un simple diademe de la region inferieure, precede le dieu et suit immediatement le taureau blanc, symbole vivant d'Amon-Horus ou Amon-Ra, le mari de sa mere. Un pretre encense l'animal sacre; la reine, epouse de Rhamses, se montre vers le haut du tableau comme spectatrice de la pompe religieuse; et, tandis que l'un des pontifes lit a haute voix l'invocation prescrite lorsque la lumiere du dieu franchit le seuil de son temple, dix-neuf pretres s'avancent portant les diverses enseignes sacrees, les vases, les tables de proposition et tous les ustensiles du culte; sept autres pretres ouvrent le cortege religieux, soutenant sur leurs epaules des statuettes; ce sont les images des rois ancetres et predecesseurs de Rhamses-Meiamoun, assistant au triomphe de leur descendant.

    Ici a lieu une ceremonie sur la nature de laquelle on s'est etrangement mepris. Deux enseignes sacrees, particulieres au dieu Amon-Horus, s'elevent au-dessus de deux autels. Deux pretres, reconnaissables a leur tete rasee et, mieux encore, a leur titre inscrit a cote d'eux, se retournent pour entendre les ordres du grand pontife president de la panegyrie, lequel tient en main le sceptre nomme pat, insigne de ses hautes fonctions; un troisieme pretre donne la liberte a quatre oiseaux qui s'envolent dans les airs.

    On a voulu voir ici des sacrifices humains, en prenant le sceptre du pontife pour un couteau, les deux pretres pour deux victimes, et les oiseaux pour l'embleme des ames qui s'echappaient des corps de deux malheureux egorges par une barbare superstition; mais une inscription sculptee devant l'hierogrammate assistant a la ceremonie nous rassure completement, et prouve toute l'innocence de cette scene en nous faisant bien connaitre ses details et son but.

    Voici la traduction de ce texte, dont je figure aussi la disposition meme:

    “Le president de la panegyrie a dit:

    Donnez l'essor aux quatre oies;

    Amset | Sis | Soumants | Kebhsniv

    Dirigez-vous vers

    le Midi | le Nord | l'Occident | l'Orient

    dites aux dieux du Midi | dites aux dieux du Nord | dites aux dieux de l'Occident | dites aux dieux de l'Orient

    que Horus, fils d'Isis et d'Osiris, s'est coiffe du pschent, que le roi Rhamses s'est coiffe du pschent.”

    Il en resulte clairement que les quatre oiseaux representent les quatre enfants d'Osiris: Amset, Sis, Soumants et Kebhsniv, genies des quatre points cardinaux, vers lesquels on les prie de se diriger pour annoncer aussi au monde entier qu'a l'exemple du dieu Horus, le roi Rhamses-Meiamoun vient de mettre sur sa tete la couronne embleme de la domination sur les regions superieures et inferieures. Cette couronne se nommait pschent; c'est celle que porte ici, en effet, et pour la premiere fois, le roi debout et devant lequel se passe la fonction sacree qu'on vient de faire connaitre.

    La derniere partie du bas-relief represente le roi, coiffe du pschent, remerciant le dieu dans son temple. Le monarque, precede de tout le corps sacerdotal et de la musique sacree, est accompagne par les officiers de sa maison. On le voit ensuite couper avec une faucille d'or une gerbe de ble, et, coiffe enfin de son casque militaire comme a sa sortie du palais, prendre conge, par une libation, du dieu Amon-Horus rentre dans son sanctuaire. La reine est encore temoin de ces deux dernieres ceremonies; le pretre invoque les dieux; un hierogrammate lit une longue priere; aupres du Pharaon sont encore le taureau blanc et les images des rois ancetres dressees sur une meme base.

    C'est en etudiant cette partie du tableau que j'ai pu m'assurer enfin de la place relative qu'occupe Rhamses-Meiamoun dans la serie des dynasties egyptiennes. Les statues des rois ses predecesseurs sont ici chronologiquement rangees, et comme cet ordre est celui meme que leur assignent d'autres monuments de Thebes, aucun doute ne saurait s'elever sur cette ligne de succession, ces statues, au nombre de neuf, portant devant elles les cartouches prenoms des rois qu'elles representent. Rhamses-Meiamoun, comme Rhamses le Grand (Sesostris), ayant marque son regne par de grands exploits militaires, ces deux princes ont ete confondus par les historiens grecs en un seul et meme personnage. Mais les monuments originaux les differencient trop bien l'un de l'autre pour que la meme confusion puisse avoir lieu desormais. Je me propose de traiter ailleurs de cette importante distinction avec plus de details. Revenons a la decoration de la magnifique cour de Medinet-Habou.

    On a sculpte dans le registre superieur de la galerie de l'est, partie gauche, et dans celui de la galerie du sud, une seconde ceremonie publique tout aussi developpee que la precedente. Celle-ci est une panegyrie celebree par le roi en l'honneur de son pere, le dieu Sochar-Osiris, le vingt-septieme jour du mois de Hathor. Je possede egalement des dessins fideles de cette solennite et la copie des nombreuses legendes explicatives qui l'accompagnent.

    Il faut passer rapidement sur les scenes de consecration et les honneurs royaux decernes par les dieux a Rhamses-Meiamoun, et que reproduisent une foule de grands bas-reliefs sculptes dans les registres inferieurs des galeries de l'est, du nord et du sud; je dois encore mieux me dispenser de noter ici le nom des divinites auxquelles le Pharaon presente des offrandes variees dans les cent quarante-quatre bas-reliefs peints qui ornent seulement les seize piliers des galeries est et ouest, non compris tous ceux du meme genre sculptes sur le fut des trois grandes colonnades qui soutiennent, soit les galeries nord et sud, soit l'interieur de la galerie de l'ouest.

    Sur la paroi du fond de cette galerie ou portique forme par une double rangee de piliers-cariatides et de colonnes, vingt-quatre grands bas-reliefs retracent les hommages pieux du roi envers les dieux, ou les bienfaits que les grandes divinites de Thebes prodiguent au Pharaon victorieux. Une serie de figures en pied ornent le soubassement de cette galerie et meritent une attention particuliere.

    Les legendes hieroglyphiques inscrites a cote de ces personnages revetus du riche costume des princes egyptiens, dont ils tiennent en main les insignes caracteristiques, constatent qu'on a represente ici les enfants de Rhamses-Meiamoun par ordre de primogeniture. On a seulement fait deux groupes distincts des enfants males et des princesses. Les princes, dont les noms et les titres ont ete sculptes a cote de leurs images, sont au nombre de neuf, savoir:

    1 deg. Rhamses-Amonmai, basilicogrammate commandant des troupes;

    2 deg. Rhamses-Amonchischopsch, basilicogrammate commandant de cavalerie;

    3 deg. Rhamses-Mandouhischopsch, basilicogrammate commandant de cavalerie;

    4 deg. Phrehipefhbour, haut fonctionnaire dans l'administration royale;

    5 deg. Mandouschopsch, idem;

    6 deg. Rhamses-Maithmou, prophete des dieux Phre et Athmou;

    7 deg. Rhamses-Schahemkame, grand pretre de Phtah;

    8 deg. Rhamses-Amonhischopsch, sans autre qualification que celle de prince;

    9 deg. Rhamses-Meiamoun, idem.

    Les trois premiers, apres la mort de leur pere Rhamses-Meiamoun, etant successivement montes sur le trone des Pharaons, leurs legendes ont du etre surchargees pour recevoir les cartouches prenoms ou noms propres de ces princes parvenus au souverain pouvoir. Il faut remarquer aussi, a propos de cette liste interessante, qu'a cette epoque le nom de Rhamses etait devenu en quelque sorte le nom meme de la famille, et que le conquerant avait concentre dans les membres de sa maison les postes les plus importants de l'armee, de l'administration civile et du sacerdoce. Les noms propres des filles du roi n'ont jamais ete sculptes.

    Toute cette serie de princes et de princesses forme la decoration du soubassement a la droite et a la gauche d'une grande et belle porte s'ouvrant sur le milieu de la galerie de l'ouest. On entrait jadis, en la traversant, dans une troisieme cour environnee et suivie d'un tres-grand nombre de salles; les decombres ont depuis longtemps enseveli toute cette partie du palais existante encore sous les debris entasses des freles constructions qui se sont succede d'age en age. Des fouilles en grand mettraient ici a decouvert des tableaux et des inscriptions d'une haute importance; mes moyens ne me permettant pas de penser a les entreprendre, je reservai les fonds dont je pouvais disposer pour le deblaiement des grands bas-reliefs qui couvrent toute la partie exterieure nord du palais, a partir du premier pylone, et la presque totalite de la muraille exterieure sud, enfouie jusqu'a la corniche qui couronne l'edifice entier.

    La muraille nord offre une serie de bas-reliefs historiques d'un haut interet. Je donnerai ici un court abrege du sujet de chacun d'eux, en commencant par l'extremite de la paroi vers l'ouest.

    Campagne contre les Maschausch et les Robou.

    Premier tableau. L'armee egyptienne en marche, sur huit ou neuf rangees de hauteur. Un trompette et un corps d'hoplites precedent un char que dirige un jeune conducteur; du milieu de ce char s'eleve un grand mat surmonte d'une tete de belier ornee du disque solaire. C'est le char du dieu Amon-Ra, qui guide a l'ennemi le roi Rhamses-Meiamoun, egalement monte sur un char richement orne et qu'entourent les archers de la garde ainsi que les officiers attaches a sa personne. On lit a cote du char du dieu: “Voici ce que dit Amon-Ra, le roi des dieux: “Je marche devant toi, o mon fils!” “

    Deuxieme tableau. Bataille sanglante: les Maschausch prennent la fuite; le roi et quatre princes egyptiens en font un horrible carnage.

    Troisieme tableau. Rhamses, debout sur une espece de tribune, harangue cinq rangees de chefs et de guerriers egyptiens conduisant une foule de Maschausch et de Robou prisonniers. Reponse des chefs militaires au roi. En tete de chaque corps d'armee on fait le denombrement des mains droites coupees aux ennemis morts sur le champ de bataille, ainsi que celui de leurs phallus, sorte d'hommage rendu a la bravoure des vaincus. L'inscription porte a 2,525 le nombre de ces preuves de victoire sur des hommes courageux et vaillants.

    Campagne contre les Fekkaro, les Schakalascha et peuples de meme race a physionomie hindoue.

    Premier tableau (a la suite des precedents). Le roi Rhamses-Meiamoun, en costume civil, harangue les chefs de la caste militaire agenouilles devant lui, ainsi que les porte-enseignes des differents corps; plus loin, les soldats debout ecoutent les paroles du souverain qui les appelle aux armes pour punir les ennemis de l'Egypte; les chefs repondent a l'appel du roi en invoquant ses victoires recentes, et protestent de leur devouement a un prince qui obeit aux paroles d'Amon-Ra. La trompette sonne, les arsenaux sont ouverts; les soldats, divises par pelotons et sans armes, s'avancent dans le plus grand ordre, guides par leurs chefs; on leur distribue des casques, des arcs, des carquois, des haches de bataille, des lances et toutes les armes alors en usage.

    Deuxieme tableau. Le roi, tete nue et les cheveux nattes, tient les renes de ses chevaux et marche a l'ennemi; une partie de l'armee egyptienne le precede en ordre de bataille; ce sont les fantassins pesamment armes ou hoplites; sur le flanc s'avancent par pelotons les troupes legeres de differentes armes; les guerriers montes sur des chars ferment la marche. Une des inscriptions de ce bas-relief compare le roi au germe de Mandou, s'avancant pour soumettre la terre a ses lois; ses fantassins, a des taureaux terribles, et ses cavaliers, a des eperviers rapides.

    Troisieme tableau. Defaite des Fekkaro et de leurs allies. Les fantassins egyptiens les mettent en fuite sur tous les points du champ de bataille. Meiamoun, seconde par ses chars de guerre, en fait un horrible carnage; quelques chefs ennemis resistent encore, montes sur des chars traines soit par deux chevaux, soit par quatre boeufs; au milieu de la melee et a une des extremites, plusieurs chariots traines par des boeufs, et remplis de femmes et d'enfants, sont defendus par des Fekkaro; des soldats egyptiens les attaquent et les reduisent en esclavage.

    Quatrieme tableau. Apres cette premiere victoire, l'armee egyptienne se remet en marche, toujours dans l'ordre le plus methodique et le plus regulier, pour atteindre une seconde fois l'ennemi; elle traverse des pays difficiles, infestes de betes sauvages; sur le flanc de l'armee, le roi, attaque par deux lions, vient de terrasser l'un et combat contre l'autre.

    Cinquieme tableau. Le roi et ses soldats arrivent sur le bord de la mer au moment ou la flotte egyptienne en est venue aux mains avec la flotte des Fekkaro, combinee avec celle de leurs allies les Schairotanas, reconnaissables a leurs casques armes de deux cornes. Les vaisseaux egyptiens manoeuvrent a la fois a la voile et a l'aviron; des archers en garnissent les hunes, et leur proue est ornee d'une tete de lion. Deja un navire fekkarien a coule, et la flotte alliee se trouve resserree entre la flotte egyptienne et le rivage, du haut duquel Rhamses-Meiamoun et ses fantassins lancent une grele de traits sur les vaisseaux ennemis. Leur defaite n'est plus douteuse, la flotte egyptienne entasse les prisonniers a cote de ses rameurs. En arriere et non loin du Pharaon, on a represente son char de guerre et les nombreux officiers attaches a sa personne. Ce vaste tableau renferme plusieurs centaines de figures, et j'en rapporte une copie tres-exacte.

    Sixieme tableau. Le rivage est couvert de guerriers egyptiens conduisant divers groupes meles de Schairotanas et de Fekkaro prisonniers; les vainqueurs se dirigent vers le roi, arrete avec une partie de son armee devant une place forte nommee Mogadiro. La se fait le denombrement des mains coupees. Le Pharaon, du haut d'une tribune sur laquelle repose son bras gauche appuye sur un coussin, harangue ses fils et les principaux chefs de son armee, et termine son discours par ces phrases remarquables: “Amon-Ra etait a ma droite comme a ma gauche; son esprit a inspire mes resolutions; Amon-Ra lui-meme, preparant la perte de mes ennemis, a place le monde entier dans mes mains.” Les princes et les chefs repondent au Pharaon qu'il est un soleil appele a soumettre tous les peuples du monde, et que l'Egypte se rejouit d'une victoire remportee par le bras du fils d'Ammon, assis sur le trone de son pere.

    Septieme tableau. Retour du Pharaon vainqueur a Thebes, apres sa double campagne contre les Robou et les Fekkaro: on voit les principaux chefs de ces nations conduits par Rhamses devant le temple de la grande triade thebaine, Amon-Ra, Mouth et Chons. Le texte des discours que sont censes prononcer les divers acteurs de cette scene a la fois triomphale et religieuse, subsistent encore en grande partie. En voici la traduction:

    “Paroles des chefs du pays de Fekkaro et du pays de Robou qui sont en la puissance de Sa Majeste et qui glorifient le dieu bienfaisant, le seigneur du monde, soleil gardien de justice, ami d'Ammon: Ta vigilance n'a point de bornes; tu regnes comme un puissant soleil sur l'Egypte; grande est ta force, ton courage est semblable a celui de Bore (le griffon); nos souffles t'appartiennent, ainsi que notre vie qui est en ton pouvoir a toujours.”

    “Paroles du roi seigneur du monde, etc., a son pere Amon-Ra, le roi des dieux: Tu me l'as ordonne; j'ai poursuivi les Barbares; j'ai combattu toutes les parties de la terre; le monde s'est arrete devant moi ...; mes bras ont force les chefs de la terre, d'apres le commandement sorti de ta bouche.”

    “Paroles d'Amon-Ra, seigneur du ciel, moderateur des dieux: Que ton retour soit joyeux! tu as poursuivi les neuf arcs (les Barbares); tu as renverse tous les chefs, tu as perce les coeurs des etrangers et rendu libre le souffle des narines de tous ceux qui ... (lacune). Ma bouche t'approuve.”

    Ces tableaux, qui retracent les principales circonstances de deux campagnes du conquerant egyptien dans la onzieme annee de son regne, arrivent jusqu'au second pylone du palais: de ce point jusqu'au premier pylone, les sculptures n'abondent pas moins; mais plusieurs tableaux sont enfouis sous des collines de decombres. J'ai pu cependant avoir une copie de deux bas-reliefs faisant partie d'une troisieme campagne du roi contre des peuples asiatiques, avec des legendes en tres-mauvais etat. L'un represente Rhamses-Meiamoun combattant a pied, couvert d'un large bouclier, et poussant l'ennemi vers une forteresse assise sur une hauteur. Dans le second tableau, le roi, a la tete de ses chars, ecrase ses adversaires en avant d'une place dont une partie de l'armee egyptienne pousse le siege avec vigueur; des soldats coupent des arbres et s'approchent des fosses, couverts par des mantelets; d'autres, apres les avoir franchis, attaquent a coups de hache la porte de la ville; plusieurs enfin ont dresse des echelles contre la muraille et montent a l'assaut, leurs boucliers rejetes sur leurs epaules.

    Sur le revers du premier pylone existe encore un tableau relatif a une campagne contre la grande nation de Scheta ou Cheto: le roi, debout sur son char, prend une fleche dans son carquois fixe sur l'epaule, et la decoche contre une forteresse remplie de Barbares. Les soldats egyptiens et les officiers attaches a la personne du roi marchent a sa suite, ranges sur quatre files paralleles.

    Telles sont les grandes sculptures historiques encore visibles dans l'etat d'enfouissement ou se trouve aujourd'hui le magnifique palais de Medinet-Habou, tout entier du regne de Rhamses-Meiamoun, les successeurs immediats n'y ayant ajoute que quelques accessoires presque insignifiants. Le nombre considerable de noms de peuples et de nations asiatiques ou africaines que j'y ai recueillis ouvre un nouveau champ de recherches a la geographie comparee; ce sont de precieux elements pour la reconstruction du tableau ethnographique du monde dans la plus antique periode de son histoire. Je crois possible de reconnaitre la synonymie de ces noms egyptiens de peuples avec ceux que nous ont transmis les geographes grecs, et ceux surtout que contiennent les textes hebreux et les memoires originaux des nations asiatiques. C'est un beau travail qui merite d'etre entrepris; il sera facilite et par la connaissance positive des traits du visage et du costume de chacun de ces peuples, et encore mieux sans doute par la comparaison de ces noms avec ceux du meme genre que j'ai trouves, en bien plus grand nombre, sur d'autres monuments de Thebes et de la Nubie.

    Toute la muraille exterieure du palais, du cote du sud, qu'il a fallu faire deblayer jusqu'au second pylone, est couverte de grandes lignes verticales d'hieroglyphes contenant le calendrier sacre en usage dans le palais de Rhamses; la portion que nous avons fait excaver, a grands frais, contient les mois de Thoth, Paophi, Hathor, Choiac et Tobi. Vers l'extremite du palais est un article du mois de Paschon, le neuvieme mois de l'annee egyptienne. Ce calendrier indique toutes les fetes qui se celebraient dans chaque mois, et au bas de chaque indication de fete on a sculpte, en tableau synoptique, le nombre de chaque sorte d'offrande qu'on devait presenter dans la ceremonie. Pour donner une idee de cette sorte de calendrier, je transcrirai ici la traduction de quelques-uns de ces articles:

    Mois de Thoth, neomenie; manifestation de l'etoile de Sothis; l'image d'Amon-Ra, roi des dieux, sort processionnellement du sanctuaire, accompagnee par le roi Rhamses ainsi que par les images de tous les autres dieux du temple.”

    Mois de Paophi, le 19; jour de la principale panegyrie d'Ammon, qui se celebre pompeusement dans Oph (le palais de Karnac); l'image d'Amon-Ra sort du sanctuaire ainsi que celle de tous ses dieux synthrones; le roi Rhamses l'accompagne dans la panegyrie de ce jour.”

    Mois d'Hathor, le 26; panegyrie de Phtah-Socbaris; le roi accompagne l'image du dieu gardien du Rhamesseium de Meiamoun (le palais de Medinet-Habou) de Thebes sur la rive gauche, dans la panegyrie de ce jour.”

    Cette panegyrie continuait encore le vingt-septieme et le vingt-huitieme jour du meme mois; c'est celle qu'on a representee dans les grands bas-reliefs superieurs des galeries de l'est et du sud de la seconde cour du palais; du reste, je savais deja, par un tres-grand nombre d'inscriptions, que les Egyptiens appelaient Rhamesseium de Meiamoun le monument de Medinet-Habou dont je viens de donner une description rapide; car comment entreprendre de tout dire dans une lettre? Je termine ici celle d'aujourd'hui.... Adieu.

    DIX-NEUVIEME LETTRE

    Thebes (environs de Medinet-Habou), le 2 juillet 1829. Afin de donner une idee generale complete du quartier sud-ouest de la vieille capitale pharaonique, voisin du nome d'Hermonthis, il me reste a presenter quelques details sur deux edifices sacres, qui, bien moins importants, a la verite, que le palais du conquerant Meiamoun, presentent toutefois quelque interet sous divers rapports historiques et mythologiques.

    L'une de ces constructions s'eleve au milieu de broussailles et de grandes herbes, en dehors de l'angle sud-est et a une tres-petite distance de l'enorme enceinte carree, en briques crues, qui environnait jadis le palais et les temples de Medinet-Habou. C'est un edifice de petites proportions, et qui n'a jamais ete completement termine; il se compose d'une sorte de pronaos et de trois salles successives, dont les deux dernieres seulement sont decorees de tableaux, soit sculptes et peints, soit ebauches, ou meme simplement traces a l'encre rouge. Ces tableaux ne laissent aucun doute sur la destination du monument, ni sur l'epoque de sa construction. Il appartient au regne des Lagides, comme le prouvent une double dedicace d'un travail barbare, sculptee ulterieurement autour du sanctuaire, et les noms royaux inscrits devant les personnages figurant dans tous les tableaux d'adoration.

    La dedicace annonce expressement que le roi Ptolemee Evergete II, et sa soeur, la reine Cleopatre, ont construit cet edifice et l'ont consacre a leur pere le dieu Thoth, ou Hermes ibiocephale.

    C'est ici le seul des temples encore existants en Egypte qui soit specialement dedie au dieu protecteur des sciences, a l'inventeur de l'ecriture et de tous les arts utiles, en un mot, a l'organisateur de la societe humaine. On retrouve son image dans la plupart des tableaux qui decorent les parois de la seconde salle, et surtout celle du sanctuaire. On l'y invoquait sous son nom ordinaire de Thoth, que suivent constamment soit le titre SOTEM qui exprime la supreme direction des choses sacrees, soit la qualification Ho-en-Hib, c'est-a-dire qui a une face d'ibis, oiseau sacre, dont toutes les figures du dieu, sculptees dans ce temple, empruntent la tete, ornees de coiffures variees.

    On rendait aussi dans ce temple un culte tres-particulier a Nohemouo ou Nahamouo, deesse que caracterisent le vautour, embleme de la maternite, formant sa coiffure, et l'image d'un petit propylon s'elevant au-dessus de cette coiffure symbolique. Les legendes tracees a cote des nombreuses representations de cette compagne du dieu Thoth, qui, d'apres son nom meme, parait avoir preside a la conservation des germes, l'assimilent a la deesse Saschfmoue, compagne habituelle de Thoth, regulatrice des periodes d'annees et des assemblees sacrees.

    Ces deux divinites recoivent, outre leurs titres ordinaires, celui de Residant a MANTHOM; nous apprenons ainsi le nom antique de cette portion de Thebes ou s'eleve le temple de Thoth.

    Le bandeau de la porte qui donne entree dans la derniere salle du temple, le sanctuaire proprement dit, est orne de quatre tableaux representant Ptolemee faisant de riches offrandes, d'abord aux grandes divinites protectrices de Thebes, Amon-Ra, Mouth et Chons, generalement adorees dans cette immense capitale, et en second lieu aux divinites particulieres du temple, Thoth et la deesse Nahamouo. Dans l'interieur du sanctuaire on retrouve les images de la grande triade thebaine, et meme celles de la triade adoree dans le nome d'Hermonthis, qui commencait a une courte distance du temple. Deux grands tableaux, l'un sur la paroi de droite, l'autre sur la paroi de gauche, representent, selon l'usage, la bari ou arche sacree de la divinite a laquelle appartient le sanctuaire. L'arche de droite est celle de THOTH-PEHO-EN-HIB (Thoth a face d'ibis), et l'arche de gauche, celle de THOTH PSOTEM (Thoth le surintendant des choses sacrees). L'une et l'autre se distinguent par leurs proues et leurs poupes decorees de tetes d'epervier, surmontees du disque et du croissant, a tete symbolique du dieu Chons, le fils aine d'Ammon et de Mouth, la troisieme personne de la triade thebaine, dont le dieu Thoth n'est qu'une forme secondaire.

    Ici, comme dans la salle precedente, on trouve toujours le roi Ptolemee Evergete II, faisant des offrandes ou de riches presents aux divinites locales. Mais quatre bas-reliefs de l'interieur du sanctuaire, sculptes deux a gauche et deux a droite de la porte, ont fixe plus particulierement mon attention. Ce ne sont plus des divinites proprement dites, auxquelles s'adressent les dons pieux du Lagide: ici, Evergete II, comme le disent textuellement les inscriptions qui servent de titre a ces bas-reliefs, brule l'encens en l'honneur des peres de ses peres et des meres de ses meres. Le roi accomplit, en effet, diverses ceremonies religieuses en presence d'individus des deux sexes, classes deux par deux, et revetus des insignes de certaines divinites. Les legendes tracees devant chacun de ces personnages achevent de demontrer que ces honneurs sont adresses aux rois et aux reines lagides, ancetres d'Evergete II en ligne directe: et en effet, le premier bas-relief de gauche represente Ptolemee Philadelphe, costume en Osiris, assis sur un trone a cote duquel on voit la reine Arsinoe sa femme, debout, coiffee des insignes de Mouth et d'Hathor. Evergete II leve ses bras en signe d'adoration devant ces deux epoux, dont les legendes signifient: Le divin pere de ses peres PTOLEMEE, dieu PHILADELPHE; la divine mere de ses meres ARSINOE, deesse PHILADELPHE.

    Plus loin, Evergete II offre l'encens a un personnage egalement assis sur un trone et decore des insignes du dieu Socarosiris, accompagne d'une reine debout, la tete ornee de la coiffure d'Hathor, la Venus egyptienne; leurs legendes portent: Le pere de ses peres, PTOLEMEE, dieu createur. La divine mere de ses meres, BERENICE, deesse creatrice. On peut donc reconnaitre ici soit Ptolemee Soter Ier et sa femme Berenice, fille de Magas, soit Ptolemee Evergete Ier et Berenice, sa femme et sa soeur. L'absence totale du cartouche prenom dans la legende du Ptolemee, objet de cette adoration, autoriserait l'une ou l'autre de ces hypotheses. Mais si l'on observe que ces deux epoux recoivent les hommages d'Evergete II, a la suite des honneurs rendus, en premier lieu, a Ptolemee et a Arsinoe Philadelphe, on se persuadera que le second tableau concerne les enfants et les successeurs immediats de ces Lagides, c'est-a-dire Evergete Ier et Berenice, sa soeur. Le titre de Phter-Mounk, dieu createur, dieu fondateur ou fabricateur, conviendrait beaucoup mieux, il est vrai, a Ptolemee Soter Ier, fondateur de la domination des Lagides; mais j'ai la pleine certitude que ce titre est prodigue sur les monuments egyptiens a une foule de souverains autres que des chefs de dynasties.

    Deux bas-reliefs, sculptes a droite de la porte, nous montrent Evergete II rendant de semblables honneurs aux images de ses autres ancetres et predecesseurs, et toujours en suivant la ligne genealogique descendante: ainsi, dans le premier tableau, le roi repand des libations devant le divin pere de son pere, PTOLEMEE, dieu PHILOPATOR, et la divine mere de sa mere, ARSINOE, deesse PHILOPATOR; enfin, dans le second tableau, il fait l'offrande du vin a son royal pere PTOLEMEE, dieu EPIPHANE, et a sa royale mere CLEOPATRE, deesse EPIPHANE. Son pere et son aieul sont figures dans le costume du dieu Osiris; sa mere et son aieule, dans le costume d'Hathor. Quant aux titres Philadelphe, Philopator et Epiphane, ils sont places a la suite des cartouches noms propres, et exprimes par des hieroglyphes phonetiques (representant les mots coptes equivalents). Ces quatre tableaux nous donnent donc la genealogie complete d'Evergete II, et l'ordre successif des rois de la dynastie des Lagides a partir de Ptolemee Philadelphe.

    C'est toujours ainsi que les monuments nationaux de l'Egypte servent pour le moins de confirmation aux temoignages historiques puises dans les ecrits des Grecs; et cela toutes les fois qu'ils ne viennent point eclaircir ou coordonner les notions vagues et incoherentes que ce meme peuple nous a transmises sur l'histoire egyptienne, surtout en ce qui concerne les anciennes epoques. L'usage constamment suivi par les Egyptiens, de couvrir toutes les parois de leurs monuments de nombreuses series de tableaux representant des scenes religieuses ou des evenements contemporains, dans lesquels figure d'habitude le souverain regnant a l'epoque meme ou l'on sculptait ces bas-reliefs, cet usage, disons-nous, a tourne bien heureusement au profit de l'histoire, puisqu'il a conserve jusqu'a nos jours un immense tresor de notions positives qu'on chercherait inutilement ailleurs. On peut dire en toute verite que, grace a ces bas-reliefs et aux nombreuses inscriptions qui les accompagnent, chaque monument de l'Egypte s'explique par lui-meme, et devient, si l'on peut s'exprimer ainsi, son propre interprete. Il suffit, en effet, d'etudier quelques instants les sculptures qui ornent le sanctuaire de l'edifice situe a cote de l'enceinte de Medinet-Habou, la seule portion du monument veritablement terminee, pour se convaincre aussitot qu'on se trouve dans un temple consacre au dieu Thoth, construit sous le regne d'Evergete II et de sa soeur et premiere femme Cleopatre, mais dont les sculptures ont ete terminees posterieurement a l'epoque du mariage d'Evergete II avec Cleopatre sa niece et sa seconde femme, mentionnee dans les legendes royales qui decorent le plafond du sanctuaire.

    Le style mou et lourd des bas-reliefs, la grossierete d'execution des hieroglyphes, et le peu de soin donne a l'application des couleurs sur les sculptures, s'accordent trop bien avec les dates fournies par les inscriptions dedicatoires pour qu'on meconnaisse dans le petit temple de Thoth un produit de la decadence des arts egyptiens, devenue si rapide aux dernieres epoques de la domination grecque.

    Mais un edifice d'un temps encore plus rapproche de nous presente aux regards du voyageur un exemple frappant du degre de corruption auquel descendit la sculpture egyptienne sous l'influence du gouvernement romain. Il s'agit ici des ruines designees, dans la Description generale de Thebes, par MM. Jollois et Devilliers, sous le nom de Petit Temple situe a l'extremite sud de l'Hippodrome, aux debris duquel j'ai donne toute la journee d'hier.

    Partis de grand matin de notre maison de Kourna Salvador Cherubini et moi, nous courumes sur Medinet-Habou, et, passant dans le voisinage du petit temple de Thoth, nous gagnames la base des monticules factices formant l'immense enceinte nommee l'Hippodrome par la Commission d'Egypte, et que nous longeames exterieurement a travers la plaine rocailleuse qui s'etend jusqu'au pied de la chaine libyque. Parvenus, apres une marche assez longue et tres-fatigante, au midi de ces vastes fortifications, qui jadis renfermerent, selon toute apparence, un etablissement militaire, espece de camp permanent qu'habitaient les troupes formant la garnison de Thebes et la garde des Pharaons, nous gravimes un petit plateau peu eleve au-dessus de la plaine, mais couvert de debris de constructions et de fragments de poteries de differentes epoques.

    Le premier objet qui attire les regards est un grand propylon faisant face a l'ouest, mais dans un etat de destruction fort avance, quoique forme primitivement de materiaux d'un assez beau choix. Quatre bas-reliefs existent encore du cote de l'hippodrome; tous representent l'empereur Vespasien [Greek: (AUTOKRTOR KAISRS OUSPSIANS)], costume a l'egyptienne et faisant des offrandes a differentes divinites; les tableaux qui decorent la face du propylon tournee du cote du temple montrent l'empereur Domitien [Greek:(AUTOKRTOP KAISRS TOMTIANOS GRMNIKOS)] accomplissant de semblables ceremonies; enfin, neuf bas-reliefs encore subsistants, seuls restes de la decoration interieure, reproduisent l'image d'un nouveau souverain, figure soit dans l'action de percer d'une lance la tortue, embleme de la paresse, soit offrant aux dieux des libations et des pains sacres: c'est l'empereur Othon [Greek:(MARKOS OThONS KAISRS AUTOKPTP)].

    Je lisais pour la premiere fois le nom de cet empereur, retrace en caracteres hieroglyphiques, et on le chercherait vainement ailleurs sur toutes les constructions egyptiennes existantes entre la Mediterranee et Dakkeh en Nubie, limite extreme des edifices eleves par les Egyptiens sous la domination grecque et romaine. La duree du regne d'Othon fut si courte que la decouverte d'un monument rappelant sa memoire excite toujours autant de surprise que d'interet. Il parait, au reste, que l'Egypte se declara promptement pour Othon, puisque c'est precisement la province de l'empire ou furent frappees les seules medailles de bronze que nous ayons de cet empereur.

    La presence du nom d'Othon etablit invinciblement que la decoration du propylon, a en juger par ce qui reste des sculptures, fut commencee l'an 69 de l'ere chretienne, et terminee au plus tard vers l'an 96, epoque de la mort de Domitien.

    En avant, et a quelque distance du propylon, se trouve un escalier au bas duquel etait jadis une petite porte decoree de bas-reliefs d'un travail barbare, comparativement a ceux du propylon; et cependant je reconnus dans leurs debris la legende de l'empereur Auguste ([Greek: AUTOKPTP KAISRS]). Cela prouve qu'a cette epoque l'Egypte avait simultanement de bons et de mauvais ouvriers.

    Sur le meme axe, et a soixante metres environ du grand propylon, s'eleve le temple, ou plutot une petite cella aujourd'hui isolee, et dont les parois exterieures, a peine degrossies, n'ont jamais recu de decoration; mais les salles interieures sont couvertes d'ornements sculptes et de bas-reliefs d'une execution tres-lourde et tres-grossiere. Presque tous ces tableaux, surtout ceux du sanctuaire, appartiennent a l'epoque d'Hadrien. Ce successeur de Trajan comble de dons et d'offrandes les divinites adorees dans le temple; et a cote de chacune de ces images on a repete sa legende particuliere, [Greek: AUTOKPTOP KAISRS TRAINS ATRIANS], l'empereur Cesar Trajan Hadrien. J'ai remarque enfin que la corniche exterieure du sanctuaire offre parmi ses ornements la legende d'Antonin, ainsi concue: [Greek: AUTOKRTOR TITOS AILIOS ATRIANS ANTONINS EUSBS], l'empereur Titus AElius Adrianus Antoninus Pius.

    L'epoque de la decoration du sanctuaire et des autres salles du temple proprement dit etant clairement fixee par ces noms imperiaux, il reste a determiner quelles furent les divinites particulierement honorees dans ce temple: ce point eclairci, il deviendra facile en meme temps de decider avec certitude si cet edifice appartenait jadis au nome diospolite, ou a celui d'Hermonthis; car de l'etude suivie des monuments de l'Egypte et de la Nubie, il resulte que la triade adoree dans la capitale d'un nome reparait constamment et occupe un rang distingue dans les edifices sacres de toutes les villes de sa dependance, chaque nome ayant pour ainsi dire un culte particulier, et venerant les trois portions distinctes de l'Etre divin sous des noms et des formes differentes.

    Les indications les plus positives a cet egard doivent resulter de l'examen des sculptures qui decorent les sanctuaires, surtout lorsque cette portion principale du temple existe dans tout son entier, comme cela arrive precisement pour les ruines situees au sud de l'hippodrome.

    Quatre grands bas-reliefs superposes deux a deux couvrent la paroi du fond du sanctuaire. Les deux bas-reliefs superieurs representent l'empereur Hadrien, costume en fils aine d'Ammon, adorant une deesse coiffee du vautour, embleme de la maternite, et surmonte des cornes de vache, du disque et d'un petit trone. Ce sont les insignes ordinaires d'Isis, et la legende sculptee a cote des deux images de la deesse porte en effet: ISIS la grande mere divine qui reside dans la montagne de l'Occident. Les bas-reliefs inferieurs nous montrent le meme empereur presentant des offrandes au dieu Monht ou Manthou, le dieu eponyme d'Hermonthis, et au roi des dieux Amon-Ra, le dieu eponyme de Thebes.

    Guides ici par une theorie fondee sur l'observation de faits entierement analogues, et qui se reproduisent partout et sans aucune exception contraire, nous devons conclure avec assurance que ce temple fut particulierement consacre a la deesse Isis, puisque ses images occupent sans partage la place d'honneur au fond du sanctuaire; au-dessous d'elle paraissent les grandes divinites du nome de Thebes et du nome hermonthite, deux syntrones adores aussi dans ce meme temple. Mais le dieu Manthou occupant la droite, quoique tenant dans ces mythes sacres un rang inferieur a celui du roi des dieux Amon-Ra, qui occupe ici la gauche, il devient certain que le Temple d'Isis, situe au sud de l'hippodrome, dependait du nome d' Hermonthis et non du nome diospolite, puisque le dieu Mandou recoit immediatement apres Isis et avant Amon-Ra, dieu eponyme de Thebes, les adorations de l'empereur Hadrien.

    Ainsi la divinite locale, celle que les habitants de la [Greek: chomae] ou bourgade du nome hermonthite, qui exista jadis autour du temple, regardaient comme leur protectrice speciale, fut la deesse Isis, qui reside dans PTOOU-EN-EMENT (ou la montagne de l'Occident). Mais cette qualification donne lieu a quelque incertitude: faut-il prendre les mots Ptoou-en-ement dans leur sens general et n'y voir que la designation de la montagne occidentale, derriere laquelle, selon les mythes, le soleil se couchait et terminait son cours, montagne placee sous l'influence d' Isis, de la meme maniere que la montagne orientale, PTOOU-EN-EIEBT, appartenait a la deesse Nephthys; ou bien, prenant les mots dans un sens plus restreint, devons-nous traduire le titre d'Isis Hitem-ptoou-en-ement par: deesse qui reside dans PTOOUENEMENT ou Ptoouement, en considerant ici Ptoouement comme le nom propre de la bourgade dans laquelle exista le temple? Cette qualification serait alors analogue aux titres Hitem Pselk, residant a Pselkis; Hitem Manlak, residant a Philae; Hitem Souan, resinant a Syene; Hitem Ebou, residant a Elephantine; Hitem Sne, residant a Latopolis; Hitem Ebot, residant a Abydos, etc., que recoivent constamment Thoth, Isis, Chnouphis, Sate, Neith, Osiris, etc., dans les temples que leur eleverent ces anciennes villes placees sous leur domination immediate. Mais comme les mots Ptoou-en-ement ne sont pas toujours suivis, comme Pselk, Manlak, Souan, etc., du signe determinatif des noms propres de contrees ou de lieux habites, nous pensons, sans exclure absolument cette premiere hypothese, qu'ils designent ici plus directement la montagne occidentale celeste, sur laquelle Isis partageait avec Natphe, la Rhea egyptienne, le soin journalier d'accueillir le dieu Soleil, epuise de sa longue course et mourant, ce meme dieu que la soeur d'Isis, Nephthys, avait recu enfant, et sortant plein de vie du sein de sa mere Natphe, sur la montagne orientale. Sous un point de vue plus materiel encore, la montagne occidentale designera la chaine libyque, voisine du temple ou sont creuses d'innombrables tombeaux, et par suite l'enfer egyptien, l'Amente, c'est-a-dire la contree occidentale, sejour redoutable ou regnaient Isis et son epoux Osiris, le juge souverain des ames. Les bas-reliefs sculptes sur les parois laterales et sur la porte du sanctuaire, ainsi que ceux qui decorent la porte exterieure du naos et les restes du grand propylon, representent aussi l'empereur Othon ou ses successeurs, faisant des offrandes a Isis, deesse de la montagne d'Occident, en meme temps qu'aux dieux synthrones Manthou et Ritho, les grandes divinites du nome hermonthite; de semblables hommages sont aussi rendus aux dieux de Thebes, Amon-Ra, Mouth et Chons, suivant l'usage etabli d'adorer a la fois dans un temple d'abord les divinites locales, ensuite celles du nome entier, et enfin un dieu du nome le plus voisin; comme pour etablir entre les cultes particuliers de chacune des prefectures de l'Egypte une liaison successive et continue qui les ramenait ainsi a l'unite. Tous les temples de l'Egypte et de la Nubie offrent les preuves de cette pratique, motivee sur de graves considerations d'ordre public et de saine politique.

    Tels sont les faits generaux resultant de l'etude que je viens de faire des dernieres ruines de la plaine de Thebes, du cote sud-ouest; ces deux monuments, l'un le temple de Thoth, l'autre le temple d'Isis, marquent en outre l'etat retrograde de l'art egyptien a l'epoque des rois grecs comme a celle des empereurs romains; et les sculptures les plus recentes, executees sous les regnes d'Hadrien et d'Antonin le Pieux, portent en effet le type d'une barbarie poussee a l'extreme.

    VINGTIEME LETTRE

    Thebes (palais de Kourna), le 6 juillet 1829.

    Le premier monument de la partie occidentale de Thebes que visitent les Europeens en arrivant sur le sol de cette antique capitale, le monument de Kourna, situe non loin du beau sycomore au pied duquel s'arretent habituellement les canges des voyageurs, est devenu, par une suite de combinaisons independantes de ma volonte, le dernier objet de mes recherches sur la rive gauche du fleuve. Appele d'abord au Rhamesseum par le souvenir des scenes historiques et des tableaux religieux que nous y avions remarques en remontant le Nil, les masses de Medinet-Habou et ses nombreux bas-reliefs militaires nous attirerent ensuite, et je ne dus quitter ces deux palais qu'apres avoir etudie a fond les petits monuments situes dans leur voisinage. Cependant l'edifice de Kourna, quoique tres-inferieur en etendue a ces grandes et importantes constructions, merite un examen particulier, puisqu'il appartient aux temps pharaoniques, et remonte a l'epoque la plus glorieuse dont les annales egyptiennes aient constate le souvenir. Son aspect presente d'ailleurs un caractere tout nouveau; et si son plan general reveille l'idee d'une habitation particuliere et semble exclure celle de temple, la magnificence de la decoration, la profusion des sculptures, la beaute des materiaux et la recherche dans l'execution prouvent que cette habitation fut jadis celle d'un riche et puissant souverain.

    Et, en effet, ce qui reste de ce palais occupe seulement l'extremite d'une butte factice sur laquelle existaient aussi jadis d'autres constructions liees sans doute avec l'edifice encore debout; tous les debris epars sur le sol portent du moins des noms royaux appartenant aux derniers Pharaons de la XVIIIe dynastie, ou au premier de la XIXe.

    Sur le meme axe que ces arrachements de constructions rasees, au milieu de bouquets de palmiers et de masures modernes en briques crues, s'eleve un portique ayant plus de cent cinquante pieds de long, trente de hauteur, et soutenu par dix colonnes dont le fut se compose d'un faisceau de tiges de lotus, et le chapiteau, des boutons de cette meme plante tronques pour recevoir le de. Cet ordre, qui n'est point particulier aux constructions civiles, puisqu'on le retrouvait dans le temple de Chnouphis a Elephantine et dans un temple d'Elethya, tous deux tres-recemment detruits par la barbare ignorance des Turcs, appartient sans aucun doute aux vieilles epoques de l'architecture egyptienne, et ne le cede, sous le rapport de l'antiquite, qu'aux seules colonnes cannelees semblables au vieux dorique grec, dont elle sont le type evident, et que l'on trouve employees presque exclusivement dans les plus anciens monuments de l'Egypte.

    Sur les quatre faces du de des chapiteaux du portique existent, sculptees avec beaucoup de recherche, les legendes royales de Menephtha Ier ou celles de Rhamses le Grand. Les noms et les prenoms de ces deux Pharaons sont egalement inscrits sur le fut des colonnes, mais accoles ensemble et renfermes dans un tableau carre.

    Le rapprochement de ces deux noms royaux trouve son explication naturelle dans la double legende dedicatoire qui decore l'architrave du portique sur toute sa longueur. Cette inscription est ainsi concue:

    “L'Aroeris puissant, ami de la verite, le seigneur de la region inferieure, le regulateur de l'Egypte, celui qui a chatie les contrees etrangeres, l'epervier d'or soutien des armees, le plus grand des vainqueurs, le roi Soleil gardien de la verite, l'approuve de Phre, le fils du Soleil, l'ami d'Ammon, RHAMSES, a execute des travaux en l'honneur de son pere Amon-Ra, le roi des dieux, et embelli le palais de son pere, le roi Soleil stabiliteur de justice, le fils du Soleil, MENEPHTHA-BOREI. Voici qu'il a fait elever ... (grande lacune) ... les propylons du palais ... et qu'il l'a entoure de murailles de briques, construites a toujours; c'est ce qu'a execute le fils du Soleil, l'ami d'Ammon, RHAMSES.”

    Cette dedicace constate deux faits principaux: le palais de Kourna fut fonde et construit par le Pharaon Menephtha Ier; et son fils, Rhamses le Grand, achevant la decoration de ce bel edifice, l'environna d'une enceinte ornee de propylons et semblable a celle qui renferme chacun des grands monuments royaux de Thebes.

    Tous les bas-reliefs qui decorent l'interieur du portique et l'exterieur des trois portes par lesquelles on penetre dans les appartements du palais representent, en effet, Menephtha Ier, et plus souvent encore Rhamses le Grand, rendant hommage a la triade thebaine et aux autres divinites de l'Egypte, ou recevant de la munificence des dieux les pouvoirs royaux et des dons precieux, qui devaient embellir et prolonger la duree de leur vie mortelle. Mais il faut particulierement remarquer une serie de vingt petits tableaux dans lesquels sont figures alternativement les dieux qui president au fleuve du Nil dans ses divers Etats, et les deesses protectrices de la terre d'Egypte pendant chaque mois, presentant a Rhamses le Grand tous les produits de la terre et des eaux dans chaque saison de l'annee; au-dessus de ces bas-reliefs s'etend horizontalement l'inscription suivante:

    “Voici ce que disent les dieux et les deesses qui resident dans la region d'en bas a leur fils le dominateur des deux regions, le seigneur du monde, Soleil gardien de justice, l'approuve de Phre (Rhamses): Nous sommes venus vers toi, nous te donnons toutes les productions destinees aux offrandes; nous mettons a ta disposition tous les biens purs, afin que tu puisses celebrer la panegyrie de la maison de ton pere, puisque tu es un fils qui aimes ton pere comme le dieu Horus qui a venge le sien.”

    Ces bas-reliefs et leur legende se rapportent evidemment a l'assemblee sacree ou panegyrie solennelle dans laquelle Rhamses le Grand fit l'inauguration du palais de Menephtha Ier, son pere, aussitot que, par ses soins pieux, la decoration interieure et exterieure fut entierement terminee. Les seules sculptures de l'edifice, posterieures a Rhamses le Grand, consistent en quelques inscriptions royales onomastiques placees sur l'epaisseur des portes ou sur le soubassement et qui ne se lient point a l'ensemble de la decoration primitive; toutes appartiennent au regne de Menephtha II, fils et successeur immediat de Rhamses le Grand, a l'exception d'une seule, sculptee au-dessous du bas-relief des offrandes et rappelant le nom, le prenom et les titres de Rhamses IV ou Meiamoun, cinquieme successeur de Rhamses le Grand, avec une date de l'an VI.

    La porte mediale du portique donne entree dans une salle d'environ quarante-huit pieds de long sur trente-trois de large. C'est la plus considerable du palais. Six colonnes semblables a celles du portique soutiennent le plafond, subsistant encore en tres-grande partie; deux longues inscriptions, toutes deux au nom de Menephtha Ier, servent d'encadrement aux vautours ailes qui decorent ce plafond. L'inscription de droite contient la dedicace generale du palais, faite par son fondateur a la plus grande des divinites de l'Egypte:

    “ ... Le seigneur du monde, soleil stabiliteur de justice, a fait ces constructions en l'honneur de son pere, Amon-Ra, le seigneur des trones du monde et qui reside dans la divine demeure du fils du soleil Menephtha-Borei a Thebes, sur la rive gauche; il (le roi) a fait construire l'habitation des annees (c'est-a-dire le palais) en pierre de gres blanche et bonne, et un sanctuaire pour le seigneur des dieux.”

    Cette inscription nous fait connaitre, en premier lieu, le nom que les anciens habitants de Thebes donnaient a l'edifice de Kourna. Ils l'appelaient demeure de Menephtha ou Menephtheum, du nom meme du prince qui en jeta les fondements et en eleva toutes les masses; elle explique en meme temps le double caractere de temple et de palais que presente cet edifice, qui, par la disposition meme de son plan, parait destine a l'habitation d'un homme, et rappelle cependant, par toutes ses decorations, la demeure sainte d'une divinite.

    La seconde inscription du plafond, celle de gauche, nous apprend que cette grande salle du palais dont elle constate la construction par le roi Menephtha Ier, fut le manoskh, c'est-a-dire la salle d'honneur, le lieu ou se tenaient les assemblees religieuses ou politiques et ou siegeaient les tribunaux de justice. Cette salle du Menephtheum repond ici a ces vastes salles des grands palais de Thebes, soutenues par de nombreuses rangees de colonnes, qu'on a designees jusqu'ici sous la denomination de salles hypostyles; toutes portent le nom de manoskh dans les inscriptions egyptiennes sculptees sur leur plafond ou sur les architraves de leurs colonnades. Mais ce n'est point ici l'occasion de developper les considerations qui motivaient le nom de manoskh (c'est-a-dire le lieu de la moisson, et par suite, le lieu ou l'on mesure les grains), donne par les Egyptiens aux salles les plus vastes de leurs edifices publics.

    De nombreux tableaux sculptes decorent les longues parois de droite et de gauche de cette salle hypostyle. Dans tous se montre le fondateur, le roi Menephtha Ier, offrant des parfums, des fleurs, ou bien l'image de son prenom mystique, a la triade thebaine, et particulierement au chef de cette triade, Amom-Ra, sous sa forme primordiale et sous celle de generateur; c'etait le dieu protecteur du palais qui renfermait un sanctuaire consacre a cette grande divinite. Mais les petites parois a droite et a gauche de la porte principale sont couvertes de bas-reliefs representant les membres de la triade thebaine adores par un Pharaon autre que Menephtha Ier, portant le nom de Rhamses, et qu'il ne faut point confondre avec Rhamses III, dit le Grand.

    Une serie de faits incontestables, recueillis dans les monuments originaux, m'ont demontre que ce nouveau Rhamses, le Rhamses II du canon royal, succeda immediatement a Menephta Ier, son pere, et fut remplace, apres un regne fort court, par son frere Rhamses III ou Rhamses le Grand, qui est le Sesostris de l'histoire.

    Le bas-relief inferieur, a gauche de la porte, dans la salle hypostyle, rappelle le sacre de Rhamses II, apres la mort de Menephtha Ier. Le jeune roi, presente par la deesse Mouth et le dieu Chons, flechit le genou devant le souverain de l'univers, Amon-Ra. Le dieu supreme lui accorde les attributions royales et les periodes des grandes panegyries, c'est-a-dire un tres-long regne, en presence de Menephtha Ier, pere du nouveau roi, represente debout derriere le trone d'Ammon, et tenant a la fois les emblemes de la royaute terrestre qu'il vient de quitter, et l'embleme de la vie divine dont il jouit deja dans la compagnie des dieux.

    Plus loin, on a figure l'enfance de Rhamses II en representant le jeune roi, debout, embrasse par Mouth, la grande mere divine, qui lui offre le sein. La legende porte textuellement:

    “Voici ce que dit Mouth, dame du ciel: Mon fils qui m'aime, seigneur des diademes, Rhamses cheri d'Ammon, moi qui suis ta mere, je me complais dans tes bonnes oeuvres; nourris-toi de mon lait.”

    Ce tableau fait pendant a une composition analogue, sculptee sur la paroi opposee; la deesse Hathor, la Venus egyptienne, nourrissant le roi Menephtha Ier, et lui adressant les memes paroles.

    La frise entiere de la salle hypostyle se compose des noms et prenoms repetes de ce Pharaon, environnes des insignes du pouvoir souverain. On les retrouve aussi sur les des et dans les ornements de la base des colonnes, mais entremeles aux cartouches de Rhamses II. Les architraves portent plusieurs inscriptions dedicatoires de la salle hypostyle; les unes au nom du fondateur, Menephtha Ier, d'autres au nom de Rhamses II, qui en acheva la decoration.

    Les bas-reliefs sculptes sous le regne de ces deux princes sont remarquables par la simplicite du style, la finesse de leur execution et l'elegante proportion des figures; ce qui les fait distinguer au premier coup d'oeil des sculptures appartenant a l'epoque de Rhamses le Grand; celles-ci, traitees avec bien moins de soin, portent deja des marques evidentes de la decadence de l'art.

    On sera frappe de cette difference tres-sensible en comparant les bas-reliefs de la salle hypostyle avec ceux qui couvrent les parois de la premiere salle de droite, et en general toute la partie du palais a droite de la salle hypostyle, decoree sous Rhamses le Grand. Cette etude n'est pas sans interet, et importe beaucoup a l'histoire de l'art en general, surtout quand il s'agit d'epoques bien anterieures aux premiers essais des maitres immortels qu'a produits le genie inepuisable des Grecs; et ici j'ai sous les yeux et sous la main des documents de cette importante histoire; je les explore de mon mieux et j'y pense sans cesse, ne fut-ce que comme sujet de distraction des magnificences de notre chateau de Kourna, petite bicoque de boue a un etage, mais dominant majestueusement ces tanieres et ces terriers ou se nichent nos concitoyens les Arabes; nous y jouissons journellement d'une temperature de 32 a 38 degres; mais on s'habitue a tout, et nous trouvons qu'on respire tres agreablement a 28 degres; d'ailleurs, je ne suis au chateau que la nuit.

    Nos explorations a Thebes avancent vers leur terme; le 1er aout prochain, nous passerons sur la rive orientale, ou nous attendent les immenses constructions de Karnac et de Louqsor; ces dernieres sont deja dans nos portefeuilles. Un mois nous suffira pour relever le peu de bas-reliefs historiques encore existants dans le grand palais des rois, et pour noter ce qu'il y a de plus saillant dans les scenes religieuses, si nombreuses dans cette curieuse construction. Je compte donc me mettre serieusement en route pour Paris au commencement de septembre, epoque a laquelle nous dirons adieu a Thebes, notre vieille mere. Nous reverrons Denderah en descendant, et apres une station au Caire nous nous retrouverons bientot a Alexandrie.

    Si l'on doit voir un obelisque egyptien a Paris, comme vous me l'ecrivez, que ce soit un de ceux de Louqsor; Thebes se consolera de cet enlevement en gardant l'obelisque de Karnac, le plus beau de tous et le plus digne d'admiration; mais je ne donnerai jamais mon adhesion (dont on saura fort bien se passer, sans doute) au projet de scier en trois parties un de ces magnifiques monolithes; ce serait un sacrilege: tout ou rien. Je ne doute pas qu'on ne puisse mettre sur le Nil et charger sur un radeau proportionne l'un des deux obelisques de Louqsor, et je designe celui de droite pour de tres-bonnes raisons, quoique le pyramidion en soit altere et que le monolithe soit moins eleve de quelques pieds que celui de gauche. Les grandes eaux de l'inondation emmeneraient facilement l'embarcation jusqu'a Alexandrie, et la mer ferait le reste[Footnote: L'evenement a prouve combien les previsions de Champollion le jeune etaient justes.]; voila ce qui est possible, et le seul plan que je puisse proposer, d'apres la connaissance complete des localites et des monuments. Paris a besoin d'un ou deux echantillons des grands travaux de l'architecture egyptienne, qui etaient si instructifs pour ceux qui les visitaient dans le temps de leur splendeur; car il est vrai que toute l'histoire nationale y etait inscrite, et nos monuments modernes ne sont pas destines a rendre de tels services a notre posterite. Ce que j'y ai appris est prodigieux; Medinet-Habou a fourni une recolte bien inattendue de noms d'anciens peuples d'Afrique et d'Asie; il n'y a vraiment qu'a y regarder pour s'enrichir et pour remplir une grande partie des lacunes qui existent encore dans les premieres pages de l'histoire generale des hommes. J'espere que je n'aurai pas travaille sans utilite pour ce grand sujet de mes etudes dans cette autre terre sainte.

    A propos de terre sainte, nous venons d'apprendre que Mgr l'archeveque de Jerusalem a juge a propos de nous decorer tres-benevolement de la croix de chevalier du Saint-Sepulcre; que nos diplomes sont arrives a Alexandrie, ou nous pourrons les retirer moyennant les droits d'usage, fixes pour nous a cent louis pour chacun. Il parait qu'on ignore sur les bords du Cedron que les erudits des bords de la Seine ne sont pas des Cresus, et que la roue de la Fortune ne tourne guere pour eux s'il ne sont d'ailleurs un tant soit peu industriels; quelle que soit donc notre ardeur d'arborer la croix de chevalier pour combattre les infideles, je dois renoncer a cet honneur et me contenter d'avoir ete juge digne de l'obtenir; ce n'est pas a la pauvre erudition a supporter les charges du siecle, et ce n'est que de sa plume qu'elle peut concourir au triomphe de la sainte Sion.

    J'ai enfin les lettres de Paris des 30 janvier, 22 mars et 10 avril; j'attends toujours celles auxquelles j'apporterai moi-meme les reponses.... Adieu.

    VINGT ET UNIEME LETTRE

    Sur le Nil, pres d'Antinoe, le 11 septembre 1829.

    Le lieu et la date de cette lettre diront clairement que mon voyage de recherches est termine, et que je retourne au plus vite vers Alexandrie pour regagner l'Europe et y trouver a la fois contentement de coeur et repos de corps, dont, au reste, quant au dernier point, je n'eprouve pas un grand besoin; depuis Denderah, que j'ai quitte le 7 au matin, j'ai en effet vecu en chanoine; couche toute la journee dans la jolie cange de notre ami Mohammed-Bey d'Akhmim, qui a bien voulu nous la louer, j'ai mene une vie tout a fait contemplative, et mon occupation la plus serieuse a ete de regarder, comme on le fait parfois a Paris, de quel cote venait le vent et si nos rameurs faisaient leur devoir en conscience. Le vent du nord nous a longtemps contraries, malgre le courant du fleuve, enfle outre mesure et au-dessus du maximum de sa crue. L'inondation de cette annee est magnifique pour ceux qui, comme nous, voyagent en amateurs, et n'ont dans ces campagnes d'autre interet que celui du coup d'oeil. Il n'en est pas de meme des pauvres et malheureux fellahs ou cultivateurs; l'inondation est trop forte; elle a deja ruine plusieurs recoltes, et le paysan sera oblige, pour ne pas mourir de faim, de manger le ble que le pacha lui avait laisse pour l'ensemencement prochain. Nous avons vu des villages entiers delayes par le fleuve, auquel ne sauraient resister de mesquines cahuttes baties de limon seche au soleil; les eaux, en beaucoup d'endroits, s'etendent d'une montagne a l'autre, et la ou les terres plus elevees ne sont point submergees, nous voyons les miserables fellahs, femmes, hommes et enfants, portant en toute hate de pleines couffes de terre, dans le dessein d'opposer a un fleuve immense des digues de trois a quatre pouces de hauteur, et de sauver ainsi leurs maisons et le peu de provisions qui leur restent. C'est un tableau desolant et qui navre le coeur; ce n'est pas ici le pays des souscriptions, et le gouvernement ne demandera pas un sou de moins, malgre tant de desastres.

    C'est avec bien du regret, comme on se l'imagine sans doute, que j'ai dit adieu aux magnificences de Thebes, que j'habitais depuis six mois. Notre dernier logement a ete, a Karnac, le temple de Oph (Rhea), a cote du grand temple du sud, au milieu des avenues de sphinx, et a la porte du grand palais des rois.

    A notre retour a Thebes, au mois de mars passe, nous avions exploite le palais de Louqsor et fait dessiner tous les bas-reliefs de quelque interet, en commencant par les immenses tableaux des deux massifs du pylone; ce sont donc les seuls edifices de Karnac que nous avions encore a etudier. Ce travail a ete execute avec ardeur, et mes portefeuilles renferment, sans exception, la serie de tous les bas-reliefs historiques, un peu conserves, du palais de Karnac, aussi beaux de style et d'execution que ceux d'Ibsamboul, s'ils ne leur sont meme reellement superieurs. Tous concernent les campagnes de Menephtha Ier (Ousirei) en Asie; j'ai fait prendre, de plus, une cinquantaine de dessins de bas-reliefs qui meritent aussi le titre d'historiques, puisqu'ils representent des Pharaons qui completent ou enrichissent plusieurs de mes recueils relatifs aux XVIIIe, XIXe, XXe, XXIe et XXIIe dynasties. Karnac est un amas de palais et de temples; etonnante reunion d'edifices de toutes les epoques de la monarchie egyptienne, constructions merveilleuses devant lesquelles tout esprit de systeme sur les arts devra se modifier par l'influence de si grandes conceptions completement realisees.

    Parti de Thebes le 4 septembre au soir, j'etais le 5 sous le portique de Denderah, dont l'architecture est aussi admirable que les bas-reliefs de decor sont mauvais et repoussants par l'empreinte de decadence qu'ils offrent dans toutes leurs parties; les inscriptions hieroglyphiques elles-memes sont de mauvais gout. Le scribe qui les a tracees a voulu faire le bel esprit; prodiguant les symboles et les formes figuratives, il a vise au lazzi et meme au calembour. Toutefois, la masse de l'edifice est belle, imposante, frappe meme les voyageurs qui, comme nous, sont de vieux Thebains, et ont l'oeil encore rempli des belles conceptions architecturales de l'epoque des Pharaons.

    Le reste du voyage jusqu'aujourd'hui (11 septembre) n'a rien offert de particulier; j'espere dans la nuit de demain arriver au Caire; la, rien ne peut m'arreter plus de quatre ou cinq jours; nous partirons tout de suite pour Alexandrie, et s'il s'y trouve un bon vaisseau pret a nous recevoir, je m'embarque immediatement pour gagner Toulon.

    C'est aussi sur le Nil, entre Denderah et Haou (Diospolis parva), que nous ont rejoints par hasard deux malheureux courriers, expedies de Thebes au Caire depuis la fin de juin; pendant tout ce temps-la nous sommes restes sans nouvelles d'Europe, et c'est en attendant chaque jour leur arrivee que le temps s'est ecoule sans que nous puissions ecrire en France. Du reste, comme nous, vous devez etre accoutumes aux lacunes. Ces courriers m'ont apporte les lettres du 12 mai et du 12 juillet; heureusement je suis en chemin d'en avoir de plus fraiches. Nous venons d'apprendre l'arrivee du nouveau consul general de France, M. Mimaut; on nous en dit toute sorte de bien. Ce sera pour nous une nouvelle ressource.... Adieu.

    VINGT-DEUXIEME LETTRE

    Le Caire, le 15 septembre 1829.

    Nous voici de retour dans la capitale de l'Egypte, ou je ne trouve ni lettres ni nouvelles d'Europe. Je me haterai de descendre a Alexandrie; je suis retenu au Caire par une visite que je dois faire a Ibrahim-Pacha, dont je suis desireux de faire la connaissance. Je puis, dans une conversation, laisser dans sa tete le germe de quelques bonnes choses, et il est capable de les executer.

    Je n'ai pas oublie le musee egyptien du Louvre dans mes explorations; j'ai recueilli des monuments de tout volume, et les plus petits ne seront pas les moins interessants. En objets de gros volume, j'ai choisi sur des milliers trois ou quatre momies remarquables par des decorations particulieres, ou portant des inscriptions grecques; ensuite, le plus beau bas-relief colorie du tombeau royal de Menephtha Ier (Ousirei), a Biban-el-Molouk; c'est une piece capitale qui vaut a elle seule une collection; il m'a donne bien du souci et me fera certainement un proces avec les Anglais d'Alexandrie, qui pretendent etre les proprietaires legitimes du tombeau d'Ousirei, decouvert par Belzoni aux frais de M. Salt. Malgre cette belle pretention, de deux choses l'une: ou mon bas-relief arrivera a Toulon, ou bien il ira au fond de la mer ou du Nil, plutot que de tomber en des mains etrangeres. Mon parti est pris la-dessus.

    J'ai acquis au Caire, de Mahmoud-Bey le Kihaia, le plus beau des sarcophages presents, passes et futurs; il est en basalte vert, et couvert interieurement et exterieurement de bas-reliefs, ou plutot de camees travailles avec une perfection et une finesse inimaginables. C'est tout ce qu'on peut se figurer de plus parfait dans ce genre; c'est un bijou digne d'orner un boudoir ou un salon, tant la sculpture en est fine et precieuse. Le couvert porte, en demi-relief, une figure de femme d'une sculpture admirable. Cette seule piece m'acquitterait envers la maison du roi, non sous le rapport de la reconnaissance, mais sous le rapport pecuniaire; car ce sarcophage, compare a ceux qu'on a payes vingt et trente mille francs, en vaut certainement cent mille.

    Le bas-relief et le sarcophage sont les deux plus beaux objets egyptiens qu'on ait envoyes en Europe jusqu'a ce jour. Cela devait de droit venir a Paris et me suivre comme trophee de mon expedition; j'espere qu'ils resteront au Louvre en memoire de moi a toujours.

    VINGT-TROISIEME LETTRE

    Alexandrie, le 30 septembre 1829.

    Depuis dix jours nous sommes a Alexandrie; nous avons recu de M. Mimaut, le nouveau consul general de France, l'accueil le plus gracieux, et je ne saurais assez me louer des soins et des attentions dont il m'honore depuis que je suis chez lui; j'en suis penetre de la plus vive reconnaissance. Ma sante et celle de mes compagnons est des meilleures; il ne manque a notre bonheur que de voir naitre et s'elever de l'horizon la voile du vaisseau que M. le ministre de la marine a bien voulu envoyer pour nous ramener en France; mais depuis six semaines la mer est deserte, pas meme un vaisseau marchand! et notre patience s'use par secondes.

    Je n'ai quitte le Caire qu'apres avoir fait une longue visite a Ibrahim-Pacha, qui nous a recus au mieux. Je l'ai beaucoup entretenu d'un voyage aux sources du Nil, et j'ai affermi en lui l'idee qu'il avait deja, d'attacher son nom a cette belle conquete geographique, soit en favorisant largement les voyageurs qui la tenteraient, soit en preparant lui-meme une petite expedition de voyageurs qu'il ferait soutenir par quelques hommes d'armes. C'est la une semence jetee en bonne terre pour l'avenir, et le pacha comprend tout l'interet de cette entreprise et de son succes.

    J'ai aussi presente mes respects au vice-roi Mohammed-Aly, et lui ai dit toute notre gratitude pour la protection officieuse qu'il nous a accordee; le vice-roi est toujours bon et aimable pour les Francais; c'est dire qu'il l'a ete infiniment pour nous.

    Je profite de l'attente a laquelle je suis condamne pour mettre en ordre mes papiers et dessins. Je dis que c'est immense, et j'espere que vous en jugerez de meme.

    Mes jeunes gens passent leurs loisirs forces a peindre des decorations pour un theatre que des amateurs francais vont ouvrir incessamment; un theatre francais a Alexandrie d'Egypte dit bien haut que la civilisation marche; nous serons donc forces de nous divertir en attendant l'embarquement.

    15 octobre 1829.

    Nous sommes aujourd'hui tout aussi avances qu'au 15 septembre, c'est-a-dire toujours cloues a Alexandrie; ce qui augmente mes regrets d'avoir quitte sitot Thebes et la Haute-Egypte, et cela pour venir le plus tot possible perdre notre temps sur les tristes rives de la Mediterranee. Nous savons seulement que la corvette l'Astrolabe a fait annoncer qu'elle avait commission de nous ramener en France; elle est commandee par M. de Verninac, un de mes compatriotes quercynois. Cela n'empechera pas que nous soyons encore a Alexandrie au 15 novembre prochain, l'Astrolabe devant prealablement conduire en Syrie M. Malivoir, consul de France a Alep. Les Toscans ont perdu patience, et se sont embarques sur un navire marchand. Le voisinage de l'Astrolabe m'a detourne de la meme resolution, et d'ailleurs je ne voudrais pas me separer de mon bagage archeologique.... Me voila toujours avec la terre de France en perspective.... Je la toucherai enfin, mais jamais assez tot pour mon coeur.... Adieu.

    VINGT-QUATRIEME LETTRE

    Alexandrie, le 10 novembre 1829.

    Le mauvais temps ayant contrarie les projets de l'Astrolabe, a aussi ajourne les miens; je ne pense pas m'embarquer avant le 20 de ce mois; mais je trouverai dans le commandant Verninac un fort aimable homme, tres-instruit et de la plus agreable societe; c'est quelque chose partout, bien plus encore sur mer.

    Le beau sarcophage a ete mis a bord hier, et fort heureusement; nous continuons l'embarquement de nos effets; mais je ne suis pas sans quelque crainte en pensant d'avance aux douanes de Toulon; il faut qu'un ordre ministeriel nous y precede pour la libre admission: 1 deg. des caisses contenant les monuments que je destine au Musee; 2 deg. pour les divers objets qui font aujourd'hui partie de notre garde-robe orientale ou de simple curiosite, tels que manteaux de laine dits burnous, chaussures pour hommes et pour femmes, voiles de mousseline brodes en or, armes, ustensiles domestiques, harnais et autres produits des manufactures d'Egypte et de Nubie, que nous avons recueillis a nos depens. Je ne pense pas qu'on nous refuse cette faveur, du reste bien gratuite pour nous.

    Les decorations du theatre francais d'Alexandrie sont terminees, et deja eprouvees; l'ouverture du theatre a eu lieu le jour de la fete du roi, a la grande satisfaction des nombreux spectateurs que cette fete nouvelle avait reunis.

    28 novembre 1829.

    Enfin il m'est permis de dire adieu a ma terre sainte, a ce pays de merveilles historiques; je quitterai l'Egypte comble des faveurs de ses anciens et de ses modernes habitants, vers le 2 ou le 3 decembre. Mon fidele aide de camp, Salvador Cherubini, ne me quittera pas; MM. Lhote, Lehoux et Bertin resteront ici apres nous, pour avancer un grand travail qu'ils ont commence, le Panorama du Caire, pour lequel ils ont fait sur les lieux toutes les etudes necessaires; ils veulent le terminer ici, et ils ont cent fois raison, car ce sera une magnifique chose. Pour moi, je pars bien resolu contre les bourrasques et coups de vent qui ne nous manqueront certainement pas dans ce temps-ci; mais la France est a ce prix: je l'accepte.

    Cette lettre voguera par les soins obligeants d'un fort aimable et excellent homme, M. Ouder, aide de camp de M. le general Guilleminot, qui monte le brick l'Eclipse, et dont l'arrivee precedera la mienne d'une dizaine de jours, son brick marchant bien mieux que notre Astrolabe, corvette a l'epreuve de la bombe et des fureurs de l'Ocean, qu'elle a bravees plusieurs fois dans ses voyages autour du monde. Je ne serai donc a Toulon que du 20 au 25 decembre, et sur pays chretien que vers le milieu de janvier, a cause de la quarantaine de trois a quatre semaines que je ferai a Toulon, si je ne la fais pas a Malte dans l'intention de gagner quelques jours. Dans tous ces calculs, je crois fermement que la fin de mon drame sera aussi heureuse que les quatre premiers actes; l'idee France en constitue l'unite requise par la venerable antiquite.... Adieu.

    VINGT-CINQUIEME LETTRE

    Toulon, le 25 decembre 1829.

    Soyez sans inquietude, tout ira bien;” c'est en ces termes que je dis adieu a mes amis au moment de mon depart de Paris; j'ai tenu parole, et me voici en rade de Toulon, subissant avec resignation le triste devoir de la quarantaine. Ma campagne est donc finie, et tous mes voeux et les votres sont remplis. C'est le 23 decembre, dans la rade d'Hyeres, que l'ancre de l'Astrolabe mordit enfin sur la terre de France; c'est le jour anniversaire de ma naissance; au 1er janvier vous aurez ma lettre pour vos etrennes; il ne manque donc a ma satisfaction que d'avoir en main vos lettres, qui m'attendent sans doute ici; j'espere pour tout cela dans les bontes habituelles de M. le prefet maritime.

    Je ferai ma quarantaine a bord de l'Astrolabe, toutefois en prenant une chambre au lazaret, dans le but de me chauffer et de faire un peu d'exercice. J'y reverrai mon Journal de voyage et j'y ajouterai ce qui y manque sur mon dernier sejour au Caire et a Alexandrie. La reconnaissance me fait un devoir de consigner dans ce journal tous les temoignages d'interet que j'ai recus d'Ibrahim-Pacha, et les marques non interrompues de la plus active protection de S.A. Mohammed-Aly, qui, le jour de la fete du roi, a ajoute a toutes ses bontes le present d'un magnifique sabre.

    C'est une tete qui travaille avec activite sur le passe et sur l'avenir: Son Altesse m'a demande un abrege de l'histoire de l'Egypte, et j'ai redige un petit memoire, selon ses vues, qui parait l'avoir vivement interesse; je lui ai remis aussi une note detaillee qui a pour objet la conservation des monuments principaux de l'Egypte et de la Nubie. J'espere que ces deux memoires porteront leur fruit.

    Je ne saurais dire assez haut tout ce dont je suis redevable aux soins et a l'affection de M. Mimaut, notre consul general; c'est un homme parfait, qui m'est alle au coeur, et n'en sortira jamais. J'ai recommande de nouveau a ses bontes MM. Lhote, Lehoux et Bertin, qui restent apres moi a Alexandrie pour terminer leur panorama du Caire et faire les portraits du vice-roi et d'Ibrahim, son fils, qui l'ont desire.

    Le magnifique sarcophage, le grand bas-relief du tombeau de Menephtha, toutes mes caisses contenant les steles, momies et autres objets destines au Musee, sont charges sur l'Astrolabe; j'espere que la douane epargnera ces proprietes nationales, et que je ne serai pas oblige de deballer vingt ou trente caisses qui nous ont deja coute tant de peine. Ce qu'il faudrait obtenir encore, c'est d'eviter le transbordement de ces monuments, et que M. de Verninac soit charge de conduire le chargement de l'Astrolabe dans le port du Havre aussitot que la saison le permettra, vers les premiers jours de mars, je pense, pour etre en avril au Havre, d'ou un chaland emporterait le tout par la Seine devant le Louvre. Par ce moyen fort simple et pour lequel il suffira d'un ordre de M. le ministre de la marine, on ne compromettrait pas, par deux ou trois transbordements, la conservation de ces richesses monumentales, qui serviront a completer les salles basses du Musee.

    Apres ma sortie de quarantaine, je resterai trois jours a Toulon, j'en passerai quatre a Marseille, d'ou je me rendrai a Aix, pour etudier les papyrus de M. Sallier. Ce sera une petite seance egyptienne, et j'espere en reprendre l'habitude journaliere a Paris; c'est un sort, et je m'y resigne sans peine.... Adieu.

    VINGT-SIXIEME LETTRE

    Au lazaret de Toulon, le 26 decembre 1829.

    A M. le baron DE LA BOUILLERIE, intendant general de la maison du roi.

    MONSIEUR LE BARON,

    Mon premier devoir, en touchant la terre de France, est de renouveler l'expression de toute ma gratitude a la main protectrice qui, secondant les hautes vues du roi pour l'avancement des etudes historiques, m'a genereusement fourni les moyens d'accomplir la serie des recherches que la science montrait encore a faire dans l'Egypte entiere et sur le sol de la Nubie. Je me suis efforce, par mon complet devouement a l'importante entreprise que vous m'avez mis a meme d'executer, de ne point rester au-dessous d'une si noble tache et de justifier de mon mieux les esperances que les savants de l'Europe ont bien voulu attacher a mon voyage.

    L'Egypte a ete parcourue pas a pas, et j'ai sejourne partout ou le temps avait laisse subsister quelques restes de la splendeur antique; chaque monument est devenu l'objet d'une etude speciale; j'ai fait dessiner tous les bas-reliefs et copier toutes les inscriptions qui pouvaient fournir des lumieres sur l'etat primitif d'une nation dont le vieux nom se mele aux plus anciennes traditions ecrites.

    Les materiaux que j'ai recueillis ont surpasse mon attente. Mes portefeuilles sont de la plus grande richesse, et je me crois permis de dire que l'histoire de l'Egypte, celle de son culte et des arts qu'elle a cultives ne sera bien connue et justement appreciee qu'apres la publication des dessins qui sont le fruit de mon voyage.

    Je me suis fait un devoir de consacrer toutes les economies qu'il m'a ete possible de realiser a des fouilles executees a Memphis, a Thebes, etc., pour enrichir le musee Charles X de nouveaux monuments; j'ai ete assez heureux pour reunir une foule d'objets qui completeront diverses series du musee egyptien du Louvre; et j'ai enfin reussi, apres bien des doutes, a faire l'acquisition du plus beau et du plus precieux sarcophage qui soit encore sorti des catacombes egyptiennes. Aucun musee de l'Europe ne possede un si bel objet d'art egyptien. J'ai reuni aussi une collection d'objets choisis d'un tres-grand interet, parmi lesquels se trouve une statuette de bronze d'un travail exquis, entierement incrustee en or, et representant une reine egyptienne de la dynastie des Bubastites. C'est le plus bel objet connu de ce genre.

    Je me haterai, autant que l'obligation de la quarantaine et l'etat de ma sante pourront me le permettre, de me rendre a Paris le plus tot possible, afin d'avoir l'honneur de mettre sous vos yeux, Monsieur le baron, tous les resultats de mon voyage. Je m'estimerais heureux si vous vouliez bien voir en eux une marque de mon zele pour le service du roi, et en meme temps une preuve de la vive reconnaissance et du respectueux devouement avec lesquels j'ai l'honneur d'etre, Monsieur le baron, votre, etc.

    VINGT-SEPTIEME LETTRE

    Toulon, le 26 decembre 1829.

    A M. le vicomte SOSTHENES DE LAROCHEFOUCAUD, directeur du departement des Beaux-Arts de la maison du roi.

    MONSIEUR LE VICOMTE,

    J'ai l'honneur de vous faire part de mon arrivee en France, sur le batiment du roi l'Astrolabe, entre hier au soir en rade apres une traversee de dix-neuf jours, et je m'empresse de porter en meme temps a votre connaissance les heureux resultats de mon voyage.

    Sous le rapport des recherches scientifiques qui en etaient l'objet principal, mes esperances ont ete pour ainsi dire surpassees; la richesse de mes portefeuilles ne laisse rien a desirer, et les dessins qu'ils renferment, eclaircissant une foule de points historiques, donnent en meme temps des lumieres du plus piquant interet sur les formes de la civilisation egyptienne jusque dans ses plus petits details. J'ai recueilli enfin des notions certaines pour l'histoire generale des beaux-arts, et en particulier pour celle de leur transmission de l'Egypte a la Grece.

    C'etait un devoir pour moi de m'efforcer d'enrichir la division egyptienne du musee royal de divers genres de monuments qui lui manquent, et de ceux qui peuvent completer les belles series qu'il renferme deja. Je n'ai rien epargne pour atteindre ce but; tout ce que j'ai pu economiser sur les fonds que la maison du roi et divers ministeres avaient bien voulu m'accorder pour mon voyage, a ete employe a des fouilles et a des acquisitions de monuments egyptiens de toute espece, destines au musee Charles X. J'ai fait scier a grand' peine et tirer du fond d'une des catacombes royales de Thebes un tres-grand bas-relief conservant encore presque toute sa peinture antique. Ce superbe morceau, provenant du tombeau du pere de Sesostris, pourra seul donner une juste idee de la somptuosite et de la magnificence des sepultures pharaoniques. J'ai aussi acquis un monument du premier ordre: c'est un sarcophage en basalte vert, couvert de sculptures d'une admirable finesse d'execution, et du plus haut interet mythologique; cette piece, la plus belle de ce genre qu'on ait decouverte jusqu'ici, appartenait a Mahmoud-Bey, ministre de la guerre de S.A. le vice-roi d'Egypte.

    Tous les objets destines au musee ont ete embarques a bord de l' Astrolabe et sont arrives avec moi a Toulon; il ne s'agit plus que de leur transport au musee royal; et comme il importe extremement a la conservation du sarcophage, des bas-reliefs et de quelques peintures antiques, d'eviter le plus possible toute espece de deplacement, il serait tres-desirable que la corvette l'Astrolabe, sur laquelle sont embarques ces objets precieux, fut chargee de les transporter de Toulon au Havre aussitot que la mer sera tenable. En obtenant cette decision du ministre de la marine, vous assureriez a la fois, Monsieur le vicomte, la conservation de ces monuments et leur arrivee a Paris vers le 1er avril, epoque ou il est indispensable de les recevoir pour achever enfin l'arrangement des salles basses du musee egyptien.

    D'un autre cote, j'expedierai a Paris, par le roulage, huit a dix caisses contenant divers objets de petites proportions et qui peuvent supporter sans inconvenient le transport par terre. Les autres arriveraient par mer avec les grands objets.

    Permettez-moi, Monsieur le vicomte, de vous prier de hater la decision de M. le ministre de la marine relativement a l'envoi de la corvette l'Astrolabe au Havre, ou elle deposerait les antiquites appartenant au musee royal, afin que je puisse, en sortant de quarantaine, prendre pour leur surete toutes les mesures convenables.

    Je terminerai cette lettre en renouvelant ici l'expression de toute ma gratitude pour votre active bienveillance, a laquelle je dois attribuer en grande partie le succes de mon voyage; veuillez agreer en meme temps l'hommage du respectueux et entier devouement avec lequel j'ai l'honneur d'etre, Monsieur le vicomte, votre, etc.

    VINGT-HUITIEME LETTRE

    En rade de Toulon, le 14 janvier 1830.

    C'est aujourd'hui que je comptais recouvrer ma liberte, perdre mon titre de pestifere, dire adieu au lazaret et bonjour aux rues d'une ville francaise. Le conseil de sante en a juge autrement; considerant que l'Astrolabe, avant de nous prendre a Alexandrie, etait allee mettre M. de Malivoir, consul d'Alep, a Latakie, sur la cote de Syrie, ou un canot l'avait depose, l'Astrolabe ayant ensuite mis a la voile pour retourner en Egypte, ledit conseil a augmente notre quarantaine de dix jours de plus, en nous considerant comme provenance brute. Cette decision malencontreuse aura son cours, parce que ces messieurs l'ont juge ainsi selon leur bon plaisir. L'Egypte, depuis cinq ans, n'a pas vu de peste; l'etat sanitaire de Latakie etait parfait; le canot seul avait touche terre; quarante jours et plus s'etaient ecoules, a notre entree en rade de Toulon, depuis le depart de l'Astrolabe de devant Latakie; aucune maladie ne s'etait montree a bord; vingt autres jours de quarantaine a Toulon, expires hier 13, ajoutes aux quarante precedents, donnent deux mois d'epreuve a la sante de l'equipage; et quand meme, on en exige encore dix de plus! Le plus plaisant, s'il y a le mot pour rire dans un tel acte, c'est que le brick l'Eclipse, avec les officiers et les passagers duquel nous avons vecu tous les jours bras dessus bras dessous a Alexandrie, est arrive trois jours avant nous a Toulon, et n'a ete soumis qu'a vingt jours de quarantaine. Si nous avions la peste, les personnes de l'Eclipse doivent l'avoir prise de nous; s'ils sont declares sains, c'est que nous le sommes nous-memes. Tout cela ne m'a pas semble tres-rationnel, surtout quand il en resulte un supplement de quarantaine.

    Je vais ecrire a M. le duc de Blacas, puisqu'il est de retour a Paris. J'espere qu'il aura recu les deux lettres que je me suis fait un devoir de lui adresser, la premiere de Thebes, en remontant le Nil, et la seconde apres avoir quitte la seconde cataracte; je donne dans celle-ci une idee generale de mes conquetes historiques en Nubie, et c'est a M. le duc de Blacas que j'en devais le premier hommage.

    Cette lettre-ci te parviendra par M. le ministre de la marine, auquel je viens d'adresser quelques renseignements importants qu'il m'a demandes au sujet du transport de l'obelisque de Louqsor. Dieu veuille que cette belle entreprise s'acheve! cela serait glorieux pour tous et pour tout.

    Rien de plus. Le lazaret est le pays de l'uniformite. Ma sante et celle de Salvador sont excellentes, malgre les vents, la pluie et la neige, et l'impossibilite d'avoir du feu a bord; mais je passe une partie de la journee dans une mauvaise chambre du lazaret, ou je puis faire du feu. Quelle opposition que ce mortel hiver avec nos cinquante degres d'Ibsamboul! Vous n'etes pas mieux traites a Paris, et j'en grelotte d'avance; mais enfin ce sera a Paris.... Adieu.

    VINGT-NEUVIEME LETTRE

    Aix, le 29 janvier 1830.

    Me voici etabli chez le bon M. Sallier, et gardant le coin du feu pour me soustraire au froid piquant qui se fait encore sentir dans ce beau climat de Provence. Je m'effraye de l'idee seule de monter subitement vers le nord et m'ensevelir dans les brouillards de la Seine. Jusqu'ici, la goutte a bien voulu m'epargner sa visite habituelle du premier jour de l'an; quelques petites douleurs sourdes m'avertissent qu'elle arrivera a la premiere humidite qui me saisira.

    Je suis sorti de la maudite quarantaine le 23 du courant, et n'ai passe que deux jours a Toulon avec M. Drovetti, qui, ayant appris que j'etais en quarantaine, vint m'y voir et prolongea son sejour jusqu'a ma sortie definitive. Nous sommes partis tous deux au meme instant, le 26, lui pour l'orient, a Nice, et moi pour l'occident, a Marseille, ou j'arrivai le meme jour d'assez bonne heure; j'y sejournai le 27 et la nuit du 28. J'ai vu tout ce qu'il y a a voir, c'est-a-dire peu de chose en antiquites egyptiennes. Au moment de partir, j'ai recu la lettre de notre ami Dubois, et j'ai traite pour la stele egyptienne de M. Mayer, qui s'est decide a la ceder; il va l'adresser directement au musee royal.

    J'ai certainement grande envie de me voir a Paris; mais les froids rigoureux que vous eprouvez sous ce bienheureux ciel m'epouvantent profondement; aussi suis-je decide a diriger ma route de maniere a ne quitter le soleil du Midi que le plus tard possible, afin de menager les transitions. Je ne prendrai donc pas la route de Lyon, difficile par l'accumulation des neiges, surtout entre Lyon et Paris. J'aurai de la besogne a Aix pour sept a huit jours au moins, sur les papyrus de M. Sallier; je veux les couler a fond, afin de n'etre pas oblige d'y revenir. De la je compte aller a Avignon voir le musee Calvet. Je tournerai sur Nimes pour visiter les nouvelles fouilles; ensuite Montpellier, Narbonne, Toulouse et Bordeaux; je pousserai de la sur Montauban, et a Cahors je prendrai la malle-poste, qui me mettra en deux ou trois jours a Paris.... A Paris donc.

    TRENTIEME LETTRE

    Toulouse, le 18 fevrier 1830.

    Me voici au milieu des troubadours de Toulouse. J'ai fait partir Salvador presque a notre arrivee; il emporte mes gros bagages, contenant les dessins et toutes mes notices et descriptions des monuments; ces precieux documents me serviront d'avant-garde et me precederont de quelques jours a Paris.

    Le papyrus de M. Sallier m'a retenu plus que je ne l'avais pense. Il a fallu prolonger mon sejour, parce que mon excellent hote m'a temoigne l'envie de rester seul possesseur de son livre et le desir que je n'en prisse point de copie; il a donc fallu me contenter de l'etudier a fond. Je ne l'ai quitte qu'apres avoir mis en portefeuille des notes completes sur les parties les plus importantes de ce vieux monument. J'ai reconnu qu'il contient le recit dramatique de la guerre de Sesostris contre les Scythes (Scheta), allies avec la plupart des peuples de l'Asie occidentale. Mais il est extremement piquant d'avoir reconnu aussi que ce meme texte est grave en grands hieroglyphes sur la paroi exterieure sud du palais de Karnac a Thebes; ce texte historique est fort endommage et presque perdu a Karnac, devais-je m'attendre a le retrouver a Aix dans toute son integrite? Le rapprochement de ce double texte me le donnera tout entier.

    Continuant a chercher de la chaleur et le beau soleil du Midi au travers des neiges qui couvrent la Provence, je me suis rendu a Nimes, ou j'ai admire l'amphitheatre, et surtout la Maison carree, qui, dans son etat actuel, est certainement le mieux conserve de tous les monuments romains existants en Europe.

    A Montpellier j'ai retrouve l'excellent M. Fabre, que j'avais connu en Italie; il m'a fait visiter en detail le beau musee de tableaux et la riche bibliotheque dont il a fait don a sa ville natale. C'est une chose merveilleuse qu'une telle reunion.

    Encore des neiges et du froid en quittant Montpellier. Quel demon d'hiver le ciel nous envoie-t-il donc cette annee? J'en souffre beaucoup, et je crains fort de trouver la goutte en arrivant dans l'atmosphere brumeuse de Paris. Cependant il est temps que j'y rentre, et ce sera bientot.... Adieu.

    TRENTE ET UNIEME LETTRE

    Bordeaux, le 2 mars 1830.

    Je me trouve enfin, en tres-bonne sante, dans la belle ville de Bordeaux; je vais en courir les monuments pour achever mon education et finir mes caravanes, car c'est demain, mercredi 3 mars, que je monte dans le courrier, a dix heures du soir, pour arriver enfin a Paris vendredi, a la pointe du jour.

    Nous nous trouverons donc la ou nous nous sommes quittes, il y aura alors vingt mois et vingt jours; ce n'est pas trop pour les resultats que j'ai conquis sur le desert; on m'en saura un jour, peut-etre, quelque gre....

    APPENDICE

    N deg. 1

    NOTICE SOMMAIRE SUR L'HISTOIRE D'EGYPTE, REDIGEE A ALEXANDRIE POUR LE VICE-ROI, ET REMISE A SON ALTESSE AU MOIS DE NOVEMBRE 1829.

    Les premieres tribus qui peuplerent l'EGYPTE, c'est-a-dire la vallee du Nil, entre la cataracte d'Osouan et la mer, venaient de l' Abyssinie ou du Sennaar. Mais il est impossible de fixer l'epoque de cette premiere migration, excessivement antique.

    Les anciens Egyptiens appartenaient a une race d'hommes tout a fait semblables aux Kennous ou Barabras, habitants actuels de la Nubie. On ne retrouve dans les Coptes d'Egypte aucun des traits caracteristiques de l'ancienne population egyptienne. Les Coptes sont le resultat du melange confus de toutes les nations qui, successivement, ont domine sur l'Egypte. On a tort de vouloir retrouver chez eux les traits principaux de la vieille race.

    Les premiers Egyptiens arriverent en Egypte dans l'etat de nomades, et n'avaient point de demeures plus fixes que les Bedouins d'aujourd'hui; ils n'avaient alors ni sciences, ni arts, ni formes stables de civilisation.

    C'est par le travail des siecles et des circonstances que les Egyptiens, d'abord errants, s'occuperent enfin d'agriculture, et s'etablirent d'une maniere fixe et permanente; alors naquirent les premieres villes, qui ne furent, dans le principe, que de petits villages, lesquels, par le developpement successif de la civilisation, devinrent des cites grandes et puissantes. Les plus anciennes villes de l'Egypte furent Thebes (Louqsor et Karnac), Esne, Edfou et les autres villes du Said, au-dessus de Denderah ; l'Egypte moyenne se peupla ensuite, et la Basse-Egypte n'eut que plus tard des habitants et des villes. Ce n'est qu'au moyen de grands travaux executes par les hommes, que la Basse-Egypte est devenue habitable.

    Les Egyptiens, dans les commencements de leur civilisation, furent gouvernes par LES PRETRES. Les pretres administraient chaque canton de l'Egypte sous la direction du GRAND-PRETRE, lequel donnait ses ordres, disait-il, au nom de Dieu meme. Cette forme de gouvernement se nommait theocratie; elle ressemblait, mais bien moins parfaite, a celle qui regissait les Arabes sous les premiers kalifes.

    Ce premier gouvernement egyptien, qui devenait facilement injuste, oppresseur, s'opposa bien longtemps a l'avancement de la civilisation. Il avait divise la nation en trois parties distinctes: 1 deg. LES PRETRES; 2 deg. LES MILITAIRES; 3 deg. LE PEUPLE. Le peuple seul travaillait, et le fruit de toutes ses peines etait devore par les pretres, qui tenaient les militaires a leur solde et les employaient a contenir le reste de la population.

    Mais il arriva une epoque ou les soldats se lasserent d'obeir aveuglement aux pretres. Une revolution eclata, et ce changement, heureux pour l'Egypte, fut opere par un militaire nomme Menei, qui devint le chef de la nation, etablit le gouvernement royal et transmit le pouvoir a ses descendants en ligne directe.

    Les anciennes histoires d'Egypte font remonter l'epoque de cette revolution a six mille ans environ avant l'islamisme.

    Des ce moment, le pays fut gouverne par des ROIS, et le gouvernement devint plus doux et plus eclaire, car le pouvoir royal trouva un certain contre-poids dans l'influence que conservait necessairement la classe des pretres, reduite alors a son veritable role, celui d'instruire et d'enseigner en meme temps les lois de la morale et les principes des arts. THEBES resta la capitale de l'Etat; mais le roi Menei et son fils et successeur ATHOTHI jeterent les fondements de MEMPHIS, dont ils firent une ville forte et leur seconde capitale. Elle exista a peu de distance du Nil, et on a trouve ses ruines dans les villages de Menf, Mokhnan, et surtout de Mit-Rhahineh. Les anciens historiens arabes nommerent Memphis, Mars-el-Qadimeh, pour la distinguer de Mars-el-Atiqeh ( Fosthath ou le vieux Caire) et de Mars-el-Qaherah (le Caire), la capitale actuelle.

    Une tres-longue suite de rois succeda a Menei; diverses familles occuperent le trone, et la civilisation se developpa de siecle en siecle. C'est sous la IIIe dynastie que furent baties les pyramides de Dahschour et de Sakkarah, les plus anciens monuments dans le monde connu. Les pyramides de Ghizeh sont les tombeaux des trois premiere rois de la Ve dynastie, nommes Souphi Ier, Sensaouphi et Mankheri. Autour d'elles s'elevent de petites pyramides et des tombeaux, construits en grandes pierres, qui ont servi de sepultures aux princes de la famille de ces anciens rois. Sous ces dynasties ou familles regnantes qui se succederent les unes aux autres, les sciences et les arts naquirent et se developperent graduellement. L'Egypte etait deja puissante et forte; elle executa meme plusieurs grandes entreprises militaires au dehors, notamment sous des rois nommes Sesokhris, Ameneme et Amenemof; mais les monuments de ces rois n'existent plus, et l'histoire n'a conserve aucun detail sur leurs grandes actions, parce qu'apres le regne de ces princes un grand bouleversement changea la face de l'Asie; des peuples barbares firent une invasion en Egypte, s'en emparerent et la ravagerent en detruisant tout sur leur passage; Thebes fut ruinee de fond en comble.

    Cet evenement eut lieu environ 2800 ans avant l'islamisme. Une partie de ces Barbares s'etablit en Egypte et tyrannisa le pays pendant plusieurs siecles. La civilisation premiere egyptienne fut ainsi arretee et detruite par ces etrangers, qui ruinerent l'Etat par leurs exactions et leurs rapines, en faisant disparaitre par la misere une partie de la population locale. Ces Barbares ayant elu un d'entre eux pour chef, il prit aussi le titre de Pharaon, qui etait le nom par lequel on designait dans ce temps-la tous les rois d'Egypte.

    C'est sous le quatrieme de ces chefs etrangers que Ioussouf, fils de Iakoub, devint premier ministre et attira en Egypte la famille de son pere, qui forma ainsi la souche de la nation juive.

    Avec le temps, diverses parties de l'Egypte superieure s'affranchirent du joug des etrangers, et a la tete de cette resistance parurent des princes descendants des rois egyptiens que les Barbares avaient detrones. L'un de ces princes, nomme Amosis, rassembla enfin assez de forces pour attaquer les etrangers jusque dans la Basse-Egypte, ou ils etaient le plus solidement etablis, au moyen des places de guerre, parmi lesquelles on comptait en premiere ligne Aouara, immense campement fortifie qui exista dans l'emplacement actuel d'Abou-Kecheid; du cote de Salakieh.

    Les exploits militaires d'Amosis delivrerent l'Egypte de la tyrannie des Barbares. Il les chassa de Memphis, dont ils avaient fait leur capitale, et les contraignit de se renfermer tous dans la grande place d'armes d'Aouara, dont le siege fut commence. Amosis etant mort sur ces entrefaites, son fils Amenof continua le blocus et forca les etrangers a une capitulation en vertu de laquelle ils evacuerent l'Egypte pour se jeter sur la Syrie, ou s'etablirent quelques-unes de leurs tribus.

    Amenof, le premier de ce nom, reunit ainsi toute l'Egypte sous sa domination et releva le trone des Pharaons, c'est-a-dire des rois de race egyptienne. C'etait le chef de la XVIIIe dynastie. Son regne entier et celui de ses trois premiers successeurs, Thouthmosis Ier, Thouthmosis II et Meris-Thouthmosis III, furent consacres a reconstituer en Egypte un gouvernement regulier et a relever la nation ecrasee par les longues annees de la servitude etrangere.

    Les Barbares avaient tout detruit, tout etait par consequent a reconstruire. Ces grands rois n'epargnerent rien pour relever l'Egypte de son abaissement; l'ordre fut retabli dans tout le royaume; les canaux furent recreuses; l'agriculture et les arts, encourages et proteges, ramenerent l'abondance et le bien-etre parmi les sujets, ce qui accrut et perpetua les richesses du gouvernement. Bientot les villes furent reconstruites; les edifices consacres a la religion se releverent de toutes parts, et plusieurs des monuments qu'on admire encore sur les bords du Nil appartiennent a cette interessante epoque de la restauration de l'Egypte par la sagesse de ses rois. De ce nombre sont les monuments de Semne et d'Amada, en Nubie, et plusieurs de ceux de Karnac et de Medinet-Habou, qui sont de beaux ouvrages de Thouthmosis Ier ou de Thouthmosis III, qu'on appelait aussi Meris.

    Ce roi, qui a fait executer les deux obelisques d'Alexandrie, est celui de tous les Pharaons qui opera les plus grandes choses. C'est a lui que l'Egypte doit l'existence du grand lac de Fayoum. Par les immenses travaux qu'il fit faire, et au moyen de canaux et d'ecluses, ce lac devint un reservoir qui servait a entretenir, pour tout le pays inferieur, un equilibre perpetuel entre les inondations du Nil insuffisantes et les inondations trop fortes. Ce lac portait autrefois le nom de lac Meris, aujourd'hui Birket-Karoun.

    Ces rois, et quelques-uns de leurs successeurs, paraissent avoir conserve, dans toute sa plenitude, le pouvoir royal qu'ils avaient arrache aux chefs des Barbares; mais ils n'en userent qu'a l'avantage du pays; ils s'en servirent pour corriger et reconstituer la societe corrompue par l'esclavage, et pour replacer l'Egypte au premier rang politique qui lui appartenait au milieu des nations environnantes.

    Quelques peuples de l'Asie avaient deja atteint a cette epoque un certain degre de civilisation, et leurs forces pouvaient menacer le repos de l'Egypte. Meris et ses successeurs prirent souvent les armes et porterent la guerre en Asie ou en Afrique, soit pour etablir la domination egyptienne, soit pour ravager et affaiblir ces Etats et assurer ainsi la tranquillite de la nation egyptienne.

    Parmi ces conquerants, on doit compter Amenof II, fils de Meris, qui rendit tributaire la Syrie et l'ancien royaume de Babylone; Thouthmosis IV, qui envahit l'Abyssinie et le Sennaar ; enfin Amenof III, qui acheva la conquete de l'Abyssinie et fit de grandes expeditions en Asie. Il existe encore des monuments de ce roi; c'est lui qui fit batir le palais de Sohleb, en Haute-Nubie, le magnifique palais de Louqsor, et toute la partie sud du grand palais de Karnac a Thebes. Les deux grands colosses de Kourna sont des statues qui representent cet illustre prince.

    Son fils Horus chatia une revolte d'Abyssins et continua les travaux de son pere; mais deux de ses enfants, qui lui succederent, n'eurent ni la fermete ni le courage de leurs ancetres; ils laisserent se perdre en peu d'annees l'influence que l'Egypte exercait sur les contrees voisines. Mais le roi Menephtha Ier releva la gloire du pays et porta ses armes victorieuses en Syrie, a Babylone, et jusque dans le nord de la Perse.

    A sa mort, les peuples soumis s'etaient encore revoltes: Rhamses le Grand, son fils et son successeur, reprit les armes, renouvela toutes les conquetes de son pere, et les etendit jusque dans les Indes; il epuisa les pays vaincus et enrichit l'Egypte des immenses depouilles de l'Asie et de l'Afrique.

    Cet illustre conquerant, connu aussi dans l'histoire sous le nom de Sesostris, fut en meme temps le plus brave des guerriers et le meilleur des princes. Il employa toutes les richesses enlevees aux nations soumises et les tributs qu'il en recevait a l'execution d'immenses travaux d'utilite publique; il fonda des villes nouvelles, tacha d'exhausser le terrain de quelques-unes, environna une foule d'autres de forts terrassements pour les mettre a couvert de l'inondation du fleuve; il creusa de nouveaux canaux, et c'est a lui qu'on attribue la premiere idee du canal de jonction du Nil a la mer Rouge; il couvrit enfin l'Egypte de constructions magnifiques, dont un tres-grand nombre existent encore: ce sont les monuments d' Ibsamboul, Derri, Guirche-Hanan et Ouadi-Esseboua, en Nubie; et en Egypte, ceux de Kourna, d'El-Medineh, pres de Kourna, une portion du palais de Louqsor, et enfin la grande salle a colonnes du palais de Karnac, commence par son pere. Ce dernier monument est la plus magnifique construction qu'ait jamais elevee la main des hommes.

    Non content d'orner l'Egypte d'edifices aussi somptueux, il voulut assurer le bonheur de ses habitants, et publia des lois nouvelles; la plus importante fut celle qui rendit a toutes les classes de ses sujets le droit de propriete dans toute sa plenitude. Il se demit ainsi du pouvoir absolu que ses ancetres avaient conserve apres l'expulsion des Barbares. Ce bienfait immortalisa son nom, qui fut toujours venere tant qu'il exista un homme de race egyptienne connaissant l'ancienne histoire de son pays. C'est sous le regne de Rhamses le Grand, ou Sesostris, que l'Egypte arriva au plus haut point de puissance politique et de splendeur interieure.

    Le Pharaon comptait alors au nombre des contrees qui lui etaient soumises ou tributaires: 1 deg. l'Egypte, 2 deg. la Nubie entiere, 3 deg. l'Abyssinie, 4 deg. le Sennaar, 5 deg. une foule de contrees du midi de l'Afrique, 6 deg. toutes les peuplades errantes dans les deserts de l'orient et de l'occident du Nil, 7 deg. la Syrie, 8 deg. l' Arabie, dans laquelle les plus anciens rois avaient des etablissements, un, entre autres, pres de la vallee de Pharaon, et aux lieux nommes aujourd'hui Djebel-el-Mokatteb, el Magara, Sabouth-el-Kadim, ou paraissent avoir existe des fonderies de cuivre;

    9 deg. Les royaumes de Babylone et de Ninive (Moussoul);

    10 deg. Une grande partie de l'Anatolie ou Asie Mineure;

    11 deg. L'ile de Chypre et plusieurs iles de l'Archipel;

    12 deg. Plusieurs royaumes formant alors le pays qu'on appelle aujourd'hui la Perse.

    Alors existaient des communications suivies et regulieres entre l'empire egyptien et celui de l'Inde. Le commerce avait une grande activite entre ces deux puissances, et les decouvertes qu'on fait journellement dans les tombeaux de Thebes, de toiles de fabrique indienne, de meubles en bois de l'Inde et de pierres dures taillees, venant certainement de l'Inde, ne laissent aucune espece de doute sur le commerce que l'ancienne Egypte entretenait avec l'Inde a une epoque ou tous les peuples europeens et une grande partie des Asiatiques etaient encore tout a fait barbares. Il est impossible, d'ailleurs, d'expliquer le nombre et la magnificence des anciens monuments de l'Egypte, sans trouver dans l'antique prosperite commerciale de ce pays la principale source des enormes richesses depensees pour les produire. Ainsi, il est bien demontre que Memphis et Thebes furent le premier centre du commerce avant que Babylone, Tyr, Sidon, Alexandrie, Tadmour (Palmyre) et Bagdhad, villes toutes du voisinage de l'Egypte, heritassent successivement de ce bel et important privilege.

    Quant a l'etat interieur de l'EGYPTE a cette grande epoque, tout prouve que la police, les arts et les sciences y etaient portes a un tres-haut degre d'avancement.

    Le pays etait partage en trente-six provinces ou gouvernements administres par divers degres de fonctionnaires, d'apres un code complet de lois ecrites.

    La population s'elevait en totalite a cinq millions au moins et a sept millions au plus. Une partie de cette population, specialement vouee a l'etude des sciences et aux progres des arts, etait chargee en outre des ceremonies du culte, de l'administration de la justice, de l'etablissement et de la levee des impots invariablement fixes d'apres la nature et l'etendue de chaque portion de propriete mesuree d'avance, et de toutes les branches de l'administration civile. C'etait la partie instruite et savante de la nation; on la nommait la caste sacerdotale. Les principales fonctions de cette caste etaient exercees ou dirigees par des membres de la famille royale.

    Une autre partie de la nation egyptienne etait specialement destinee a veiller au repos interieur et a la defense exterieure du pays. C'est dans ces familles nombreuses, dotees et entretenues aux frais de l'Etat, et qui formaient la caste militaire, que s'operaient les conscriptions et les levees de soldats; elles entretenaient regulierement l'armee egyptienne sur le pied de 180,000 hommes. La premiere, mais la plus petite, des divisions de cette armee, etait exercee a combattre sur des chars a deux chevaux, c'etait la cavalerie de l'epoque (la cavalerie proprement dite n'existait point alors en Egypte); le reste formait des corps de fantassins de differentes armes, savoir: les soldats de ligne, armes d'une cuirasse, d'un bouclier, d'une lance et de l'epee; et les troupes legeres, les archers, les frondeurs et les corps armes de haches ou de faux de bataille. Les troupes etaient exercees a des manoeuvres regulieres, marchaient et se mouvaient en ligne par legions et par compagnies; leurs evolutions s'executaient au son du tambour et de la trompette.

    Le roi deleguait pour l'ordinaire le commandement des differents corps a des princes de sa famille.

    La troisieme classe de la population formait la caste agricole. Ses membres donnaient tous leurs soins a la culture des terres, soit comme proprietaires, soit comme fermiers; les produits leur appartenaient en propre, et on en prelevait seulement une portion destinee a l'entretien du roi, comme a celui des castes sacerdotale et militaire; cela formait le principal et le plus certain des revenus de l'Etat.

    D'apres les anciens historiens, on doit evaluer le revenu annuel des Pharaons, y compris les tributs payes par les nations etrangeres, au moins de six a sept cents millions de notre monnaie.

    Les artisans, les ouvriers de toute espece, et les marchands, composaient la quatrieme classe de la nation; c'etait la caste industrielle, soumise a un impot proportionnel, et contribuant ainsi par ses travaux a la richesse comme aux charges de l'Etat. Les produits de cette caste eleverent l'Egypte a son plus haut point de prosperite. Tous les genres d'industrie furent en effet pratiques par les anciens Egyptiens, et leur commerce avec les autres nations plus ou moins avancees, qui formaient le monde politique de cette epoque, avait pris un grand developpement.

    L'Egypte faisait alors du superflu de ses produits en grains un commerce regulier et fort etendu. Elle tirait de grands profits de ses bestiaux et de ses chevaux. Elle fournissait le monde de ses toiles de lin et de ses tissus de coton, egalant en perfection et en finesse tout ce que l'industrie de l'Inde et de l'Europe execute aujourd'hui de plus parfait. Les metaux, dont l'Egypte ne renferme aucune mine, mais qu'elle tirait des pays tributaires ou d'echanges avantageux avec les nations independantes, sortaient de ses ateliers travailles sous diverses formes et changes soit en armes, en instruments, en ustensiles, soit en objets de luxe et de parure recherches a l'envi par tous les peuples voisins. Elle exportait annuellement une masse considerable de poterie de tout genre, ainsi que les innombrables produits de ses ateliers de verrerie et d'emaillerie, arts que les Egyptiens avaient portes au plus haut point de perfection. Elle approvisionnait enfin les nations voisines de papyrus ou papier forme des pellicules interieures d'une plante qui a cesse d'exister depuis quelques siecles en Egypte; les anciens Arabes la nommaient berd; elle croissait principalement dans les terrains marecageux, et sa culture etait une source de richesse pour ceux qui habitaient les rives des anciens lacs de Bourlos et de Menzaleh ou Tennis.

    Les Egyptiens n'avaient point un systeme monetaire semblable au notre. Ils avaient pour le petit commerce interieur une monnaie de convention; mais pour les transactions considerables, on payait en anneaux d'or pur, d'un certain poids et d'un certain diametre, ou en anneaux d'argent d'un titre et d'un poids egalement fixes.

    Quant a l'etat de la marine a cette ancienne epoque, plusieurs notions essentielles nous manquent encore. L'Egypte avait une marine militaire, composee de grandes galeres, marchant a la fois a la rame et a la voile. On doit presumer que la marine marchande avait pris un certain essor, quoiqu'il soit a peu pres certain que le commerce et la navigation de long cours etaient faits, en qualite de courtiers, par un petit peuple tributaire de l'Egypte, et dont les principales villes furent Sour, Saide, Beirouth et Acre.

    Le bien-etre interieur de l'Egypte etait fonde sur le grand developpement de son agriculture et de son industrie; on decouvre a chaque instant, dans les tombeaux de Thebes et Sakkarah, des objets d'un travail perfectionne, demontrant que ce peuple connaissait toutes les aisances de la vie et toutes les jouissances du luxe. Aucune nation ancienne ni moderne n'a porte plus loin que les vieux Egyptiens la grandeur et la somptuosite des edifices, le gout et la recherche dans les meubles, les ustensiles, le costume et la decoration. Telle fut l'Egypte a son plus haut periode de splendeur connu. Cette prosperite date de l'epoque des derniers rois de la XVIIIe dynastie, a laquelle appartient RHAMSES LE GRAND ou Sesostris; les sages et nombreuses institutions de ce souverain terrible a ses ennemis, doux et modere envers ses sujets, en assurerent la duree.

    Ses successeurs jouirent en paix du fruit de ses travaux et conserverent en grande partie ses conquetes, que le quatrieme d'entre eux, nomme Rhamses-Meiamoun, prince guerrier et ambitieux, etendit encore davantage; son regne entier fut une suite d'entreprises heureuses contre les nations les plus puissantes de l'Asie. Ce roi batit le beau palais de Medinet-Habou (a Thebes), sur les murailles duquel on voit encore sculptees et peintes toutes les campagnes de ce Pharaon en Asie, les batailles qu'il a livrees sur terre ou sur mer, le siege et la prise de plusieurs villes, enfin les ceremonies de son triomphe au retour de ses lointaines expeditions. Ce conquerant parait avoir perfectionne la marine militaire de son epoque.

    Les Pharaons qui regnerent apres lui firent jouir l'Egypte d'un long repos. Pendant ces temps d'une tranquillite profonde, l'Egypte, tout en laissant s'assoupir l'esprit guerrier et conquerant qui l'avait animee sous les precedentes dynasties, dut necessairement perfectionner son regime interieur et avancer progressivement ses arts et son industrie; mais sa domination exterieure se retrecit de siecle en siecle, a cause des progres de la civilisation qui s'etait effectuee dans plusieurs de ces contrees par leur liaison meme avec l'Egypte, celle-ci ne pouvant plus les contenir sous sa dependance que par un developpement de forces militaires excessif et hors de toute proportion.

    Un nouveau monde politique s'etait en effet forme autour de l'Egypte; les peuples de la Perse, reunis en un seul corps de nation, menacaient deja les grands royaumes unis de Ninive et de Babylone; ceux-ci, visant a depouiller l'Egypte d'importantes branches de commerce, lui disputaient la possession de la Syrie et se servaient des peuples et des tribus arabes pour inquieter les frontieres de leur ancienne dominatrice. Dans ce conflit, les Pheniciens, ces courtiers naturels du commerce des deux puissances rivales, passaient d'un parti a un autre, suivant l'interet du moment. Car cette lutte fut longue et soutenue; il ne s'agissait de rien moins que de l'existence commerciale de l'un ou l'autre de ces puissants empires.

    Les expeditions militaires du Pharaon Chechonk Ier et celles de son fils Osorkon Ier, qui parcoururent l'Asie occidentale, maintinrent, pendant quelque temps, la suprematie de l'Egypte. Elle eut pu jouir longtemps du fruit de ses victoires si une invasion des Ethiopiens (ou Abyssins) n'eut tourne toute son attention du cote du midi. Ses efforts furent inutiles. Sabacon , roi des Ethiopiens, s'empara de la Nubie, et passa la derniere cataracte avec une armee grossie de tous les peuples barbares de l'Afrique. L'Egypte succomba apres une lutte dans laquelle perit son Pharaon Bok-Hor. La domination du conquerant ethiopien fut douce et humaine; il retablit le cours de la justice interrompue par les desordres de l'invasion. Son second successeur, ethiopien comme lui, porta ses armes en Asie et fit une longue expedition dans le nord de l'Afrique. L'histoire dit qu'il en soumit toutes les peuplades jusqu'au detroit de Gibraltar. Le roi nomme TAHARAKA a bati un des petits palais de Mediniet-Habou, encore existant. Mais peu de temps apres lui, la dynastie ethiopienne fut chassee d'Egypte, et une famille egyptienne occupa le trone des Pharaons; ce fut la XXVIe dynastie, appelee saite parce que son chef, STEPHINATHI, etait ne dans la ville de Sai (aujourd'hui Ssa-el-Hagar), en Basse-Egypte.

    Cette dynastie s'etant affermie, voulut relever l'influence de la patrie sur les Etats asiatiques voisins, et ressaisir ainsi la suprematie commerciale. Le roi PSAMHETIK Ier ouvrit aux marchands etrangers le petit nombre de ports que la nature a accordes a l'Egypte, et parmi lesquels on comptait deja celui d'Alexandrie, qui alors n'etait qu'une fort petite bourgade appelee Rakoti.

    Ce Pharaon se lia principalement avec les Ioniens et les Cariens, peuples grecs etablis en Asie; non-seulement il permit aux negociants de ces nations de s'etablir en Egypte, mais il commit l'enorme faute de leur conceder des terres et de prendre a sa solde un corps tres-considerable de troupes ioniennes et cariennes. Les soldats egyptiens qui, comme membres de la caste militaire, avaient seuls le privilege de combattre pour l'Egypte, s'irriterent de ce que le roi confiait la defense du pays a des etrangers et a des barbares fort en arriere encore de la civilisation egyptienne. Psammetik eut, de plus, l'imprudence de donner a ces Grecs les premiers postes de l'armee. L'irritation des soldats egyptiens fut a son comble. Ourdissant un vaste complot, qui embrassa la presque totalite des membres de la caste militaire, plus de cent mille soldats egyptiens quitterent spontanement les garnisons ou le roi les avait confines, et, abandonnant leur patrie, passerent les cataractes pour aller se fixer en Ethiopie, ou ils etablirent un Etat particulier.

    Ainsi privee tout a coup de la masse presque entiere de ses defenseurs naturels, l'Egypte dechut rapidement, et la perte de son independance politique devint inevitable.

    Les rois de Babylone, connaissant la plaie incurable de l'Egypte, leur rivale, redoublerent d'efforts. La Syrie devint le theatre perpetuel du conflit sanglant des deux peuples. Neko II, fils de Psammetik 1er, refoula d'abord les Babyloniens ou Assyriens dans leur frontiere naturelle, et chercha des lors a donner de nouvelles voies au commerce, en portant tous ses soins vers la marine; une flotte sortie de la mer Rouge reconnut et explora tout le contour de l'Afrique, doubla le cap le plus meridional, et, faisant voile vers le nord, arriva au detroit de Gibraltar, rentrant ainsi en Egypte par la Mediterranee. Ce roi executa aussi de grands travaux pour le canal de communication entre le Nil et la mer Rouge. La fin de son regne fut malheureuse; le roi de Babylone, Nebucade-Nesar, defit les armees egyptiennes et les chassa de la Phenicie, de la Judee et de la Syrie entiere. Psammetik II, son fils, essaya vainement de ressaisir ces provinces detachees de l'empire egyptien; son successeur OUAPHRE fut plus heureux, il remit sous le joug les peuples de Sour et de Saide, et l'ile de Chypre; mais il echoua en Afrique dans une expedition contre la ville de Cyrene (Grennah). Cette malheureuse campagne porta a son comble l'exasperation de ce qui restait de la caste militaire egyptienne; sa haine contre le Pharaon Ouaphre, qui s'entourait de troupes ioniennes ou grecques, malgre la terrible lecon donnee a son bisaieul Psammetik Ier, eclata tout a coup, et les soldats egyptiens revoltes, mettant la couronne sur la tete d'un courtisan nomme AMASIS, marcherent contre Ouaphre, qui fut vaincu et entierement defait a Mariouth, ou il combattit a la tete de ses troupes etrangeres. Amasis gouverna pendant quarante-deux ans. Son regne fut heureux et paisible; le commerce reprit un grand essor et les richesses affluaient en Egypte, non qu'elle fut forte par elle-meme, non qu'elle eut reconquis par les armes son influence au dehors, mais parce que dans ce temps-la les rois de Babylone cessaient de menacer l'Egypte pour resister aux peuples de la Perse, reunis sous un seul chef, Cyrus, qui attaqua impetueusement l'Assyrie et en fit graduellement la conquete, terminee par la prise et l'asservissement de Babylone.

    Des ce moment, Amasis previt la fin prochaine de la monarchie egyptienne. La derniere guerre civile avait affaibli ce qui restait de l'annee nationale, presque entierement desorganisee par l'impolitique de ses predecesseurs; il ne pouvait compter sur la fidelite des troupes grecques, qu'il avait retenues aussi a sa solde. Mais, heureux en ce qui le touchait personnellement, Amasis mourut apres un regne prospere, au moment meme ou les armees persanes s'ebranlaient pour fondre sur l'Egypte.

    A peine monte sur le trone que lui laissait son pere, Psammetik III nomme aussi Psammenis dut courir a Peluse (Thineh ou Farama), la plus forte des places de l'Egypte du cote de la Syrie; la il rassembla tout ce qui lui restait de la caste militaire egyptienne et les troupes etrangeres qu'il avait a sa solde; les Perses, sous la conduite de leur roi Cambyse, fils de Cyrus, favorises par les Arabes, traversent sans obstacle le desert qui separe la Syrie de l'Egypte; et cette immense armee se rangea en face des Egyptiens, campes sous les murs de Peluse.

    Le combat fut long et terrible; a la chute du jour les Egyptiens plierent, accables sous le nombre; Cambyse vainquit, et l'independance nationale de l'Egypte fut a jamais perdue.

    Les Perses poursuivirent leurs succes et prirent Memphis d'assaut; cette capitale fut livree au pillage; la nation persane, encore barbare, porta de tous cotes la destruction et la mort. Thebes fut saccagee, ses plus beaux monuments demolis ou devastes; la population, courbee sous un joug tyrannique, fut livree a la discretion des satrapes ou gouverneurs etablis pour les rois de Perse. Les arts et les sciences disparurent presque entierement de ce sol qui les avait vus naitre.

    Quelques chefs egyptiens, pleins de courage, arracherent momentanement leur patrie a la servitude; mais leurs genereux efforts s'epuiserent bientot contre la puissance toujours croissante de l'empire persan.

    Ce fut Alexandre (Iskander) qui, a la tete d'une armee de Grecs, renversa la domination des Perses en Asie, et l'Egypte respira enfin sous ce nouveau maitre. A la mort de ce grand homme, qui avait fonde la ville d'Alexandrie, parce que cette position geographique semblait appelee a devenir le centre du commerce du monde, les generaux grecs partagerent ses conquetes. Ptolemee, l'un d'eux, se declara roi d'Egypte, et fut le chef de la dynastie grecque, qui gouverna l'Egypte pendant pres de trois siecles.

    Sous ces rois, qui tous ont porte le nom de Ptolemee, la ville d'Alexandrie accomplit les previsions d'Alexandre. Elle devint l'entrepot du commerce de l'Asie et de l'Afrique entiere avec l'Europe, qui alors comptait un assez grand nombre de nations civilisees. Mais les debauches et la tyrannie des derniers rois grecs preparerent la chute de leur domination.

    Cette famille fut detronee par CESAR AUGUSTE, empereur des Romains, et l'Egypte, perdant pour toujours le nom meme de nation, devint une simple province de l'empire romain et fut gouvernee par un prefet. Des ce moment, elle suivit la bonne et la mauvaise fortune de l'empire dont elle dependait, jusqu'a ce que les Arabes musulmans en firent la conquete au nom du calife OMAR, sous la conduite de son general Amrou Ebn-el-As.

           * * * * *

    N deg. II.

    NOTE REMISE AU VICE-ROI POUR LA CONSERVATION DES MONUMENTS DE L'EGYPTE.

    Alexandrie, novembre 1829.

    Parmi les Europeens qui visitent l'Egypte, il en est, annuellement, un tres-grand nombre qui, n'etant amenes par aucun interet commercial, n'ont d'autre desir ou d'autre motif que celui de connaitre par eux-memes et de contempler les monuments de l'ancienne civilisation egyptienne, monuments epars sur les deux rives du Nil, et que l'on peut aujourd'hui admirer et etudier en toute surete, grace aux sages mesures prises par le gouvernement de Son Altesse.

    Le sejour plus ou moins prolonge que ces voyageurs doivent faire, necessairement, dans les diverses provinces de l'Egypte et de la Nubie, tourne a la fois au profit de la science qu'ils enrichissent de leurs observations, et a celui du pays lui-meme, par leurs depenses personnelles, soit pour les travaux qu'ils font executer, soit pour satisfaire leur active curiosite, soit meme encore pour l'acquisition de divers produits de l'art antique.

    Il est donc du plus haut interet, pour l'Egypte elle-meme, que le gouvernement de Son Altesse veille a l'entiere conservation des edifices et monuments antiques, l'objet et le but principal des voyages qu'entreprennent, comme a l'envi, une foule d'Europeens appartenant aux classes les plus distinguees de la societe.

    Leurs regrets se joignent deja a ceux de toute l'Europe savante, qui deplore amerement la destruction entiere d'une foule de monuments antiques, demolis totalement depuis peu d'annees, sans qu'il en reste la moindre trace. On sait bien que ces demolitions barbares ont ete executees contre les vues eclairees et les intentions bien connues de Son Altesse, et par des agents incapables d'apprecier le dommage que, sans le savoir, ils causaient ainsi au pays; mais ces monuments n'en sont pas moins perdus sans retour, et leur perte reveille, dans toutes les classes instruites, une inquiete et bien juste sollicitude sur le sort a venir des monuments qui existent encore.

    Voici la note nominative de ceux qu'on a recemment detruits:

    1 deg. Tous les monuments de Cheik-Abade; il ne reste plus debout que quelques colonnes de granit;

    2 deg. Le temple d'Aschmounein, l'un des plus beaux monuments de l'Egypte;

    3 deg. Le temple de Kaou-el-Kebir; ici le Nil a autant detruit que les hommes;

    4 deg. Un temple au nord de la ville d'Esne;

    5 deg. Un temple vis-a-vis Esne, sur la rive droite du fleuve;

    6 deg. Trois temples a El-Kab ou El-Eitz;

    7 deg. Deux temples dans l'ile, vis-a-vis la ville d'Osouan, Geziret-Osouan.

    Ce qui fait une perte totale de treize ou quatorze monuments antiques, du nombre desquels trois surtout etaient du plus grand interet pour les voyageurs et les savants.

    Il est donc urgent et de la plus haute importance que les vues conservatrices de Son Altesse etant bien connues de ses agents, ceux-ci les suivent et les remplissent dans toute leur etendue; l'Europe entiere sera reconnaissante des mesures actives que Son Altesse voudra bien prendre pour assurer la conservation des temples, des palais, des tombeaux, et de tous les genres de monuments qui attestent encore la puissance et la grandeur de l'Egypte ancienne, et sont en meme temps les plus beaux ornements de l'Egypte moderne.

    Dans ce but desirable, Son Altesse pourrait ordonner:

    1 deg. Qu'on n'enlevat, sous aucun pretexte, aucune pierre ou brique, soit ornee de sculptures, soit non sculptee, dans les constructions et monuments antiques existant encore dans les lieux suivants, tant de l'Egypte que de la Nubie:

    1 deg. EN EGYPTE:

    San, sur le canal de Moez.—Basse-Egypte. Bahbeit, pres de Samannoud.—Basse-Egypte. Ssa-el-Hagar.—Basse-Egypte. Kasr-Keroun, dans la province de Faioum. Cheik-Abade, pour le peu qui reste. El-Arabah ou Madfoune, au-dessus de Girge. Kefth. Kous, Kourna et environs. Medinet-Habou et environs. Louqsor (El-Oqsour). Karnac et environs. Medamoud. Erment. Taoud, vis-a-vis Erment, sur la rive droite. Esne, Edfou. Koum-Ombou. Osouan, quelques debris. Geziret-Osouan, quelques debris.

    2 deg. EN NUBIE, AU DELA DE LA PREMIERE CATARACTE:

    Geziret-el-Birbe. Geziret-Beghe. Geziret-Sehhele. Deboude. Gkarbi-Dandour. Beit-Ouali, pres de Kalabschi. Kalabschi. Ghirsche-Hassan ou Gerf-Hossein. Dake. Maharraka. Ouadi-Esseboua. Amada ou Amadon. Derri. Ibrim. Ibsamboul ou Abou-Sembil. Ghebel-Addeh. Maschakit. Ouadi-Halfa, quelques debris, sur la rive gauche.

    3 deg. AU DELA LA SECONDE CATARACTE:

    Senneh, Sohleb, Barkal, Assour, Naga, et autres lieux ou existent des monuments antiques jusqu'a la frontiere du Sennaar, ou il n'en existe plus.

    2e Les monuments antiques creuses et tailles dans les montagnes sont tout aussi importants a conserver que ceux qui sont construits en pierres tirees de ces memes montagnes. Il est urgent d'ordonner qu'a l'avenir on ne commette aucun degat dans ces tombeaux, dont les fellahs detruisent les sculptures et les peintures, soit pour se loger ainsi que leurs bestiaux, soit, afin d'enlever quelques petites portions de sculptures pour les vendre aux voyageurs, en defigurant pour cela des chambres entieres. Les principaux points a recommander sont, en particulier, Les grottes (magarah) des montagnes voisines de:

    Sakkarah. Beni-Hassan et environs. Touna-Gebel. El-Tell. Samoun, pres de Manfalouth, El-Eitz ou El-Kab. El-Arabah. Kourna et environs. Biban-el-Molouk, pres de Kourna. Gebel-Selseleh.

    C'est dans les monuments de ce genre qu'ont journellement lieu les plus grandes devastations; elles sont commises par les fellahs, soit pour leur propre compte, soit surtout pour celui des marchands d'antiquites qui les tiennent a leur solde; je sais meme, a n'en pas douter, que des edifices ont ete detruits par ces speculateurs europeens, sur l'espoir de decouvrir quelque objet curieux dans les fondations; mais les grottes sculptees ou peintes, et que l'on decouvre chaque jour a Sakkarah, a El-Arabah, a Kourna, sont a peu pres detruites presque aussitot qu'on en a fait l'ouverture, par l'ignorance et l'avidite des fouilleurs ou de leurs employes. Il serait plus que temps de mettre un terme a ces barbares devastations, qui privent a chaque instant la science de monuments d'un haut interet, et desappointent la curiosite des voyageurs, lesquels, apres tant de fatigues, n'ont souvent ainsi que des regrets a exercer sur la perte de tant de sculptures ou de peintures curieuses.

    En resume, l'interet bien entendu de la science exige, non que les fouilles soient interrompues, puisque la science acquiert chaque jour, par ces travaux, de nouvelles certitudes et des lumieres inesperees, mais qu'on soumette les fouilleurs a un reglement tel que la conservation des tombeaux decouverts aujourd'hui, et a l'avenir, soit pleinement assuree et bien garantie contre les atteintes de l'ignorance ou d'une aveugle cupidite.

           * * * * *

    N deg. III.

    LETTRES ECRITES PAR MOHAMMED, MAMOUR OU PREFET DE TAHTA, A CHAMPOLLION.

    N deg. 1, LETTRE DU MAMOUR.

    Lui (Dieu). le plus cher des amis, le tresor des compagnons, notre ami cheri, le tres-honore, le general, le seigneur, le respectable, que le Dieu tres-haut le conserve.

    Apres la presentation de mes salutations avec le plus vif desir (de vous voir), le but de cet ecrit est: 1 deg. de m'informer de votre glorieuse personne; 2 deg. hier nous convinmes avec Votre Excellence qu'au jour de la date (de cette lettre) nous resterions ensemble, pour nous voir et pour augmenter l'amitie. Au jour de la date, nous fimes les preparatifs convenables; mais nous sommes alles le matin a Terrah pour une affaire, et au retour nous avons vu que vous etiez parti en bonne sante. Par suite de cela, vous avez une dette a acquitter envers nous; mais nos reclamations sont pour l'epoque de votre heureux retour, lorsque nous vous reverrons dans la plus parfaite sante. Vous recevrez Salame et Nicolas (deux serviteurs du mamour, l'un arabe, l'autre grec). Que le Dieu tres-haut vous ramene sains et saufs, et puissions-nous vous revoir eux et Votre Excellence doues de la plus parfaite sante; que le Dieu tres-haut vous conserve.

    Ecrit le 3 de djoumadi premier de l'annee 44 (ou 1244 de l'hegire, 14 novembre 1828 de J.-C.).

    De la part de l'ami Mohammed, mamour de Tahta et de Djerdje.

    N deg. 2. AUTRE LETTRE DU MAMOUR.

    Lui (Dieu).

    O le plus cher des amis, le tresor des compagnons, notre ami cheri, le bey magnifique, que sa vie soit longue.

    Apres vous avoir presente mes salutations avec le plus vif desir de vous voir, l'objet de cet ecrit est: 1 deg. de m'informer de l'etat de votre glorieuse personne, et de votre temperament agreable, elegant et fort; 2 deg. de faire parvenir a Votre Excellence la lettre que vous avez demandee pour Son Excellence notre frere cheri, le mamour d'Esne. Plaise au Dieu tres-haut que vous voyagiez en bonne sante et que vous arriviez de meme. Puissions-nous revoir Votre Excellence comblee de toutes sortes de biens; presentez nos salutations a nos honorables amis qui sont en votre compagnie, et envoyez-nous de vos nouvelles; que le Dieu tres-haut vous conserve. Ecrit le 4 de djomnadi premier, etc.

    Les lettres qu'on vient de lire etaient enfermees dans une enveloppe avec l'adresse suivante:

    “Qu'elle parvienne au plus honorable des amis, au tresor des compagnons, notre ami cheri, le Francais fils de bey, le magnifique, qu'il vive longtemps au sein du bonheur.”

    N deg. 3. LETTRE DE CHAMPOLLION LE JEUNE AU MAMOUR.

    Monsieur cher et unique ami, Monsieur Mohammed-Bey, que le Dieu tres-haut le conserve!

    Apres les salutations precieuses et le grand desir de votre agreable presence, le motif de la presente est que, dans ce moment, nous recevons votre chere lettre, et votre discours m'a rejoui, et je remercie le Ciel de votre sante, dont je desire la continuation, et a laquelle je dois la lettre dont vous m'avez gratifie pour le commandant d'Esne, de laquelle nous vous sommes infiniment oblige. Or, ma presente servira: 1 deg. a m'informer de votre chere sante; 2 deg. si vous desirez des nouvelles de la notre, grace au Ciel, nous sommes parfaitement bien portant, et nous en desirons autant et plus a vous, et nous ne serions jamais en etat de vous manifester le grand chagrin que nous eprouvames de votre separation; mais nous prions le Ciel que, comme il nous a separes, il daigne nous reunir de nouveau, car il est le tres-puissant, et alors, a notre heureux retour, s'il plait a Dieu, et possedant votre chere presence, nous nous acquitterons de ce qui est de notre devoir. Cela et rien de plus. Que Dieu allonge votre vie. Mes salutations a qui vous croirez de convenance.

    Votre ami,

    CHAMPOLLION.

    15 novembre 1828.