Le Mariage Force

Moliere

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  • Scène première.—Sganarelle.
  • Scène II.—Sganarelle, Géronimo.
  • Scène III.—Sganarelle.
  • Scène IV.—Dorimène, Sganarelle.
  • Scène V.—Géronimo, Sganarelle.
  • Scène VI.—Pancrace, Sganarelle.
  • Scène VII.—Sganarelle.
  • Scène VIII.—Marphurius, Sganarelle.
  • Scène IX.—Sganarelle.
  • Scène X.—Deux Égyptiennes, Sganarelle.
  • Scène XI.—Sganarelle.
  • Scène XII.—Dorimène, Lycaste, Sganarelle, retiré dans un coin du théâtre sans être vu.
  • Scène XIII.—Sganarelle.
  • Scène XIV.—Alcantor, Sganarelle.
  • Scène XV.—Sganarelle.
  • Scène XVI.—Alcidas, Sganarelle.
  • Scène XVII.—Alcantor, Dorimène, Alcidas, Sganarelle.

  • This eBook was produced by Laurent Le Guillou
    leguillou.laurent@free.fr.
    PERSONNAGES                             ACTEURS
    
    Sganarelle.                             Molière.
    Géronimo.                               La Thorillière.
    Dorimène, jeune coquette,               
    promise à Sganarelle.                   Mlle Du Parc.
    Alcantor, père de Dorimène.             Béjart.
    Alcidas, frère de Dorimène.             La Grange.
    Lycaste, amant de Dorimène.
    Pancrace, docteur aristotélicien.       Brécourt.
    Marphurius, docteur pyrrhonien.         Du Croisy.
    Deux égyptiennes.                       Mlle Béjart, Mlle de Brie.
    

    La scène est dans une place publique.

    Scène première.—Sganarelle.

    Sganarelle

    (parlant à ceux qui sont dans sa maison.)

    Je suis de retour dans un moment. Que l'on ait bien soin du logis, et que tout aille comme il faut. Si l'on m'apporte de l'argent, que l'on vienne me quérir vite chez le seigneur Géronimo ; et si l'on vient m'en demander, qu'on dise que je suis sorti, et que je ne dois revenir de toute la journée.


    Scène II.—Sganarelle, Géronimo.

    Géronimo

    (ayant entendu les dernières paroles de Sganarelle.)

    Voilà un ordre fort prudent.

    Sganarelle

    Ah! seigneur Géronimo, je vous trouve à propos ; et j'allais chez vous vous chercher.

    Géronimo

    Et pour quel sujet, s'il vous plaît ?

    Sganarelle

    Pour vous communiquer une affaire que j'ai en tête, et vous prier de m'en dire votre avis.

    Géronimo

    Très volontiers. Je suis bien aise de cette rencontre, et nous pouvons parler ici en toute liberté.

    Sganarelle

    Mettez-donc dessus (1), s'il vous plaît. Il s'agit d'une chose de conséquence, que l'on m'a proposée ; et il est bon de ne rien faire sans le conseil de ses amis.

    Géronimo

    Je vous suis obligé de m'avoir choisi pour cela. Vous n'avez qu'à me dire ce que c'est.

    Sganarelle

    Mais, auparavant, je vous conjure de ne me point flatter du tout, et de me dire nettement votre pensée.

    Géronimo

    Je le ferai, puisque vous le voulez.

    Sganarelle

    Je ne vois rien de plus condamnable qu'un ami qui ne nous parle pas franchement.

    Géronimo

    Vous avez raison.

    Sganarelle

    Et, dans ce siècle, on trouve peu d'amis sincères.

    Géronimo

    Cela est vrai.

    Sganarelle

    Promettez-moi donc, seigneur Géronimo, de me parler avec toute sorte de franchise.

    Géronimo

    Je vous le promets.

    Sganarelle

    Jurez-en votre foi.

    Géronimo

    Oui, foi d'ami. Dites-moi seulement votre affaire.

    Sganarelle

    C'est que je veux savoir de vous si je ferai bien de me marier.

    Géronimo

    Qui, vous ?

    Sganarelle

    Oui, moi-même, en propre personne. Quel est votre avis là-dessus ?

    Géronimo

    Je vous prie auparavant de me dire une chose.

    Sganarelle

    Et quoi ?

    Géronimo

    Quel âge pouvez-vous bien avoir maintenant ?

    Sganarelle

    Moi ?

    Géronimo

    Oui.

    Sganarelle

    Ma foi, je ne sais ; mais je me porte bien.

    Géronimo

    Quoi! vous ne savez pas à peu près votre âge ?

    Sganarelle

    Non : est-ce qu'on songe à cela ?

    Géronimo

    Eh! dites-moi un peu, s'il vous plaît : combien aviez-vous d'années lorsque nous fîmes connaissance ?

    Sganarelle

    Ma foi, je n'avais que vingt ans alors.

    Géronimo

    Combien fûmes-nous ensemble à Rome ?

    Sganarelle

    Huit ans.

    Géronimo

    Quel temps avez-vous demeuré en Angleterre ?

    Sganarelle

    Sept ans.

    Géronimo

    Et en Hollande, où vous fûtes ensuite ?

    Sganarelle

    Cinq ans et demi.

    Géronimo

    Combien y a-t-il que vous êtes revenu ici ?

    Sganarelle

    Je revins en cinquante-six.

    Géronimo

    De cinquante-six à soixante-huit, il y a douze ans, ce me semble. Cinq en Hollande font dix-sept, sept ans en Angleterre font vingt-quatre, huit dans notre séjour à Rome font trente-deux, et vingt que vous aviez lorsque nous nous connûmes, cela fait justement cinquante-deux. Si bien, seigneur Sganarelle, que, sur votre propre confession, vous êtes environ à votre cinquante-deuxième ou cinquante-troisième année.

    Sganarelle

    Qui, moi ? cela ne se peut pas.

    Géronimo

    Mon Dieu! le calcul est juste ; et là-dessus je vous dirai franchement, et en ami, comme vous m'avez fait promettre de vous parler, que le mariage n'est guère votre fait. C'est une chose à laquelle il faut que les jeunes gens pensent bien mûrement avant que de la faire ; mais les gens de votre âge n'y doivent point penser du tout ; et si l'on dit que la plus grande de toutes les folies est celle de se marier, je ne vois rien de plus mal à propos que de la faire, cette folie, dans la saison où nous devons être plus sages. Enfin, je vous dis nettement ma pensée. Je ne vous conseille point de songer au mariage ; et je vous trouverais le plus ridicule du monde, si, ayant été libre jusqu'à cette heure, vous alliez vous charger maintenant de la plus pesante des chaînes.

    Sganarelle

    Et moi, je vous dis que je suis résolu de me marier, et que je ne serai point ridicule en épousant la fille que je recherche.

    Géronimo

    Ah! c'est une autre chose. Vous ne m'aviez pas dit cela.

    Sganarelle

    C'est une fille qui me plaît, et que j'aime de tout mon coeur.

    Géronimo

    Vous l'aimez de tout votre coeur ?

    Sganarelle

    Sans doute ; et je l'ai demandée à son père.

    Géronimo

    Vous l'avez demandée ?

    Sganarelle

    Oui. C'est un mariage qui doit se conclure ce soir ; et j'ai donné ma parole.

    Géronimo

    Oh! mariez-vous donc. Je ne dis plus un mot.

    Sganarelle

    Je quitterais le dessein que j'ai fait! Vous semble-t-il, seigneur Géronimo, que je ne sois plus propre à songer à une femme ? Ne parlons point de l'âge que je puis avoir ; mais regardons seulement les choses. Y a-t-il homme de trente ans qui paraisse plus frais et plus vigoureux que vous me voyez ? N'ai-je pas tous les mouvements de mon corps aussi bons que jamais ; et voit-on que j'ai besoin de carosse ou de chaise pour cheminer ? N'ai-je pas encore toutes mes dents les meilleures du monde ?

    (Il montre ses dents.)

    Ne fais-je pas vigoureusement mes quatre repas par jour, et peut-on voir un estomac qui ait plus de force que le mien ?

    (Il tousse.)

    Hem, hem, hem. Eh! qu'en dites-vous ?

    Géronimo

    Vous avez raison, je m'étais trompé. Vous ferez bien de vous marier.

    Sganarelle

    J'y ai répugné autrefois ; mais j'ai maintenant de puissantes raisons pour cela. Outre la joie que j'aurai de posséder une belle femme, qui me fera mille caresses, qui me dorlotera, et me viendra frotter lorsque je serai las ; outre cette joie, dis-je, je considère qu'en demeurant comme je suis, je laisse périr dans le monde la race des Sganarelles ; et qu'en me mariant, je pourrai me voir revivre en d'autres moi-même ; que j'aurai le plaisir de voir des créatures qui seront sorties de moi, de petites figures qui me ressembleront comme deux gouttes d'eau, qui se joueront continuellement dans la maison, qui m'appelleront leur papa quand je reviendrai de la ville, et me diront de petites folies les plus agréables du monde. Tenez, il me semble déjà que j'y suis, et que j'en vois une demi-douzaine autour de moi.

    Géronimo

    Il n'y a rien de plus agréable que cela ; et je vous conseille de vous marier le plus vite que vous pourrez.

    Sganarelle

    Tout de bon, vous me le conseillez ?

    Géronimo

    Assurément. Vous ne sauriez mieux faire.

    Sganarelle

    Vraiment, je suis ravi que vous me donniez ce conseil en véritable ami.

    Géronimo

    Eh! quelle est la personne, s'il vous plaît, avec qui vous allez vous marier ?

    Sganarelle

    Dorimène.

    Géronimo

    Cette jeune Dorimène, si galante et si bien parée ?

    Sganarelle

    Oui.

    Géronimo

    Fille du seigneur Alcantor ?

    Sganarelle

    Justement.

    Géronimo

    Et soeur d'un certain Alcidas, qui se mêle de porter l'épée ?

    Sganarelle

    C'est cela.

    Géronimo

    Vertu de ma vie!

    Sganarelle

    Qu'en dites-vous ?

    Géronimo

    Bon parti! Mariez-vous promptement.

    Sganarelle

    N'ai-je pas raison d'avoir fait ce choix ?

    Géronimo

    Sans doute. Ah! que vous serez bien marié! Dépêchez-vous de l'être.

    Sganarelle

    Vous me comblez de joie de me dire cela. Je vous remercie de votre conseil, et je vous invite ce soir à mes noces.

    Géronimo

    Je n'y manquerai pas ; et je veux y aller en masque, afin de les mieux honorer.

    Sganarelle

    Serviteur.

    Géronimo

    (à part.)

    La jeune Dorimène, fille du seigneur Alcantor, avec le seigneur Sganarelle, qui n'a que cinquante-trois ans! O le beau mariage! ô le beau mariage!

    (Ce qu'il répète plusieurs fois en s'en allant.)


    Scène III.—Sganarelle.

    Sganarelle

    Ce mariage doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde, et je fais rire tous ceux à qui j'en parle. Me voilà maintenant le plus content des hommes.


    Scène IV.—Dorimène, Sganarelle.

    Dorimène

    (dans le fond du théâtre, à un petit laquais qui la suit.)

    Allons, petit garçon, qu'on tienne bien ma queue, et qu'on ne s'amuse pas à badiner.

    Sganarelle

    (à part, apercevant Dorimène.)

    Voici ma maîtresse qui vient. Ah! qu'elle est agréable! Quel air, et quelle taille! Peut-il y avoir un homme qui n'ait, en la voyant, des démangeaisons de se marier ?

    (à Dorimène.)

    Où allez-vous, belle mignone, chère épouse future de votre époux futur ?

    Dorimène

    Je vais faire quelques emplettes.

    Sganarelle

    Eh bien! ma belle, c'est maintenant que nous allons être heureux l'un et l'autre. Vous ne serez plus en droit de me rien refuser ; et je pourrai faire avec vous tout ce qu'il me plaira, sans que personne s'en scandalise. Vous allez être à moi depuis la tête jusqu'aux pieds, et je serai maître de tout : de vos petits yeux éveillés, de votre petit nez fripon, de vos lèvres appétissantes, de vos oreilles amoureuses, de votre petit menton joli, de vos petits tetons rondelets, de votre... Enfin, toute votre personne sera à ma discrétion, et je serai à même de vous caresser comme je voudrai. N'êtes-vous pas bien aise de ce mariage, mon aimable pouponne ?

    Dorimène

    Tout à fait aise, je vous jure. Car enfin la sévérité de mon père m'a tenue jusques ici dans une sujétion la plus fâcheuse du monde. Il y a je ne sais combien que j'enrage du peu de liberté qu'il me donne, et j'ai cent fois souhaité qu'il me mariât, pour sortir promptement de la contrainte où j'étais avec lui, et me voir en état de faire ce que je voudrai. Dieu merci, vous êtes venu heureusement pour cela, et je me prépare désormais à me donner du divertissement, et à réparer comme il faut le temps que j'ai perdu. Comme vous êtes un fort galant homme, et que vous savez comme il faut vivre, je crois que nous ferons le meilleur ménage du monde ensemble, et que vous ne serez point de ces maris incommodes qui veulent que leurs femmes vivent comme des loups-garous. Je vous avoue que je ne m'accommoderais pas de cela, et que la solitude me désespère. J'aime le jeu, les visites, les assemblées, les cadeaux (2), et les promenades ; en un mot, toutes les choses de plaisir : et vous devez être ravi d'avoir une femme de mon humeur. Nous n'aurons jamais aucun démêlé ensemble, et je ne vous contraindrai point dans vos actions, comme j'espère que, de votre côté, vous ne me contraindrez point dans les miennes ; car, pour moi, je tiens qu'il faut une complaisance mutuelle, et qu'on ne se doit point marier pour se faire enrager l'un l'autre. Enfin, nous vivrons, étant mariés, comme deux personnes qui savent leur monde : aucun soupçon jaloux ne nous troublera la cervelle ; et c'est assez que vous serez assuré de ma fidélité, comme je serai assuré de la vôtre. Mais qu'avez-vous ? je vous vois tout changé de visage.

    Sganarelle

    Ce sont quelques vapeurs qui me viennent de monter à la tête.

    Dorimène

    C'est un mal aujourd'hui qui attaque beaucoup de gens, mais notre mariage vous dissipera tout cela. Adieu. Il me tarde déjà que je n'aie des habits raisonnables, pour quitter vite ces guenilles. Je m'en vais de ce pas achever d'acheter toutes les choses qu'il me faut, et je vous enverrai les marchands.


    Scène V.—Géronimo, Sganarelle.

    Géronimo

    Ah! seigneur Sganarelle, je suis ravi de vous trouver encore ici ; et j'ai rencontré un orfèvre qui, sur le bruit que vous cherchiez quelque beau diamant en bague pour faire un présent à votre épouse, m'a fort prié de venir vous parler pour lui, et de vous dire qu'il en a un à vendre, le plus parfait du monde.

    Sganarelle

    Mon Dieu! cela n'est pas pressé.

    Géronimo

    Comment, que veut dire cela ? Où est l'ardeur que vous montriez tout à l'heure ?

    Sganarelle

    Il m'est venu, depuis un moment, de petits scrupules sur le mariage. Avant que de passer plus avant, je voudrais bien agiter à fond cette matière, et que l'on m'expliquât un songe que j'ai fait cette nuit, et qui vient tout à l'heure de me revenir dans l'esprit. Vous savez que les songes sont comme des miroirs, où l'on découvre quelquefois tout ce qui nous doit arriver. Il me semblait que j'étais dans un vaisseau, sur une mer bien agitée, et que...

    Géronimo

    Seigneur Sganarelle, j'ai maintenant quelque petite affaire qui m'empêche de vous ouïr. Je n'entend rien du tout aux songes ; et quant au raisonnement du mariage, vous avez deux savants, deux philosophes, vos voisins, qui sont gens à vous débiter tout ce qu'on peut dire sur ce sujet. Comme ils sont de sectes différentes, vous pouvez examiner leurs diverses opinions là-dessus. Pour moi, je me contente de ce que je vous ai dit tantôt, et demeure votre serviteur.

    Sganarelle

    Il a raison. Il faut que je consulte un peu ces gens-là sur l'incertitude où je suis.


    Scène VI.—Pancrace, Sganarelle.

    Pancrace

    (se tournant du côté où il est entré, et sans voir Sganarelle.)

    Allez, vous êtes un impertinent, mon ami, un homme [ignare de toute bonne discipline], bannissable de la république des lettres.

    Sganarelle

    Ah! bon. En voici un fort à propos.

    Pancrace

    (de même, sans voir Sganarelle.)

    Oui, je te soutiendrai par vives raisons (3), [je te montrerai par Aristote, le philosophe des philosophes,] que tu es un ignorant, [un] ignorantissime, ignorantifiant et ignorantifié, par tous les cas et les modes imaginables.

    Sganarelle

    (à part.)

    Il a pris querelle contre quelqu'un.

    (A Pancrace.)

    Seigneur...

    Pancrace

    (de même, sans voir Sganarelle.)

    Tu veux te mêler de raisonner, et tu ne sais pas seulement les éléments de la raison.

    Sganarelle

    (à part.)

    La colère l'empêche de me voir.

    (A Pancrace.)

    Seigneur...

    Pancrace

    (de même, sans voir Sganarelle.)

    C'est une proposition condamnable dans toutes les terres de la philosophie.

    Sganarelle

    (à part.)

    Il faut qu'on l'ait fort irrité.

    (A Pancrace.)

    Je...

    Pancrace

    (de même, sans voir Sganarelle.)

    "Toto coelo, tota via aberras." (4)

    Sganarelle

    Je baise les mains à monsieur le docteur.

    Pancrace

    Serviteur.

    Sganarelle

    Peut-on...

    Pancrace

    (se retournant vers l'endroit par où il est entré.)

    Sais-tu bien ce que tu as fait ? un syllogisme "in balordo".

    Sganarelle

    Je vous...

    Pancrace

    (de même.)

    La majeure en est inepte, la mineure impertinente, et la conclusion ridicule.

    Sganarelle

    Je...

    Pancrace

    (de même.)

    Je crèverais plutôt que d'avouer ce que tu dis ; et je soutiendrai mon opinion jusqu'à la dernière goutte de mon encre.

    Sganarelle

    Puis-je...

    Pancrace

    (de même.)

    Oui, je défendrai cette proposition, "pugnis et calcibus, unguibus et rostro" (5).

    Sganarelle

    Seigneur Aristote, peut-on savoir ce qui vous met si fort en colère ?

    Pancrace

    Un sujet le plus juste du monde.

    Sganarelle

    Et quoi, encore ?

    Pancrace

    Un ignorant m'a voulu soutenir une proposition erronée, une proposition épouvantable, effroyable, exécrable.

    Sganarelle

    Puis-je demander ce que c'est ?

    Pancrace

    Ah! seigneur Sganarelle, tout est renversé aujourd'hui, et le monde est tombé dans une corruption générale. Une licence épouvantable règne partout ; et les magistrats, qui sont établis pour maintenir l'ordre dans cet État, devraient mourir de honte, en souffrant un scandale aussi intolérable que celui dont je veux parler. (6)

    Sganarelle

    Quoi donc ?

    Pancrace

    N'est-ce pas une chose horrible, une chose qui crie vengeance au ciel, que d'endurer qu'on dise publiquement la forme d'un chapeau ?

    Sganarelle

    Comment ?

    Pancrace

    Je soutiens qu'il faut dire la figure d'un chapeau, et non pas la forme ; d'autant qu'il y a cette différence entre la forme et la figure, que la forme est la disposition extérieure des corps qui sont animés, et la figure la disposition extérieure des corps qui sont inanimés : et puisque le chapeau est un corps inanimé, il faut dire la figure d'un chapeau, et non pas la forme.

    (Se retournant encore du côté par où il est entré.)

    Oui, ignorant que vous êtes, c'est comme il faut parler, et ce sont les termes exprès d'Aristote dans le chapitre de la qualité.

    Sganarelle

    (à part.)

    Je pensais que tout fût perdu.

    (A Pancrace.)

    Seigneur docteur, ne songez plus à tout cela. Je ...

    Pancrace

    Je suis dans une colère, que je ne me sens pas.

    Sganarelle

    Laissez la forme et le chapeau en paix. J'ai quelque chose à vous communiquer. Je...

    Pancrace

    Impertinent fieffé (7)!

    Sganarelle

    De grâce, remettez-vous. Je...

    Pancrace

    Ignorant!

    Sganarelle

    Eh! mon Dieu. Je...

    Pancrace

    Me vouloir soutenir une proposition de la sorte!

    Sganarelle

    Il a tort. Je...

    Pancrace

    Une proposition condamnée par Aristote ?

    Sganarelle

    Cela est vrai. Je...

    Pancrace

    En termes exprès!

    Sganarelle

    Vous avez raison.

    (Se tournant du côté par où Pancrace est entré.)

    Oui, vous êtes un sot et un impudent, de vouloir disputer contre un docteur qui sait lire et écrire.

    (A Pancrace.)

    Voilà qui est fait : je vous prie de m'écouter. Je viens vous consulter sur une affaire qui m'embarasse. J'ai dessein de prendre une femme, pour me tenir compagnie dans mon ménage. La personne est belle et bien faite ; elle me plaît beaucoup, et est ravie de m'épouser : son père me l'a accordée. Mais je crains un peu ce que vous savez, la disgrâce dans on ne plaint personne ; et je voudrais bien vous prier, comme philosophe, de me dire votre sentiment. Eh! quel est votre avis là-dessus ?

    Pancrace

    Plutôt que d'accorder qu'il faille dire la forme d'un chapeau, j'accorderais que "datur in rerum natura" (8), et que je ne suis qu'un bête.

    Sganarelle

    (à part.)

    La peste soit de l'homme!

    (A Pancrace.)

    Eh! monsieur le docteur, écoutez un peu les gens. On vous parle une heure durant, et vous ne répondez point à ce qu'on vous dit.

    Pancrace

    Je vous demande pardon. Une juste colère m'occupe l'esprit.

    Sganarelle

    Eh! laissez tout cela, et prenez la peine de m'écouter.

    Pancrace

    Soit. Que voulez-vous me dire ?

    Sganarelle

    Je veux vous parler de quelque chose.

    Pancrace

    Et de quelle langue voulez-vous vous servir avec moi ?

    Sganarelle

    De quelle langue ?

    Pancrace

    Oui.

    Sganarelle

    Parbleu! de la langue que j'ai dans la bouche. Je crois que je n'irai pas emprunter celle de mon voisin.

    Pancrace

    Je vous dis, de quel idiome, de quel langage ?

    Sganarelle

    Ah! c'est une autre affaire.

    Pancrace

    Voulez-vous me parler italien ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Espagnol ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Allemand ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Anglais ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Latin ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Grec ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Hébreu ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Syriaque ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Turc ?

    Sganarelle

    Non.

    Pancrace

    Arabe ?

    Sganarelle

    Non, non ; français [, français, français].

    Pancrace

    Ah! français.

    Sganarelle

    Fort bien.

    Pancrace

    Passez donc de l'autre côté ; car cette oreille-ci est destinée pour les langues scientifiques [et étrangères], et l'autre est pour [la vulgaire et] la maternelle.

    Sganarelle

    (à part.)

    Il faut bien des cérémonies avec ces sortes de gens-ci!

    Pancrace

    Que voulez-vous ?

    Sganarelle

    Vous consulter une une petite difficulté.

    Pancrace

    [Ah! ah!] sur une difficulté de philosophie, sans doute ?

    Sganarelle

    Pardonnez-moi. Je...

    Pancrace

    Vous voulez peut-être savoir si la substance et l'accident sont termes synonymes ou équivoques à l'égard de l'être ?

    Sganarelle

    Point du tout. Je...

    Pancrace

    Si la logique est un art ou une science ?

    Sganarelle

    Ce n'est pas cela. Je...

    Pancrace

    Si elle a pour objet les trois opérations de l'esprit, ou la troisième seulement (9) ?

    Sganarelle

    Non. Je...

    Pancrace

    S'il y a dix catégories, ou s'il n'y en a qu'une (10) ?

    Sganarelle

    Point. Je...

    Pancrace

    Si la conclusion est de l'essence du syllogisme ?

    Sganarelle

    Nenni. Je...

    Pancrace

    Si l'essence du bien est mise dans l'appétibilité, ou dans la convenance (11) ?

    Sganarelle

    Non. Je...

    Pancrace

    Si le bien se réciproque avec la fin ?

    Sganarelle

    Eh! non. Je...

    Pancrace

    Si la fin nous peut émouvoir par son être réel, ou par son être intentionnel (12) ?

    Sganarelle

    Non, non, non, non, non, de par tous les diables, non.

    Pancrace

    Expliquez donc votre pensée, car je ne puis pas la deviner.

    Sganarelle

    Je vous la veux expliquer aussi ; mais il faut m'écouter.

    (Pendant que Sganarelle dit :)

    L'affaire que j'ai à vous dire, c'est que j'ai envie de me marier avec une fille qui est jeune et belle. Je l'aime fort, et l'ai demandée à son père ; mais comme j'appréhende...

    Pancrace

    (dit en même temps, sans écouter Sganarelle :)

    La parole a été donnée à l'homme pour expliquer sa pensée ; et tout ainsi que les pensées sont les portraits des choses, de même nos paroles sont-elles les portraits de nos pensées.

    (Sganarelle, impatienté, ferme la bouche du docteur avec sa main à plusieurs reprises, et le docteur continue de parler d'abord que Sganarelle ôte sa main.)

    Mais ces portraits diffèrent des autres portraits en ce que les autres portraits sont distingués partout de leurs originaux, et que la parole enferme en soi son original, puisqu'elle n'est autre chose que la pensée expliquée par un signe extérieur ; d'où vient que ceux qui pensent bien sont aussi ceux qui parlent le mieux. Expliquez-moi donc votre pensée par la parole, qui est le plus intelligible de tous les signes.

    Sganarelle

    (pousse le docteur dans sa maison, et tire la porte pour l'empêcher de sortir.)

    [Peste de l'homme!

    Pancrace

    (au dedans de sa maison.)

    Oui, la parole est "animi index et speculum" (13). C'est le truchement du coeur, c'est l'image de l'âme.

    (Il monte à la fenêtre et continue.)

    C'est un miroir qui nous présente naïvement les secrets les plus arcanes (14) de nos individus ; et puisque vous avez la faculté de ratiociner et de parler tout ensemble, à quoi tient-il que vous ne vous serviez de la parole pour me faire entendre votre pensée ?

    Sganarelle

    C'est ce que je veux faire ; mais vous ne voulez pas m'écouter.

    Pancrace

    Je vous écoute, parlez.

    Sganarelle

    Je dis donc, monsieur le docteur, que...

    Pancrace

    Mais surtout soyez bref.

    Sganarelle

    Je le serai.

    Pancrace

    Évitez la prolixité.

    Sganarelle

    Eh! monsi...

    Pancrace

    Tranchez moi votre discours d'un apophtegme à la laconienne.

    Sganarelle

    Je vous...

    Pancrace

    Point d'ambages (15), de circonlution.

    (Sganarelle, le dépit de ne pouvoir parler, ramasse des pierres pour en casser la tête du docteur.)

    Hé quoi! vous vous emportez au lieu de vous expliquer ? Allez, vous êtes plus impertinent que celui qui m'a voulu soutenir qu'il faut dire la forme d'un chapeau ; et je vous prouverai, en toute rencontre, par raisons démonstratives et convaincantes, et par arguments "in Barbara", que vous n'êtes et ne serez jamais qu'une pécore, et que je suis et serai toujours, "in utroque jure" (16), le docteur Pancrace.

    Sganarelle

    Quel diable de babillard!

    Pancrace

    (en rentrant sur le théâtre.)

    Homme de lettres, homme d'érudition.

    Sganarelle

    Encore ?

    Pancrace

    Homme de suffisance, homme de capacité.

    (S'en allant.)

    Homme consommé dans toutes les sciences, naturelles, morales et politiques.

    (Revenant.)

    Homme savant, savantissime, "per omnes modos et casus" (17).

    (S'en allant.)

    Homme qui possède "superlative", fable, mythologie et histoire,

    (Revenant.)

    grammaire, poésie, rhétorique, dialectique et sophistique,

    (S'en allant.)

    mathématiques, arithmétique, optique, onirocritique (18), physique et métaphysique,

    (Revenant.)

    cosmométrie (19), géométrie, architecture, spéculoire et spéculatoire (20),

    (S'en allant.)

    médecine, astronomie, astrologie, physionomie, métoposcopie (21), chiromancie, géomancie (22), etc.]


    Scène VII.—Sganarelle.

    Sganarelle

    Au diable les savants qui ne veulent point écouter les gens! On me l'avait dit, que son maître Aristote n'était rien qu'un bavard. Il faut que j'aille trouver l'autre ; peut-être qu'il sera plus posé et plus raisonnable. Holà!


    Scène VIII.—Marphurius, Sganarelle.

    Marphurius

    Que voulez-vous de moi, Seigneur Sganarelle ?

    Sganarelle

    Seigneur docteur, j'aurais besoin de votre conseil sur une petite affaire dont il s'agit, et je suis venu ici pour cela.

    (à part.)

    Ah! voilà qui va bien. Il écoute le monde, celui-ci.

    Marphurius

    Seigneur Sganarelle, changez, s'il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de ne point énoncer de proposition décisive, de parler de tout avec incertitude, de suspendre toujours son jugement ; et, par cette raison, vous ne devez pas dire, je suis venu, mais, il me semble que je suis venu.

    Sganarelle

    Il me semble ?

    Marphurius

    Oui.

    Sganarelle

    Parbleu! il faut bien qu'il me le semble, puisque cela est.

    Marphurius

    Ce n'est pas une conséquence, et il peut vous le sembler, sans que la chose soit véritable.

    Sganarelle

    Comment! il n'est pas vrai que je suis venu ?

    Marphurius

    Cela est incertain, et nous devons douter de tout.

    Sganarelle

    Quoi! je ne suis pas ici, et vous ne me parlez pas ?

    Marphurius

    Il m'apparaît que vous êtes là, et il me semble que je vous parle ; mais il n'est pas assuré que cela soit.

    Sganarelle

    Hé! que diable! vous vous moquez. Me voilà, et vous voilà bien nettement, et il n'y a point de "me semble" à tout cela. Laissons ces subtilités, je vous prie, et parlons de mon affaire. Je viens vous dire que j'ai envie de me marier.

    Marphurius

    Je n'en sais rien.

    Sganarelle

    Je vous le dis.

    Marphurius

    Il se peut faire.

    Sganarelle

    La fille que je veux prendre est fort jeune et fort jolie.

    Marphurius

    Il n'est pas impossible.

    Sganarelle

    Ferai-je bien ou mal de l'épouser ?

    Marphurius

    L'un ou l'autre.

    Sganarelle

    (à part.)

    Ah! ah! voici une autre musique.

    (A Marphurius.)

    Je vous demande si je ferai bien d'épouser la fille dont je vous parle.

    Marphurius

    Selon la rencontre.

    Sganarelle

    Ferai-je mal ?

    Marphurius

    Par aventure.

    Sganarelle

    De grâce, répondez-moi comme il faut.

    Marphurius

    C'est mon dessein.

    Sganarelle

    J'ai une grande inclination pour la fille.

    Marphurius

    Cela peut être.

    Sganarelle

    Le père me l'a accordée.

    Marphurius

    Il se pourrait.

    Sganarelle

    Mais, en l'épousant, je crains d'être cocu.

    Marphurius

    La chose est faisable.

    Sganarelle

    Qu'en pensez-vous ?

    Marphurius

    Il n'y a pas d'impossibilité.

    Sganarelle

    Mais que feriez-vous, si vous étiez à ma place ?

    Marphurius

    Je ne sais.

    Sganarelle

    Que me conseillez-vous de faire ?

    Marphurius

    Ce qu'il vous plaira.

    Sganarelle

    J'enrage!

    Marphurius

    Je m'en lave les mains.

    Sganarelle

    Au diable soit le vieux rêveur!

    Marphurius

    Il en sera ce qui pourra.

    Sganarelle

    (à part.)

    La peste du bourreau! Je te ferai changer de note, chien de philosophe enragé.

    (Il donne des coups de bâton à Marphurius.)

    Marphurius

    Ah! ah! ah!

    Sganarelle

    Te voilà payé de ton galimatias, et me voilà content.

    Marphurius

    Comment! Quelle insolence! M'outrager de la sorte, avoir eu l'audace de battre un philosophe comme moi!

    Sganarelle

    Corrigez, s'il vous plaît, cette manière de parler. Il faut douter de toutes choses ; et vous ne devez pas dire que je vous ai battu, mais qu'il vous semble que je vous ai battu.

    Marphurius

    Ah! je m'en vais faire ma plainte au commissariat du quartier, des coups que j'ai reçus.

    Sganarelle

    Je m'en lave les mains.

    Marphurius

    j'en ai les marques sur ma personne.

    Sganarelle

    Il se peut faire.

    Marphurius

    C'est toi qui m'as traité ainsi.

    Sganarelle

    Il n'y a pas d'impossibilité.

    Marphurius

    J'aurai un décret contre toi.

    Sganarelle

    Je n'en sais rien.

    Marphurius

    Et tu seras condamné en justice.

    Sganarelle

    Il en sera ce qui pourra.

    Marphurius

    Laisse-moi faire.


    Scène IX.—Sganarelle.

    Sganarelle

    Comment! on ne saurait tirer une parole positive de ce chien d'homme-là, et l'on est aussi savant à la fin qu'au commencement. Que dois-je faire, dans l'incertitude des suites de mon mariage ? Jamais homme ne fut plus embarrassé que je suis. Ah! voici des Égyptiennes ; il faut que je me fasse dire par elles ma bonne aventure.


    Scène X.—Deux Égyptiennes, Sganarelle.

    (Les deux Égyptiennes avec leurs tambours de basque entrent en chantant et en dansant.)

    Sganarelle

    Elles sont gaillardes. Écoutez, vous autres, y a-t-il moyen de me dire ma bonne fortune ?

    Première Égyptienne

    Oui, mon bon monsieur ; nous voici deux qui te la dirons.

    Deuxième Égyptienne

    Tu n'as seulement qu'à nous donner ta main, avec la croix dedans (23), et nous te dirons quelque chose pour ton bon profit.

    Sganarelle

    Tenez, les voilà toutes deux avec ce que vous demandez.

    Première Égyptienne

    Tu as une bonne physionomie, mon bon monsieur, une bonne physionomie.

    Deuxième Égyptienne

    Oui, une bonne physionomie ; physionomie d'un homme qui sera un jour quelque chose.

    Première Égyptienne

    Tu seras marié avant qu'il soit peu, mon bon monsieur, tu seras marié avant qu'il soit peu.

    Deuxième Égyptienne

    Tu épouseras une femme gentille, une femme gentille.

    Première Égyptienne

    Oui, une femme qui sera chérie et aimée de tout le monde.

    Deuxième Égyptienne

    Une femme qui te fera beaucoup d'amis, mon bon monsieur, qui te fera beaucoup d'amis.

    Première Égyptienne

    Une femme qui fera venir l'abondance chez toi.

    Deuxième Égyptienne

    Une femme qui te donnera une grande réputation.

    Première Égyptienne

    Tu seras considéré par elle, mon bon monsieur, tu seras considéré par elle.

    Sganarelle

    Voilà qui est bien. Mais dites-moi un peu, suis-je menacé d'être cocu.

    Deuxième Égyptienne

    Cocu ?

    Sganarelle

    Oui.

    Première Égyptienne

    Cocu ?

    Sganarelle

    Oui, si je suis menacé d'être cocu ?

    (Les deux Égyptiennes dansent et chantent.)

    Que diable, ce n'est pas là me répondre! Venez çà. Je vous demande à toutes les deux si je serai cocu ?

    Deuxième Égyptienne

    Cocu ? vous ?

    Sganarelle

    Oui, si je serai cocu ?

    Première Égyptienne

    Vous ? cocu ?

    Sganarelle

    Oui, si je le serai oui ou non ?

    (Les deux Égyptiennes sortent en chantant et en dansant.)


    Scène XI.—Sganarelle.

    Sganarelle

    Peste soit des carognes qui me laissent dans l'inquiétude! Il faut absolument que je sache la destinée de mon mariage ; et, pour cela, je veux aller trouver ce grand magicien dont tout le monde parle tant, et qui, par son art admirable, fait voir tout ce que l'on souhaite. Ma foi, je crois que je n'ai que faire d'aller au magicien, et voici qui me montre tout ce que je puis demander.


    Scène XII.—Dorimène, Lycaste, Sganarelle, retiré dans un coin du théâtre sans être vu.

    Lycaste

    Quoi! belle Dorimène, c'est sans raillerie que vous parlez ?

    Dorimène

    Sans raillerie.

    Lycaste

    Vous vous mariez tout de bon ?

    Dorimène

    Tout de bon.

    Lycaste

    Et vos noces se feront dès ce soir ?

    Dorimène

    Dès ce soir.

    Lycaste

    Et vous pouvez, cruelle que vous êtes, oublier de la sorte l'amour que j'ai pour vous, et les obligeantes paroles que vous m'aviez données ?

    Dorimène

    Moi ? point du tout. Je vous considère toujours de même, et ce mariage ne doit point vous inquiéter ; c'est un homme que je n'épouse point par amour, et sa seule richesse me fait résoudre à l'accepter. Je n'ai point de bien, vous n'en avez point aussi, et vous savez que sans cela on passe mal le temps au monde, et qu'à quelque prix que ce soit il faut tâcher d'en avoir. J'ai embrassé cette occasion-ci de me mettre à mon aise, et je l'ai fait sur l'espérance de me voir bientôt délivrée du barbon que je prends. C'est un homme qui mourra avant qu'il soit peu, et qui n'a tout au plus que six mois dans le ventre. Je vous le garantis défunt dans le temps que je dis ; et je n'aurai pas longuement à demander pour moi l'heureux état de veuve.

    (A Sganarelle, qu'elle aperçoit.)

    Ah! nous parlions de vous, et nous en disions tout le bien qu'on en saurait dire.

    Lycaste

    Est-ce là monsieur ?...

    Dorimène

    Oui, c'est monsieur qui me prend pour femme.

    Lycaste

    Agréez, Monsieur, que je vous félicite de votre mariage, et vous présente en même temps mes très humbles services : je vous assure que vous épousez là une très honnête personne. Et vous, Mademoiselle, je me réjouis avec vous aussi de l'heureux choix que vous avez fait : vous ne pouviez pas mieux trouver, et Monsieur a toute la mine d'être un fort bon mari. Oui, Monsieur, je veux faire amitié avec vous, et lier ensemble un petit commerce de visites et de divertissements.

    Dorimène

    C'est trop d'honneur que vous nous faites à tous deux. Mais allons, le temps me presse, et nous aurons tout le loisir de nous entretenir ensemble.


    Scène XIII.—Sganarelle.

    Sganarelle

    Me voilà tout à fait dégoûté de mon mariage ; et je crois que je ne ferai pas mal de m'aller dégager de ma parole. Il m'en a coûté quelque argent ; mais il vaut mieux encore perdre cela que de s'exposer à quelque chose de pis. Tâchons adroitement de nous débarrasser de cette affaire. Holà!

    (Il frappe à la porte de la maison d'Alcantor.)


    Scène XIV.—Alcantor, Sganarelle.

    Alcantor

    Ah! mon gendre, soyez le bienvenu!

    Sganarelle

    Monsieur, votre serviteur.

    Alcantor

    Vous venez pour conclure le mariage ?

    Sganarelle

    Excusez-moi.

    Alcantor

    Je vous promets que j'en ai autant d'impatience que vous.

    Sganarelle

    Je viens ici pour un autre sujet.

    Alcantor

    J'ai donné ordre à toutes les choses nécessaires pour cette fête.

    Sganarelle

    Il n'est pas question de cela.

    Alcantor

    Les violons sont retenus, le festin est commandé, et ma fille est parée pour vous recevoir.

    Sganarelle

    C'est n'est pas ce qui m'amène.

    Alcantor

    Enfin, vous allez être satisfait ; et et rien ne peut retarder votre contentement.

    Sganarelle

    Mon Dieu! c'est autre chose.

    Alcantor

    Allons, entrez donc, mon gendre.

    Sganarelle

    J'ai un petit mot à vous dire.

    Alcantor

    Ah! mon Dieu, ne faisons point de cérémonie! Entrez vite, s'il vous plaît.

    Sganarelle

    Non, vous dis-je. Je veux vous parler auparavant.

    Alcantor

    Vous voulez me dire quelque chose ?

    Sganarelle

    Oui.

    Alcantor

    Et quoi ?

    Sganarelle

    Seigneur Alcantor, j'ai demandé votre fille en mariage, il est vrai, et vous me l'avez accordée ; mais je me trouve un peu avancé en âge pour elle, et je considère que je ne suis point du tout son fait.

    Alcantor

    Pardonnez-moi, ma fille vous trouve bien comme vous êtes ; et je suis sûr qu'elle vivra fort contente avec vous.

    Sganarelle

    Point. J'ai des bizarreries épouvantables, et elle aurait trop à souffrir de ma mauvaise humeur.

    Alcantor

    Ma fille a de la complaisance, et vous verrez qu'elle s'accommodera entièrement à vous.

    Sganarelle

    J'ai quelques infirmités sur mon corps qui pourraient la dégoûter.

    Alcantor

    Cela n'est rien. Une honnête femme ne se dégoûte jamais de son mari.

    Sganarelle

    Enfin, voulez-vous que je vous dise ? Je ne vous conseille pas de me la donner.

    Alcantor

    Vous moquez-vous ? J'aimerai mieux mourir que d'avoir manqué à ma parole.

    Sganarelle

    Mon Dieu, je vous en dispense, et je...

    Alcantor

    Point du tout. je vous l'ai promise, et vous l'aurez, en dépit de tous ceux qui y prétendent.

    Sganarelle

    (à part.)

    Que diable!

    Alcantor

    Voyez-vous ? J'ai une estime et une amitié pour vous toute particulière, et je refuserais ma fille à un prince pour vous la donner.

    Sganarelle

    Seigneur Alcantor, je vous suis obligé de l'honneur que vous me faites ; mais je vous déclare que je ne me veux point marier.

    Alcantor

    Qui, vous ?

    Sganarelle

    Oui, moi.

    Alcantor

    Et la raison ?

    Sganarelle

    La raison ? C'est que je ne me sens point propre pour le mariage, et que je veux imiter mon père, et tous ceux de ma race, qui ne se sont jamais voulu marier.

    Alcantor

    Écoutez. Les volontés sont libres ; et je suis homme à ne contraindre jamais personne. Vous vous êtes engagé avec moi pour épouser ma fille, et tout est préparé pour cela ; mais puisque vous voulez retirer votre parole, je vais voir ce qu'il y a à faire ; et vous aurez bientôt de mes nouvelles.


    Scène XV.—Sganarelle.

    Sganarelle

    Encore est-il plus raisonnable que je ne pensais, et je croyais avoir bien plus de peine à m'en dégager. Ma foi, quand j'y songe, j'ai fait fort sagement de me tirer de cette affaire ; et j'allais faire un pas dont je me serais peut-être longtemps repenti. Mais voici le fils qui vient me rendre réponse.


    Scène XVI.—Alcidas, Sganarelle.

    Alcidas

    (parlant d'un ton doucereux.)

    Monsieur, je suis votre serviteur très humble.

    Sganarelle

    Monsieur, je suis le vôtre de tout mon coeur.

    Alcidas

    (toujours avec le même ton.)

    Mon père m'a dit, Monsieur, que vous vous étiez venu dégager de la parole que vous aviez donnée.

    Sganarelle

    Oui, Monsieur, c'est avec regret ; mais...

    Alcidas

    Oh! Monsieur, il n'y a pas de mal à cela.

    Sganarelle

    J'en suis fâché, je vous assure ; et je souhaiterais...

    Alcidas

    Cela n'est rien, vous dis-je.

    (Alcidas présente à Sganarelle deux épées.)

    Monsieur, prenez la peine de choisir, de ces deux épées, laquelle vous voulez.

    Sganarelle

    De ces deux épées ?

    Alcidas

    Oui, s'il vous plaît.

    Sganarelle

    A quoi bon ?

    Alcidas

    Monsieur, comme vous refusez d'épouser ma soeur après la parole donnée, je crois que vous ne trouverez pas mauvais le petit compliment que je viens vous faire.

    Sganarelle

    Comment ?

    Alcidas

    D'autres gens feraient du bruit, et s'emporteraient contre vous ; mais nous sommes personnes à traiter les choses dans la douceur ; et je viens vous dire civilement qu'il faut, si vous le trouvez bon, que nous nous coupions la gorge ensemble.

    Sganarelle

    Voilà un compliment fort mal tourné.

    Alcidas

    Allons, Monsieur, choisissez, je vous prie.

    Sganarelle

    Je suis votre valet, je n'ai point de gorge à me couper.

    (à part.)

    La vilaine façon de parler que voilà!

    Alcidas

    Monsieur, il faut que cela soit, s'il vous plaît.

    Sganarelle

    Eh! Monsieur, rengainez ce compliment, je vous prie.

    Alcidas

    Dépêchons vite, Monsieur. J'ai une petite affaire qui m'attend.

    Sganarelle

    Je ne veux point de cela, vous dis-je.

    Alcidas

    Vous ne voulez pas vous battre ?

    Sganarelle

    Nenni, ma foi.

    Alcidas

    Tout de bon ?

    Sganarelle

    Tout de bon.

    Alcidas

    (après lui avoir donné des coups de bâton.)

    Au moins, Monsieur, vous n'avez pas lieu de vous plaindre ; vous voyez que je fais les choses dans l'ordre. Vous nous manquez de parole, je me veux battre contre vous ; vous refusez de vous battre, je vous donne des coups de bâton : tout cela est dans les formes ; et vous êtes trop honnête homme pour ne pas approuver mon procédé.

    Sganarelle

    (à part.)

    Quel diable d'homme est-ce ci ?

    Alcidas

    (lui présente encore deux épées.)

    Allons, Monsieur, faites les choses galamment, et sans vous faire tirer l'oreille.

    Sganarelle

    Encore ?

    Alcidas

    Monsieur, je ne contrains personne ; mais il faut que vous vous battiez, ou que vous épousiez ma soeur.

    Sganarelle

    Monsieur, je ne puis faire ni l'un ni l'autre, je vous assure.

    Alcidas

    Assurément ?

    Sganarelle

    Assurément.

    Alcidas

    Avec votre permission, donc...

    (Alcidas lui donne encore des coups de bâton.)

    Sganarelle

    Ah! ah! ah!

    Alcidas

    Monsieur, j'ai tous les regrets du monde d'être obligé d'en user ainsi avec vous ; mais je ne cesserai point, s'il vous plaît, que vous n'ayez promis de vous battre, ou d'épouser ma soeur.

    (Alcidas lève le bâton.)

    Sganarelle

    Eh bien, j'épouserai, j'épouserai.

    Alcidas

    Ah! Monsieur, je suis ravi que vous vous mettiez à la raison, et que les choses se passent doucement. Car enfin vous êtes l'homme du monde que j'estime le plus, je vous jure ; et j'aurais été au désespoir que vous m'eussiez contraint à vous maltraiter. Je vais appeler mon père, pour lui dire que tout est d'accord.

    (Il va frapper à la porte d'Alcantor.)


    Scène XVII.—Alcantor, Dorimène, Alcidas, Sganarelle.

    Alcidas

    Mon père, voilà Monsieur qui est tout à fait raisonnable. Il a voulu faire les choses de bonne grâce, et vous pouvez lui donner ma soeur.

    Alcantor

    Monsieur, voilà sa main ; vous n'avez qu'à donner la vôtre. Loué soit le ciel! m'en voilà déchargé, et c'est vous désormais que regarde le soin de sa conduite. Allons nous réjouir et célébrer cet heureux mariage.

    FIN DU MARIAGE FORCÉ.

    Notes [from 1890 edition]


    (1) "Mettez donc dessus", pour "mettez donc votre chapeau". Locution elliptique qui n'est plus d'usage, et dont nous avons déjà vu un exemple dans l'"École des femmes", acte III, scène IV. ----------- (2) Donner un "cadeau" signifiait autrefois "donner un repas". Le P. Bouhours fait venir ce mot de "cadendo", parce que, dit-il, les buveurs chancellent et tombent et que c'est ordinairement comme finissent les "cadeaux". ----------- (3) Tous les passages placés entre deux crochets ne se trouvent que dans l'édition de 1682.
    (4) Pancrace rassemble ici en une seule phrase deux expressions proverbiales qu'Érasme a recueillies dans ses "Adages", l'une de Térence, "tota errare via" ; l'autre de Macrobe, "toto coelo errare", et qui toutes deux veulent dire, donner dans la plus grande des erreurs, être à mille lieues de la vérité. Rabelais a traduit littéralement "toto coelo errare" : "Qui aultrement la nomme erre par tout le ciel". (A.)
    (5) Des poings, des pieds, des ongles et du bec.
    (6) Cet appel à la sévérité des magistrats fait allusion aux efforts sérieux de l'Université pour obtenir la confirmation de l'arrêt de 1624, lequel condamnait au banissement les nommés Villon, Bitault et de Claves, pour avoir pensé autrement qu'Aristote.
    (7) "Fieffé", vient de "Fief". Il se dit de ceux qui ont quelques vices. Dans ce sens, il signifie "achevé", comme qui dirait un homme à qui il ne manque rien d'un tel vice ; de la même façon qu'il ne manque rien pour posséder un fief à celui qui l'a reçu de son seigneur. (Caseneuve.) -- Les précieuses prenaient ce mot en bonne part, et disaient d'un amant bien accueilli des dames, que c'était "un galant fieffé".
    (8) Le vide existe dans le nature.
    (9) C'est-à-dire, si elle a pour objet la "perception", le "jugement", et le "raisonnement", ou ce dernier seulement.
    (10) Les catégories étaient un moyen de classer toutes les pensées de l'entendement humain. Aristote en comptait dix.
    (11) Il s'agit de savoir "si l'essence d'un bien se trouve dans ce qu'on désire ou dans ce qui convient."
    (12) Cette question est aussi inintelligible que les précédentes sont ridicules. En recueillant toutes ces subtilités scolastiques, Molière voulait se moquer du faux savoir, et devenait le vengeur du bon goût, après l'avoir été du bon sens.
    (13) "L'indice et le miroir de l'âme". C'est ce que Pancrace traduit encore par les mots de "truchement" et d'"image". (A.)
    (14) "Arcanes", mot latin francisé ; il signifie secret mystérieux. Plus bas, "ratiociner", pour "raisonner", terme de logique qui n'a jamais été en usage que dans les écoles.
    (15) Point d"ambages", c'est-à-dire, point d'embarras de paroles.
    (16) La jurisprudence se composait de deux corps de droit, l'ecclésiastique et le civil. "In utroque jure" veut dire, dans l'un et l'autre droit. Un docteur "In utroque jure" était donc celui qui professait le droit civil et le droit canon.
    (17) Par tous les cas et les modes imaginables.
    (18) Art d'interpréter les songes.
    (19) Mesure de la terre.
    (20) "Spéculoire" et "spéculatoire". -- La "spéculatoire" est l'art d'interpréter les éclairs, le tonnerre, les comètes, et autres météores ou phénomènes semblables. La "spéculoire" est la partie de l'art divinatoire qui consiste à faire voir dans un miroir les personnes ou les choses que l'on désire connaître. (A.)
    (21) Art de conjecturer le sort d'une personne par l'inspection des traits de son visage. Cardan a fait un volume in-folio fort curieux sur cette science chimérique.
    (22) "Chiromancie", divination par l'inspection des lignes de la main. -- "Géomancie", art de deviner, soit par des lignes qu'on trace au hasard sur la terre, soit par les fentes naturelles qu'on remarque à sa surface. (A.)
    (23) C'est à dire une pièce "à la croix", par allusion à la croix représentée sur certaine pièce de monnaie.