L'école des femmes

Molière

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  • Préface
  • Acte I
  • Scène 1—CHRYSALDE, ARNOLPHE
  • Scène 2 : ALAIN, GEORGETTE, ARNOLPHE
  • Scène 3 : AGNES, ALAIN, GEORGETTE, ARNOLPHE
  • Scène 4 : HORACE, ARNOLPHE
  • Acte II
  • Acte III
  • Acte IV

  • A Madame [Henriette d'Angleterre, Duchesse d'Orléans (1644-1670)]

    Madame,

    Je suis le plus embarrassé homme du monde, lorsqu'il me faut dédier un livre ; et je me trouve si peu fait au style d'épître dédicatoire, que je ne sais pas où sortir de celle-ci. Un autre auteur, qui serait en ma place, trouverait d'abord cent belles choses à dire de Votre Altesse Royale, sur ce titre de l'Ecole des femmes, et l'offre qu'il vous en ferait. Mais, pour moi, Madame, je vous avoue mon faible. Je ne sais point cet art de trouver des rapports entre des choses si peu proportionnées ; et, quelques belles lumières que mes confrères les auteurs me donnent tous les jours sur de pareils sujets, je ne vois point ce que Votre Altesse Royale pourrait avoir à déméler avec la comédie que je lui présente.

    On n'est pas en peine, sans doute, comment il faut faire pour vous louer. La matière, Madame, ne saute que trop aux yeux ; et, de quelque côté qu'on vous regarde, on rencontre gloire sur gloire, et qualités sur qualités. Vous en avez, Madame, du côté du rang et de la naissance, qui vous font respecter de toute la terre. Vous en avez du côté des grâces, et de l'esprit et du corps, qui vous font admirer de toutes les personnes qui vous voient. Vous en avez du côté de l'âme, qui, si l'on ose parler ainsi, vous font aimer de tous ceux qui ont l'honneur d'approcher de vous : je veux dire cette douceur pleine de charmes, dont vous daignez tempérer la fierté des grands titres que vous portez ; cette bonté tout obligeante, cette affabilité généreuse que vous faites paraître pour tout le monde ; et ce sont particulièrement ces dernières pour qui je suis, et dont je sens fort bien que je ne me pourrai taire quelque jour. Mais encore une fois, Madame, je ne sais point le biais de faire entrer ici des vérités si éclatantes ; et ce sont choses, à mon avis, et d'une trop vaste étendue et d'un mérite trop élevé, pour les vouloir renfermer dans une épître et les mêler avec des bagatelles.

    Tout bien considéré, Madame, je ne vois rien à faire ici pour moi que de vous dédier simplement ma comédie, et de vous assurer, avec tout le respect qu'il m'est possible, que je suis,

    
    De Votre Altesse Royale, 
    
    Madame, 
    
    Le très humble, très obéissant, 
    
    et très obligé serviteur, 
    
    J. B. Molière. 
    
    

    Préface

    Bien des gens ont frondé d'abord cette comédie ; mais les rieurs ont été pour elle, et tout le mal qu'on en a pu dire, n'a pu faire qu'elle n'ait eu un succès dont je me contente.

    Je sais qu'on attend de moi dans cette impression quelque préface qui réponde aux censeurs, et rende raison de mon ouvrage ; et sans doute que je suis assez redevable à toutes les personnes qui lui ont donné leur approbation, pour me croire obligé de défendre leur jugement contre celui des autres, mais il se trouve qu'une grande partie des choses que j'aurais à dire sur ce sujet est déjà dans une dissertation que j'ai faite en dialogue, et dont je ne sais encore ce que je ferai. L'idée de ce dialogue, ou, si l'on veut, de cette petite comédie, me vint après les deux ou trois premières représentations de ma pièce.

    Je la dis, cette idée, dans une maison où je me trouvai un soir ; et d'abord une personne de qualité, dont l'esprit est assez connu dans le monde, et qui me fait l'honneur de m'aimer, trouva le projet assez à son gré, non seulement pour me solliciter d'y mettre la main, mais encore pour l'y mettre lui-même, et je fus étonné que, deux jours après, il me montra toute l'affaire exécutée d'une manière, à la vérité, beaucoup plus galante et plus spirituelle que je ne puis faire, mais où je trouvai des choses trop avantageuses pour moi ; et j'eus peur que, si je produisais cet ouvrage sur notre théâtre, on ne m'accusât d'avoir mendié les louanges qu'on m'y donnait. Cependant cela m'empêcha, par quelque considération, d'achever ce que j'avais commencé. Mais tant de gens me pressent tous les jours de le faire, que je ne sais ce qui en sera ; et cette incertitude est cause que je ne mets point dans cette Préface ce qu'on verra dans la Critique, en cas que je me résolve à la faire paraître. S'il faut que cela soit, je le dis encore, ce sera seulement pour venger le public du chagrin délicat de certaines gens ; car, pour moi, je m'en tiens assez vengé par la réussite de ma comédie ; et je souhaite que toutes celles que je pourrai faire soient traitées par eux comme celle-ci, pourvu que le reste soit de même.


    Acte I







    Scène 1—CHRYSALDE, ARNOLPHE






    CHRYSALDE
    Vous venez, dites-vous, pour lui donner la main?



    ARNOLPHE
    Oui. Je veux terminer la chose dans demain.



    CHRYSALDE
    Nous sommes ici seuls, et l'on peut, ce me semble,
    Sans craindre d'être ouïs, y discourir ensemble.
    Voulez-vous qu'en ami je vous ouvre mon coeur?
    Votre dessein, pour vous, me fait trembler de peur,
    Et, de quelque façon que vous tourniez l'affaire,
    Prendre femme est à vous un coup bien téméraire.



    ARNOLPHE
    Il est vrai, notre ami. Peut-être que chez vous
    Vous trouvez des sujets de craindre pour chez nous ;
    Et votre front, je crois, veut que du mariage
    Les cornes soient partout l'infaillible apanage.



    CHRYSALDE
    Ce sont coups de hasard, dont on n'est point garant ;
    Et bien sot, ce me semble, est le soin qu'on en prend.
    Mais, quand je crains pour vous, c'est cette raillerie
    Dont cent pauvres maris ont souffert la furie :
    Car enfin, vous savez qu'il n'est grands, ni petits,
    Que de votre critique on ait vus garantis :
    Que vos plus grands plaisirs sont, partout où vous êtes,
    De faire cent éclats des intrigues secrètes...



    ARNOLPHE
    Fort bien. Est-il au monde une autre ville aussi
    Où l'on ait des maris si patients qu'ici?
    Est-ce qu'on n'en voit pas de toutes les espèces
    Qui sont accommodés chez eux de toutes pièces?
    L'un amasse du bien dont sa femme fait part
    A ceux qui prennent soin de le faire cornard ;
    L'autre, un peu plus heureux, mais non pas moins infâme,
    Voit faire tous les jours des présents à sa femme,
    Et d'aucun soin jaloux n'a l'esprit combattu
    Parce qu'elle lui dit que c'est pour sa vertu.
    L'un fait beaucoup de bruit qui ne lui sert de guères ;
    L'autre en toute douceur laisse aller les affaires,
    Et, voyant arriver chez lui le damoiseau,
    Prend fort honnêtement ses gants et son manteau.
    L'une, de son galant, en adroite femelle,
    Fait fausse confidence à son époux fidèle,
    Qui dort en sûreté sur un pareil appas,
    Et le plaint, ce galant, des soins qu'il ne perd pas ;
    L'autre, pour se purger de sa magnificence,
    Dit qu'elle gagne au jeu l'argent qu'elle dépense,
    Et le mari benêt, sans songer à quel jeu,
    Sur les gains qu'elle fait rend des grâces à Dieu.
    Enfin, ce sont partout des sujets de satire,
    Et, comme spectateur, ne puis-je pas en rire?
    Puis-je pas de nos sots...



    CHRYSALDE
    Oui ; mais qui rit d'autrui
    Doit craindre qu'en revanche on rie aussi de lui.
    J'entends parler le monde, et des gens se délassent
    A venir débiter les choses qui se passent ;
    Mais, quoi que l'on divulgue aux endroits où je suis,
    Jamais on ne m'a vu triompher de ces bruits.
    J'y suis assez modeste ; et bien qu'aux occurrences
    Je puisse condamner certaines tolérances,
    Que mon dessein ne soit de souffrir nullement
    Ce que quelques maris souffrent paisiblement,
    Pourtant je n'ai jamais affecté de le dire ;
    Car enfin il faut craindre un revers de satire,
    Et l'on ne doit jamais jurer sur de tels cas
    De ce qu'on pourra faire, ou bien ne faire pas.
    Ainsi, quand à mon front, par un sort qui tout mène,
    Il serait arrivé quelque disgrâce humaine,
    Après mon procédé, je suis presque certain
    Qu'on se contentera de s'en rire sous main ;
    Et peut-être qu'encor j'aurai cet avantage,
    Que quelques bonnes gens diront que c'est dommage.
    Mais de vous, cher compère, il en est autrement ;
    Je vous le dis encor, vous risquez diablement.
    Comme sur les maris accusés de souffrance
    De tout temps votre langue a daubé d'importance,
    Qu'on vous a vu contre eux un diable déchaîné,
    Vous devez marcher droit, pour n'être point berné ;
    Et, s'il faut que sur vous on ait la moindre prise,
    Gare qu'aux carrefours on ne vous tympanise,
    Et...



    ARNOLPHE
    Mon Dieu! notre ami, ne vous tourmentez point :
    Bien huppé qui pourra m'attraper sur ce point.
    Je sais les tours rusés et les subtiles trames
    Dont pour nous en planter savent user les femmes.
    Et comme on est dupé par leurs dextérités,
    Contre cet accident j'ai pris mes sûretés ;
    Et celle que j'épouse a toute l'innocence
    Qui peut sauver mon front de maligne influence.



    CHRYSALDE
    Et que prétendez-vous qu'une sotte, en un mot...



    ARNOLPHE
    Epouser une sotte est pour n'être point sot.
    Je crois, en bon chrétien, votre moitié fort sage ;
    Mais une femme habile est un mauvais présage ;
    Et je sais ce qu'il coûte à de certaines gens
    Pour avoir pris les leurs avec trop de talents.
    Moi, j'irais me charger d'une spirituelle
    Qui ne parlerait rien que cercle et que ruelle ;
    Qui de prose et de vers ferait de doux écrits,
    Et que visiteraient marquis et beaux esprits,
    Tandis que, sous le nom du mari de madame,
    Je serais comme un saint que pas un ne réclame?
    Non, non, je ne veux point d'un esprit qui soit haut ;
    Et femme qui compose en sait plus qu'il ne faut.
    Je prétends que la mienne, en clartés peu sublime,
    Même ne sache pas ce que c'est qu'une rime :
    Et, s'il faut qu'avec elle on joue au corbillon,
    Et qu'on vienne à lui dire à son tour : "Qu'y met-on"?
    Je veux qu'elle réponde : "Une tarte à la crème" ;
    En un mot, qu'elle soit d'une ignorance extrême :
    Et c'est assez pour elle, à vous en bien parler,
    De savoir prier Dieu, m'aimer, coudre, et filer.



    CHRYSALDE
    Une femme stupide est donc votre marotte?



    ARNOLPHE
    Tant, que j'aimerais mieux une laide bien sotte
    Qu'une femme fort belle avec beaucoup d'esprit.



    CHRYSALDE
    L'esprit et la beauté...



    ARNOLPHE
    L'honnêteté suffit.



    CHRYSALDE
    Mais comment voulez-vous, après tout, qu'une bête
    Puisse jamais savoir ce que c'est qu'être honnête?
    Outre qu'il est assez ennuyeux, que je croi,
    D'avoir toute sa vie une bête avec soi,
    Pensez-vous le bien prendre, et que sur votre idée
    La sûreté d'un front puisse être bien fondée?
    Une femme d'esprit peut trahir son devoir ;
    Mais il faut pour le moins, qu'elle ose le vouloir ;
    Et la stupide au sien peut manquer d'ordinaire,
    Sans en avoir l'envie et sans penser le faire.



    ARNOLPHE
    A ce bel argument, à ce discours profond,
    Ce que Pantagruel à Panurge répond :
    Pressez-moi de me joindre à femme autre que sotte,
    Prêchez, patrocinez jusqu'à la Pentecôte ;
    Vous serez ébahi, quand vous serez au bout,
    Que vous ne m'aurez rien persuadé du tout.



    CHRYSALDE
    Je ne vous dis plus mot.



    ARNOLPHE
    Chacun a sa méthode,
    En femme, comme en tout, je veux suivre ma mode :
    Je me vois riche assez pour pouvoir, que je croi,
    Choisir une moitié qui tienne tout de moi,
    Et de qui la soumise et pleine dépendance
    N'ait à me reprocher aucun bien ni naissance.
    Un air doux et posé, parmi d'autres enfants,
    M'inspira de l'amour pour elle dès quatre ans.
    Sa mère se trouvant de pauvreté pressée,
    De la lui demander il me vint en pensée ;
    Et la bonne paysanne, apprenant mon désir,
    A s'ôter cette charge eut beaucoup de plaisir.
    Dans un petit couvent, loin de toute pratique,
    Je la fis élever selon ma politique ;
    C'est-à-dire, ordonnant quels soins on emploierait
    Pour la rendre idiote autant qu'il se pourrait.
    Dieu merci, le succès a suivi mon attente ;
    Et, grande, je l'ai vue à tel point innocente,
    Que j'ai béni le ciel d'avoir trouvé mon fait,
    Pour me faire une femme au gré de mon souhait.
    Je l'ai donc retirée, et comme ma demeure
    A cent sortes de gens est ouverte à toute heure
    Je l'ai mise à l'écart, comme il faut tout prévoir,
    Dans cette autre maison où nul ne me vient voir ;
    Et, pour ne point gâter sa bonté naturelle,
    Je n'y tiens que des gens tout aussi simples qu'elle.
    Vous me direz : "Pourquoi cette narration"?
    C'est pour vous rendre instruit de ma précaution.
    Le résultat de tout est qu'en ami fidèle
    Ce soir je vous invite à souper avec elle ;
    Je veux que vous puissiez un peu l'examiner,
    Et voir si de mon choix on me doit condamner.



    CHRYSALDE
    J'y consens.



    ARNOLPHE
    Vous pourrez, dans cette conférence,
    Juger de sa personne et de son innocence.



    CHRYSALDE
    Pour cet article-là, ce que vous m'avez dit
    Ne peut...



    ARNOLPHE
    La vérité passe encor mon récit.
    Dans ses simplicités à tous coups je l'admire,
    Et parfois elle en dit dont je pâme de rire.
    L'autre jour (pourrait-on se le persuader ?)
    Elle était fort en peine, et me vint demander,
    Avec une innocence à nulle autre pareille,
    Si les enfants qu'on fait se faisaient par l'oreille.



    CHRYSALDE
    Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe...



    ARNOLPHE
    Bon!
    Me voulez-vous toujours appeler de ce nom?



    CHRYSALDE
    Ah! malgré que j'en aie, il me vient à la bouche,
    Et jamais je ne songe à monsieur de la Souche.
    Qui diable vous a fait aussi vous aviser,
    A quarante-deux ans, de vous débaptiser
    Et d'un vieux tronc pourri de votre métairie
    Vous faire dans le monde un nom de seigneurie?



    ARNOLPHE
    Outre que la maison par ce nom se connaît,
    La Souche plus qu'Arnolphe à mes oreilles plaît.



    CHRYSALDE
    Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères,
    Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères!
    De la plupart des gens c'est la démangeaison ;
    Et, sans vous embrasser dans la comparaison,
    Je sais un paysan qu'on appelait Gros-Pierre,
    Qui, n'ayant pour tout bien qu'un seul quartier de terre,
    Y fit tout alentour faire un fossé bourbeux,
    Et de monsieur de l'Isle en prit le nom pompeux.



    ARNOLPHE
    Vous pourriez vous passer d'exemples de la sorte.
    Mais enfin de la Souche est le nom que je porte :
    J'y vois de la raison, j'y trouve des appas ;
    Et m'appeler de l'autre est ne m'obliger pas.



    CHRYSALDE
    Cependant la plupart ont peine à s'y soumettre,
    Et je vois même encor des adresses de lettre...



    ARNOLPHE
    Je le souffre aisément de qui n'est pas instruit ;
    Mais vous...



    CHRYSALDE
    Soit : là-dessus nous n'aurons point de bruit ;
    Et je prendrai le soin d'accoutumer ma bouche
    A ne plus vous nommer que monsieur de la Souche.



    ARNOLPHE
    Adieu. Je frappe ici pour donner le bonjour,
    Et dire seulement que je suis de retour.



    CHRYSALDE, s'en allant.
    Ma foi, je le tiens fou de toutes les manières.



    ARNOLPHE, seul.
    I1 est un peu blessé sur certaines matières.
    Chose étrange, de voir comme avec passion
    Un chacun est chaussé de son opinion!



    (Il frappe à sa porte.)



    Holà!




    Scène 2 : ALAIN, GEORGETTE, ARNOLPHE






    ALAIN
    Qui heurte?



    ARNOLPHE
    Ouvrez.



    (A part.)



    On aura, que je pense,
    Grande joie à me voir après dix jours d'absence.



    ALAIN
    Qui va là ?



    ARNOLPHE
    Moi.



    ALAIN
    Georgette !



    GEORGETTE
    Eh bien ?



    ALAIN
    Ouvre là-bas.



    GEORGETTE
    Vas-y, toi.



    ALAIN
    Vas-y, toi.

    GEORGETTE
    Ma foi, je n'irai pas.



    ALAIN
    Je n'irai pas aussi.



    ARNOLPHE
    Belle cérémonie
    Pour me laisser dehors! Holà! ho! je vous prie.



    GEORGETTE
    Qui frappe?



    ARNOLPHE
    Votre maître.



    GEORGETTE
    Alain!



    ALAIN
    Quoi?



    GEORGETTE
    C'est monsieur.
    Ouvre vite.



    ALAIN
    Ouvre, toi.



    GEORGETTE
    Je souffle notre feu.



    ALAIN
    J'empêche, peur du chat, que mon moineau ne sorte.



    ARNOLPHE
    Quiconque de vous deux n'ouvrira pas la porte
    N'aura point à manger de plus de quatre jours.
    Ah!



    GEORGETTE
    Par quelle raison y venir, quand j'y cours?



    ALAIN
    Pourquoi plutôt que moi? Le plaisant stratagème!



    GEORGETTE
    Ote-toi donc de là!



    ALAIN
    Non, ôte-toi toi-même.



    GEORGETTE
    Je veux ouvrir la porte.



    ALAIN
    Et je veux l'ouvrir, moi.



    GEORGETTE
    Tu ne l'ouvriras pas.



    ALAIN
    Ni toi non plus.



    GEORGETTE
    Ni toi.



    ARNOLPHE
    I1 faut que j'aie ici l'âme bien patiente!



    ALAIN, en entrant.
    Au moins, c'est moi, monsieur.



    GEORGETTE, en entrant.
    Je suis votre servante,
    C'est moi.



    ALAIN
    Sans le respect de monsieur que voilà,
    Je te...



    ARNOLPHE, recevant un coup d'Alain.
    Peste!



    ALAIN
    Pardon.



    ARNOLPHE
    Voyez ce lourdaud-là!



    ALAIN
    Mais elle aussi, monsieur...



    ARNOLPHE
    Que tous deux on se taise.
    Songez à me répondre, et laissons la fadaise.
    Eh bien, Alain, comment se porte-t-on ici?



    ALAIN
    Monsieur, nous nous... Monsieur, nous nous por...
    Dieu merci, Nous nous...



    (Arnolphe ôtant le chapeau d'Alain pour la troisième fois, et le
    jetant par terre.)



    ARNOLPHE
    Qui vous apprend, impertinente bête,
    A parler devant moi le chapeau sur la tête?



    ALAIN
    Vous faites bien, j'ai tort.



    ARNOLPHE, A Alain.
    Faites descendre Agnès.
    (A Georgette.)
    Lorsque je m'en allai, fut-elle triste après?



    GEORGETTE
    Triste? Non.



    ARNOLPHE
    Non?



    GEORGETTE
    Si fait.



    ARNOLPHE
    Pourquoi donc?...



    GEORGETTE
    Oui, je meure,
    Elle vous croyait voir de retour à toute heure ;
    Et nous n'oyions jamais passer devant chez nous
    Cheval, âne ou mulet, qu'elle ne prit pour vous.




    Scène 3 : AGNES, ALAIN, GEORGETTE, ARNOLPHE






    ARNOLPHE
    La besogne à la main! c'est un bon témoignage.
    Eh bien, Agnès, je suis de retour du voyage :
    En êtes-vous bien aise?



    AGNES
    Oui, monsieur, Dieu merci.



    ARNOLPHE
    Et moi, de vous revoir je suis bien aise aussi.
    Vous vous êtes toujours, comme on voit, bien portée?



    AGNES
    Hors les puces, qui m'ont la nuit inquiétée.



    ARNOLPHE
    Ah! vous aurez dans peu quelqu'un pour les chasser.



    AGNES
    Vous me ferez plaisir.



    ARNOLPHE
    Je le puis bien penser. Que faites-vous donc là?



    AGNES
    Je me fais des cornettes.
    Vos chemises de nuit et vos coiffes sont faites.



    ARNOLPHE
    Ah! voilà qui va bien. Allez, montez là-haut.
    Ne vous ennuyez point, je reviendrai tantôt,
    Et je vous parlerai d'affaires importantes.
    (Tous étant rentrés.)
    Héroïnes du temps, mesdames les savantes,
    Pousseuses de tendresse et de beaux sentiments,
    Je défie à la fois tous vos vers, vos romans,
    Vos lettres, billets doux, toute votre science,
    De valoir cette honnête et pudique ignorance.
    Ce n'est point par le bien qu'il faut être ébloui ;
    Et pourvu que l'honneur soit...




    Scène 4 : HORACE, ARNOLPHE






    ARNOLPHE
    Que vois-je ? Est-ce... Oui.
    Je me trompe... Nenni. Si fait. Non, c'est lui-même,
    Hor...



    AGNES
    Seigneur Ar...



    ARNOLPHE
    Horace.



    AGNES
    Arnolphe.



    ARNOLPHE
    Ah! joie extrême! Et depuis quand ici?



    AGNES
    Depuis neuf jours.



    ARNOLPHE
    Vraiment?



    AGNES
    Je fus d'abord chez vous, mais inutilement.



    ARNOLPHE
    J'étais à la campagne.



    AGNES
    Oui, depuis dix journées.



    ARNOLPHE
    Oh! comme les enfants croissent en peu d'années!
    J'admire de le voir au point où le voilà,
    Après que je l'ai vu pas plus grand que cela.



    AGNES
    Vous voyez.



    ARNOLPHE
    Mais, de grâce, Oronte votre père,
    Mon bon et cher ami que j'estime et révère
    Que fait-il à présent? Est-il toujours gaillard?
    A tout ce qui le touche il sait que je prends part :
    Nous ne nous sommes vus depuis quatre ans ensemble,
    Ni, qui plus est, écrit l'un à l'autre, me semble.



    AGNES
    Il est, seigneur Arnolphe, encor plus gai que nous,
    Et j'avais de sa part une lettre pour vous ;
    Mais depuis, par une autre, il m'apprend sa venue,
    Et la raison encor ne m'en est pas connue.
    Savez-vous qui peut être un de vos citoyens
    Qui retourne en ces lieux avec beaucoup de biens
    Qu'il s'est en quatorze ans acquis dans l'Amérique?



    ARNOLPHE
    Non. Mais vous a-t-on dit comme on le nomme?



    AGNES
    Enrique.



    ARNOLPHE
    Non.



    AGNES
    Mon père m'en parle, et qu'il est revenu,
    Comme s'il devait m'être entièrement connu,
    Et m'écrit qu'en chemin ensemble ils se vont mettre,
    Pour un fait important que ne dit point sa lettre.



    (Horace remet la lettre d'Oronte à Arnolphe.)



    ARNOLPHE
    J'aurai certainement grande joie à le voir,
    Et pour le régaler je ferai mon pouvoir.
    (Après avoir lu la lettre.)
    Il faut pour des amis des lettres moins civiles,
    Et tous ces compliments sont choses inutiles.
    Sans qu'il prît le souci de m'en écrire rien,
    Vous pouvez librement disposer de mon bien.



    AGNES
    Je suis homme à saisir les gens par leurs paroles,
    Et j'ai présentement besoin de cent pistoles.



    ARNOLPHE
    Ma foi, c'est m'obliger que d'en user ainsi ;
    Et je me réjouis de les avoir ici.
    Gardez aussi la bourse.



    AGNES
    Il faut...



    ARNOLPHE
    Laissons ce style.
    Eh bien, comment encor trouvez-vous cette ville?



    AGNES
    Nombreuse en citoyens, superbe en bâtiments
    Et j'en crois merveilleux les divertissements.



    ARNOLPHE
    Chacun a ses plaisirs qu'il se fait à sa guise ;
    Mais pour ceux que du nom de galants on baptise,
    Ils ont en ce pays de quoi se contenter,
    Car les femmes y sont faites à coqueter :
    On trouve d'humeur douce et la brune et la blonde,
    Et les maris aussi les plus bénins du monde.
    C'est un plaisir de prince, et des tours que je voi
    Je me donne souvent la comédie à moi.
    Peut-être en avez-vous déjà féru quelqu'une.
    Vous est-il point encore arrivé de fortune?
    Les gens faits comme vous font plus que les écus
    Et vous êtes de taille à faire des cocus.



    AGNES
    A ne vous rien cacher de la vérité pure,
    J'ai d'amour en ces lieux eu certaine aventure ;
    Et l'amitié m'oblige à vous en faire part.



    ARNOLPHE, à part.
    Bon! voici de nouveau quelque conte gaillard ;
    Et ce sera de quoi mettre sur mes tablettes.



    AGNES
    Mais, de grâce, qu'au moins ces choses soient secrètes.



    ARNOLPHE
    Oh!



    AGNES
    Vous n'ignorez pas qu'en ces occasions
    Un secret éventé rompt nos prétentions.
    Je vous avouerai donc avec pleine franchise
    Qu'ici d'une beauté mon âme s'est éprise.
    Mes petits soins d'abord ont eu tant de succès,
    Que je me suis chez elle ouvert un doux accès ;
    Et, sans trop me vanter, ni lui faire une injure,
    Mes affaires y sont en fort bonne posture.



    ARNOLPHE, riant
    Et c'est...?



    AGNES, lui montrant le logis d'Agnès.
    Un jeune objet qui loge en ce logis,
    Dont vous voyez d'ici que les murs sont rougis :
    Simple, à la vérité, par l'erreur sans seconde
    D'un homme qui la cache au commerce du monde,
    Mais qui, dans l'ignorance où l'on veut l'asservir,
    Fait briller des attraits capables de ravir ;
    Un air tout engageant, je ne sais quoi de tendre
    Dont il n'est point de coeur qui se puisse défendre.
    Mais peut-être il n'est pas que vous n'ayez bien vu
    Ce jeune astre d'amour, de tant d'attraits pourvu :
    C'est Agnès qu'on l'appelle.



    ARNOLPHE, à part.
    Ah! je crève!



    AGNES
    Pour l'homme,
    C'est, je crois, de la Zousse, ou Source, qu'on le nomme ;
    Je ne me suis pas fort arrêté sur le nom :
    Riche, à ce qu'on m'a dit, mais des plus sensés, non ;
    Et l'on m'en a parlé comme d'un ridicule.
    Le connaissez-vous point?



    ARNOLPHE, à part.
    La fâcheuse pilule!



    AGNES
    Eh! vous ne dites mot?



    ARNOLPHE
    Eh! oui, je le connais.



    AGNES
    C'est un fou, n'est-ce pas?



    ARNOLPHE
    Eh...



    AGNES
    Qu'en dites-vous? Quoi!
    Eh! c'est-à-dire, oui. Jaloux à faire rire?
    Sot? Je vois qu'il en est ce que l'on m'a pu dire.
    Enfin l'aimable Agnès a su m'assujettir.
    C'est un joli bijou, pour ne vous point mentir ;
    Et ce serait péché qu'une beauté si rare
    Fût laissée au pouvoir de cet homme bizarre.
    Pour moi, tous mes efforts, tous mes voeux les plus doux,
    Vont à m'en rendre maître en dépit du jaloux ;
    Et l'argent que de vous j'emprunte avec franchise
    N'est que pour mettre à bout cette juste entreprise.
    Vous savez mieux que moi, quels que soient nos efforts,
    Que l'argent est la clef de tous les grands ressorts,
    Et que ce doux métal, qui frappe tant de têtes,
    En amour, comme en guerre, avance les conquêtes.
    Vous me semblez chagrin! Serait-ce qu'en effet
    Vous désapprouveriez le dessein que j'ai fait?



    ARNOLPHE
    Non ; c'est que je songeais...



    AGNES
    Cet entretien vous lasse.
    Adieu. J'irai chez vous tantôt vous rendre grâce.



    ARNOLPHE, se croyant seul.
    Ah! faut-il...



    AGNES, revenant.
    Derechef, veuillez être discret ;
    Et n'allez pas, de grâce, éventer mon secret.



    ARNOLPHE, se croyant seul.
    Que je sens dans mon âme...



    AGNES, revenant
    Et surtout à mon père,
    Qui s'en ferait peut-être un sujet de colère.



    ARNOLPHE, croyant qu'Horace revient encore.
    Oh!...
    (Seul.)
    Oh! que j'ai souffert durant cet entretien!
    Jamais trouble d'esprit ne fut égal au mien.
    Avec quelle imprudence et quelle hâte extrême
    Il m'est venu conter cette affaire à moi-même :
    Bien que mon autre nom le tienne dans l'erreur,
    Etourdi montra-t-il jamais tant de fureur?
    Mais, ayant tant souffert, je devais me contraindre,
    Jusques à m'éclaircir de ce que je dois craindre,
    A pousser jusqu'au bout son caquet indiscret,
    Et savoir pleinement leur commerce secret.
    Tâchons à le rejoindre ; il n'est pas loin, je pense :
    Tirons-en de ce fait l'entière confidence.
    Je tremble du malheur qui m'en peut arriver,
    Et l'on cherche souvent plus qu'on ne veut trouver.




    Acte II






    Scène 1 : ARNOLPHE.






    Il m'est, lorsque j'y pense, avantageux sans doute
    D'avoir perdu mes pas, et pu manquer sa route :
    Car enfin de mon coeur le trouble impérieux
    N'eût pu se renfermer tout entier à ses yeux ;
    Il eût fait éclater l'ennui qui me dévore,
    Et je ne voudrais pas qu'il sût ce qu'il ignore.
    Mais je ne suis pas homme à gober le morceau,
    Et laisser un champ libre aux voeux du damoiseau.
    J'en veux rompre le cours, et, sans tarder, apprendre
    Jusqu'où l'intelligence entre eux a pu s'étendre :
    J'y prends pour mon honneur un notable intérêt ;
    Je la regarde en femme, aux termes qu'elle en est ;
    Elle n'a pu faillir sans me couvrir de honte,
    Et tout ce qu'elle fait enfin est sur mon compte.
    Eloignement fatal! voyage malheureux!



    (Frappant à sa porte.)




    Scène 2 : ALAIN, GEORGETTE, ARNOLPHE.






    ALAIN
    Ah! monsieur, cette fois...



    ARNOLPHE
    Paix! Venez çà tous deux.
    Passez là, passez là. Venez là, venez, dis-je.



    GEORGETTE
    Ah! vous me faites peur, et tout mon sang se fige.



    ARNOLPHE
    C'est donc ainsi qu'absent vous m'avez obéi?
    Et tous deux, de concert, vous m'avez donc trahi?



    GEORGETTE, tombant aux genoux d'Arnolphe.
    Eh! ne me mangez pas, monsieur, je vous conjure.



    ALAIN, à part.
    Quelque chien enragé l'a mordu, je m'assure.



    ARNOLPHE, à part.
    Ouf! je ne puis parler, tant je suis prévenu ;
    Je suffoque, et voudrais me pouvoir mettre nu.



    (A Alain et à Georgette.)



    Vous avez donc souffert, ô canaille maudite!
    Qu'un homme soit venu...



    (A Alain qui veut s'enfuir.)



    Tu veux prendre la fuite!
    Il faut que sur-le-champ...



    (A Georgette.)



    St tu bouges... Je veux
    Que vous me disiez... Euh! oui, je veux que tous deux...



    (Alain et Georgette se lèvent, et veulent encore s'enfuir.)



    Quiconque remuera, par la mort! je l'assomme.
    Comme est-ce que chez moi s'est introduit cet homme?
    Eh! parlez. Dépêchez, vite, promptement, tôt,
    Sans rêver. Veut-on dire?



    ALAIN ET GEORGETTE
    Ah! Ah!



    GEORGETTE, retombant aux genoux d'Arnolphe.
    Le coeur me faut!



    ALAIN, retombant aux genoux d'Arnolphe.
    Je meurs!



    ARNOLPHE, à part.
    Je suis en eau : prenons un peu d'haleine ;
    Il faut que je m'évente et que je me promène.
    Aurais-je deviné, quand je l'ai vu petit,
    Qu'il croîtrait pour cela? Ciel! que mon coeur pâtit!
    Je pense qu'il vaut mieux que de sa propre bouche
    Je tire avec douceur l'affaire qui me touche.
    Tâchons à modérer notre ressentiment.
    Patience, mon coeur, doucement, doucement.



    (A Alain et à Georgette.)



    Levez-vous, et, rentrant, faites qu'Agnès descende.
    Arrêtez.



    (A part.)



    Sa surprise en deviendrait moins grande :
    Du chagrin qui me trouble ils iraient l'avertir,
    Et moi-même je veux l'aller faire sortir.



    (A Alain et à Georgette.)



    Que l'on m'attende ici.




    Scène 3 : ALAIN, GEORGETTE.






    GEORGETTE
    Mon Dieu, qu'il est terrible!
    Ses regards m'ont fait peur, mais une peur horrible,
    Et jamais je ne vis un plus hideux chrétien.



    ALAIN
    Ce monsieur l'a fâché ; je te le disais bien.



    GEORGETTE
    Mais que diantre est-ce là, qu'avec tant de rudesse
    Il nous fait au logis garder notre maîtresse?
    D'où vient qu'à tout le monde il veut tant la cacher,
    Et qu'il ne saurait voir personne en approcher?



    ALAIN
    C'est que cette action le met en jalousie.



    GEORGETTE
    Mais d'où vient qu'il est pris de cette fantaisie?



    ALAIN
    Cela vient... Cela vient de ce qu'il est jaloux.



    GEORGETTE
    Oui ; mais pourquoi l'est-il? et pourquoi ce courroux?



    ALAIN
    C'est que la jalousie... entends-tu bien, Georgette,
    Est une chose... là... qui fait qu'on s'inquiète...
    Et qui chasse les gens d'autour d'une maison.
    Je m'en vais te bailler une comparaison,
    Afin de concevoir la chose davantage.
    Dis-moi, n'est-il pas vrai, quand tu tiens ton potage
    Que si quelque affamé venait pour en manger,
    Tu serais en colère, et voudrais le charger?



    GEORGETTE
    Oui, je comprends cela.



    ALAIN
    C'est justement tout comme.
    La femme est en effet le potage de l'homme ;
    Et, quand un homme voit d'autres hommes parfois
    Qui veulent dans sa soupe aller tremper leurs doigts,
    Il en montre aussitôt une colère extrême.



    GEORGETTE
    Oui ; mais pourquoi chacun n'en fait-il pas de même
    Et que nous en voyons qui paraissent joyeux
    Lorsque leurs femmes sont avec les biaux monsieux?



    ALAIN
    C'est que chacun n'a pas cette amitié goulue
    Qui n'en veut que pour soi.



    GEORGETTE
    Si je n'ai la berlue,
    Je le vois qui revient.



    ALAIN
    Tes yeux sont bons, c'est lui.



    GEORGETTE
    Vois comme il est chagrin.



    ALAIN
    C'est qu'il a de l'ennui.




    Scène 4 : ARNOLPHE, AGNES, ALAIN, GEORGETTE.






    ARNOLPHE, à part.
    Un certain Grec disait à l'empereur Auguste,
    Comme une instruction utile autant que juste,
    Que lorsqu'une aventure en colère nous met,
    Nous devons, avant tout, dire notre alphabet,
    Afin que dans ce temps la bile se tempère,
    Et qu'on ne fasse rien que l'on ne doive faire,
    J'ai suivi sa leçon sur le sujet d'Agnès,
    Et je la fis venir dans ce lieu tout exprès,
    Sous prétexte d'y faire un tour de promenade,
    Afin que les soupçons de mon esprit malade
    Puissent sur le discours la mettre adroitement,
    Et, lui sondant le coeur, s'éclaircir doucement.
    Venez, Agnès.



    (A Alain et à Georgette.)



    Rentrez.




    Scène 5 : ARNOLPHE, AGNES.






    ARNOLPHE
    La promenade est belle.



    AGNES
    Fort belle.



    ARNOLPHE
    Le beau jour!



    AGNES
    Fort beau.



    ARNOLPHE
    Quelle nouvelle?



    AGNES
    Le petit chat est mort.



    ARNOLPHE
    C'est dommage ; mais quoi!
    Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi.
    Lorsque j'étais aux champs, n'a-t-il point fait de pluie?



    AGNES
    Non.



    ARNOLPHE
    Vous ennuyait-il?



    AGNES
    Jamais je ne m'ennuie.



    ARNOLPHE
    Qu'avez-vous fait encor ces neuf ou dix jours-ci?



    AGNES
    Six chemises, je pense, et six coiffes aussi.



    ARNOLPHE, ayant un peu rêvé.
    Le monde, chère Agnès, est une étrange chose!
    Voyez la médisance, et comme chacun cause!
    Quelques voisins m'ont dit qu'un jeune homme inconnu
    Etait, en mon absence, à la maison venu ;
    Que vous aviez souffert sa vue et ses harangues.
    Mais je n'ai point pris foi sur ces méchantes langues,
    Et j'ai voulu gager que c'était faussement...



    AGNES
    Mon Dieu! ne gagez pas, vous perdriez vraiment.



    ARNOLPHE
    Quoi! c'est la vérité qu'un homme...



    AGNES
    Chose sûre,
    Il n'a presque bougé de chez nous, je vous jure.



    ARNOLPHE, bas à part.
    Cet aveu qu'elle fait avec sincérité
    Me marque pour le moins son ingénuité.



    (Haut.)



    Mais il me semble, Agnès, si ma mémoire est bonne,
    Que j'avais défendu que vous vissiez personne.



    AGNES
    Oui ; mais quand je l'ai vu, vous ignoriez pourquoi ;
    Et vous en auriez fait, sans doute, autant que moi.



    ARNOLPHE
    Peut-être. Mais enfin contez-moi cette histoire.



    AGNES
    Elle est fort étonnante, et difficile à croire.
    J'étais sur le balcon à travailler au frais,
    Lorsque je vis passer sous les arbres d'auprès
    Un jeune homme bien fait, qui, rencontrant ma vue,
    D'une humble révérence aussitôt me salue :
    Moi, pour ne point manquer à la civilité,
    Je fis la révérence aussi de mon côté.
    Soudain il me refait une autre révérence ;
    Moi, j'en refais de même une autre en diligence ;
    Et lui d'une troisième aussitôt repartant,
    D'une troisième aussi j'y repars à l'instant.
    Il passe, vient, repasse, et toujours de plus belle
    Me fait à chaque fois révérence nouvelle ;
    Et moi, qui tous ces tours fixement regardais,
    Nouvelle révérence aussi je lui rendais :
    Tant que, si sur ce point la nuit ne fût venue,
    Toujours comme cela je me serais tenue,
    Ne voulant point céder, ni recevoir l'ennui
    Qu'il me pût estimer moins civile que lui.



    ARNOLPHE
    Fort bien.



    AGNES
    Le lendemain, étant sur notre porte,
    Une vieille m'aborde, en parlant de la sorte :
    "Mon enfant, le bon Dieu puisse-t-il vous bénir,
    Et dans tous vos attraits longtemps vous maintenir!
    Il ne vous a pas fait une belle personne,
    Afin de mal user des choses qu'il vous donne ;
    Et vous devez savoir que vous avez blessé
    Un coeur qui de s'en plaindre est aujourd'hui forcé."



    ARNOLPHE, à part.
    Ah! suppôt de Satan! exécrable damnée!



    AGNES
    Moi, j'ai blessé quelqu'un? fis-je tout étonnée.
    "Oui, dit-elle, blessé, mais blessé tout de bon ;
    Et c'est l'homme qu'hier vous vîtes du balcon."
    Hélas! qui pourrait, dis-je, en avoir été cause?
    Sur lui, sans y penser, fis-je choir quelque chose?
    "Non, dit-elle ; vos yeux ont fait ce coup fatal,
    Et c'est de leurs regards qu'est venu tout son mal."
    Eh, mon Dieu! ma surprise est, fis-je, sans seconde ;
    Mes yeux ont-ils du mal, pour en donner au monde?
    "Oui, fit-elle, vos yeux, pour causer le trépas,
    Ma fille, ont un venin que vous ne savez pas,
    En un mot, il languit, le pauvre misérable ;
    Et s'il faut, poursuivit la vieille charitable,
    Que votre cruauté lui refuse un secours,
    C'est un homme à porter en terre dans deux jours."
    Mon Dieu! j'en aurais, dis-je, une douleur bien grande.
    Mais pour le secourir qu'est-ce qu'il me demande?
    "Mon enfant, me dit-elle, il ne veut obtenir
    Que le bien de vous voir et vous entretenir ;
    Vos yeux peuvent eux seuls empêcher sa ruine,
    Et du mal qu'ils ont fait être la médecine."
    Hélas ! volontiers, dis-je ; et, puisqu'il est ainsi,
    Il peut, tant qu'il voudra, me venir voir ici.



    ARNOLPHE, à part.
    Ah! sorcière maudite, empoisonneuse d'âmes,
    Puisse l'enfer payer tes charitables trames!



    AGNES
    Voilà comme il me vit, et reçut guérison.
    Vous-même, à votre avis, n'aije pas eu raison?
    Et pouvais-je, après tout, avoir la conscience
    De le laisser mourir faute d'une assistance?
    Moi qui compatis tant aux gens qu'on fait souffrir,
    Et ne puis, sans pleurer, voir un poulet mourir.



    ARNOLPHE, bas, à part.
    Tout cela n'est parti que d'une âme innocente
    Et j'en dois accuser mon absence imprudente,
    Qui sans guide a laissé cette bonté de moeurs
    Exposée aux aguets des rusés séducteurs.
    Je crains que le pendard, dans ses voeux téméraires,
    Un peu plus haut que jeu n'ait poussé les affaires.



    AGNES
    Qu'avez-vous? Vous grondez, ce me semble, un petit.
    Est-ce que c'est mal fait ce que je vous ai dit?



    ARNOLPHE
    Non. Mais de cette vue apprenez-moi les suites,
    Et comme le jeune homme a passé ses visites.



    AGNES
    Hélas! si vous saviez comme il était ravi,
    Comme il perdit son mal sitôt que je le vi,
    Le présent qu'il m'a fait d'une belle cassette,
    Et l'argent qu'en ont eu notre Alain et Georgette,
    Vous l'aimeriez sans doute, et diriez comme nous...



    ARNOLPHE
    Oui, mais que faisait-il étant seul avec vous?



    AGNES
    Il disait qu'il m'aimait d'une amour sans seconde,
    Et me disait des mots les plus gentils du monde,
    Des choses que jamais rien ne peut égaler,
    Et dont, toutes les fois que je l'entends parler,
    La douceur me chatouille, et là dedans remue
    Certain je ne sais quoi dont je suis tout émue.



    ARNOLPHE, bas, à part.
    O fâcheux examen d'un mystère fatal,
    Où l'examinateur souffre seul tout le mal!



    (Haut.)



    Outre tous ces discours, toutes ces gentillesses,
    Ne vous faisait-il point aussi quelques caresses?



    AGNES
    Oh! tant! il me prenait et les mains et les bras,
    Et de me les baiser il n'était jamais las.



    ARNOLPHE
    Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose?



    (La voyant interdite.)



    Ouf!



    AGNES
    Eh! il m'a...



    ARNOLPHE
    Quoi?



    AGNES
    Pris...

    ARNOLPHE
    Euh?



    AGNES
    Le...



    ARNOLPHE
    Plaît-il?



    AGNES
    Je n'ose,
    Et vous vous fâcherez peut-être contre moi.



    ARNOLPHE
    Non.



    AGNES
    Si fait.



    ARNOLPHE
    Mon Dieu! non.



    AGNES
    Jurez donc votre foi.



    ARNOLPHE
    Ma foi, soit.



    AGNES
    Il m'a pris... Vous serez en colère.



    ARNOLPHE
    Non.



    AGNES
    Si.



    ARNOLPHE
    Non, non, non, non. Diantre! que de mystère!
    Qu'est-ce qu'il vous a pris?



    AGNES
    Il...



    ARNOLPHE, à part.
    Je souffre en damné.



    AGNES
    Il m'a pris le ruban que vous m'aviez donné.
    A vous dire le vrai, je n'ai pu m'en défendre.



    ARNOLPHE, reprenant haleine.
    Passe pour le ruban. Mais je voulais apprendre
    S'il ne vous a rien fait que vous baiser les bras.



    AGNES
    Comment! est-ce qu'on fait d'autres choses?



    ARNOLPHE
    Non pas.
    Mais, pour guérir du mal qu'il dit qui le possède,
    N'a-t-il point exigé de vous d'autre remède?



    AGNES
    Non. Vous pouvez juger, s'il en eût demandé,
    Que pour le secourir j'aurais tout accordé.



    ARNOLPHE, bas, à part.
    Grâce aux bontés du ciel, j'en suis quitte à bon compte :
    Si j'y retombe plus, je veux bien qu'on m'affronte.
    Chut.



    (Haut.)



    De votre innocence, Agnès, c'est un effet ;
    Je ne vous en dis mot. Ce qui s'est fait est fait.
    Je sais qu'en vous flattant le galant ne désire
    Que de vous abuser, et puis après s'en rire.



    AGNES
    Oh! point! Il me l'a dit plus de vingt fois à moi.



    ARNOLPHE
    Ah! vous ne savez pas ce que c'est que sa foi.
    Mais enfin apprenez qu'accepter des cassettes,
    Et de ces beaux blondins écouter les sornettes,
    Que se laisser par eux, à force de langueur,
    Baiser ainsi les mains et chatouiller le coeur,
    Est un péché mortel des plus gros qu'il se fasse.



    AGNES
    Un péché, dites-vous? Et la raison, de grâce?



    ARNOLPHE
    La raison? La raison est l'arrêt prononcé
    Que par ces actions le ciel est courroucé.



    AGNES
    Courroucé! Mais pourquoi faut-il qu'il s'en courrouce?
    C'est une chose, hélas! si plaisante et si douce!
    J'admire quelle joie on goûte à tout cela ;
    Et je ne savais point encor ces choses-là.



    ARNOLPHE
    Oui, c'est un grand plaisir que toutes ces tendresses,
    Ces propos si gentils, et ces douces caresses ;
    Mais il faut le goûter en toute honnêteté,
    Et qu'en se mariant le calme en soit ôté.



    AGNES
    N'est-ce plus un péché lorsque l'on se marie?



    ARNOLPHE
    Non.



    AGNES
    Mariez-moi donc promptement, je vous prie.



    ARNOLPHE
    Si vous le souhaitez, je le souhaite aussi ;
    Et pour vous marier on me revoit ici.



    AGNES
    Est-ll possible?



    ARNOLPHE
    Oui.



    AGNES
    Que vous me ferez aise!



    ARNOLPHE
    Oui, je ne doute point que l'hymen ne vous plaise.



    AGNES
    Vous nous voulez, nous deux...



    ARNOLPHE
    Rien de plus assuré.



    AGNES
    Que. si cela se fait, je vous caresserai!



    ARNOLPHE
    Eh! la chose sera de ma part réciproque.



    AGNES
    Je ne reconnais point, pour moi, quand on se moque.
    Parlez-vous tout de bon?



    ARNOLPHE
    Oui, vous le pourrez voir.



    AGNES
    Nous serons mariés?



    ARNOLPHE
    Oui.



    AGNES
    Mais quand?



    ARNOLPHE
    Dès ce soir.



    AGNES, riant.
    Dès ce soir?



    ARNOLPHE
    Dès ce soir. Cela vous fait donc rire?



    AGNES
    Oui.



    ARNOLPHE
    Vous voir bien contente est ce que je désire.



    AGNES
    Hélas! que je vous ai grande obligation, Et qu'avec lui j'aurai de
    satisfaction!



    ARNOLPHE
    Avec qui?



    AGNES
    Avec.... Là...



    ARNOLPHE
    Là... Là n'est pas mon compte,
    A choisir un mari vous êtes un peu prompte.
    C'est un autre, en un mot, que je vous tiens tout prêt,
    Et quant au monsieur là, je prétends, s'il vous plaît,
    Dût le mettre au tombeau le mal dont il vous berce
    Qu'avec lui désormais vous rompiez tout commerce ;
    Que, venant au logis, pour votre compliment,
    Vous lui fermiez au nez la porte honnêtement :
    Et lui jetant, s'il heurte, un grès par la fenêtre,
    L'obligiez tout de bon à ne plus y paraître.
    M'entendez-vous, Agnès? Moi, caché dans un coin,
    De votre procédé je serai le témoin.



    AGNES
    Las! il est si bien fait! C'est...



    ARNOLPHE
    Ah! que de langage!



    AGNES
    Je n'aurai pas le coeur...



    ARNOLPHE
    Point de bruit davantage. Montez là-haut.



    AGNES
    Mais quoi! voulez-vous...



    ARNOLPHE
    C'est assez.
    Je suis maître, je parle ; allez, obéissez.




    Acte III






    Scène 1 : ARNOLPHE, AGNES, ALAIN, GEORGETTE






    ARNOLPHE
    Oui, tout a bien été, ma joie est sans pareille :
    Vous avez là suivi mes ordres à merveille,
    Confondu de tout point le blondin séducteur ;
    Et voilà de quoi sert un sage directeur.
    Votre innocence, Agnès, avait été surprise :
    Voyez, sans y penser, où vous vous étiez mise.
    Vous enfiliez tout droit, sans mon instruction,
    Le grand chemin d'enfer et de perdition.
    De tous ces damoiseaux on sait trop les coutumes :
    Ils ont de beaux canons, force rubans et plumes,
    Grands cheveux, belles dents, et des propos fort doux ;
    Mais, comme je vous dis, la griffe est là-dessous ;
    Et ce sont vrais satans, dont la gueule altérée
    De l'honneur féminin cherche à faire curée.
    Mais, encore une fois, grâce au soin apporté,
    Vous en êtes sortie avec honnêteté.
    L'air dont je vous ai vu lui jeter cette pierre,
    Qui de tous ses desseins a mis l'espoir par terre,
    Me confirme encor mieux à ne point différer
    Les noces où je dis qu'il vous faut préparer.
    Mais, avant toute chose, il est bon de vous faire
    Quelque petit discours qui vous soit salutaire.
    Un siège au frais ici.



    (A Georgette et à Alain.)



    Vous, si jamais en rien...



    GEORGETTE
    De toutes vos leçons nous nous souviendrons bien,
    Cet autre monsieur-là nous en faisait accroire ;
    Mais...



    ALAIN
    S'il entre jamais, je veux jamais ne boire.
    Aussi bien est-ce un sot ; il nous a, l'autre fois,
    Donné deux écus d'or qui n'étaient pas de poids.



    ARNOLPHE
    Ayez donc pour souper tout ce que je désire ;
    Et pour notre contrat, comme je viens de dire,
    Faites venir ici, l'un ou l'autre, au retour,
    Le notaire qui loge au coin de ce carfour.




    Scène 2 : ARNOLPHE, AGNES






    ARNOLPHE, assis.
    Agnès, pour m'écouter, laissez là votre ouvrage :
    Levez un peu la tête, et tournez le visage :



    (Mettant le doigt sur son front.)



    Là, regardez-moi là durant cet entretien ;
    Et, jusqu'au moindre mot, imprimez-le-vous bien.
    Je vous épouse, Agnès ; et, cent fois la journée,
    Vous devez bénir l'heur de votre destinée,
    Contempler la bassesse où vous avez été,
    Et dans le même temps admirer ma bonté,
    Qui, de ce vil état de pauvre villageoise,
    Vous fait monter au rang d'honorable bourgeoise,
    Et jouir de la couche et des embrassements
    D'un homme qui fuyait tous ces engagements,
    Et dont à vingt partis, fort capables de plaire,
    Le coeur a refusé l'honneur qu'il veut vous faire.
    Vous devez toujours, dis-je, avoir devant les yeux
    Le peu que vous étiez sans ce noeud glorieux,
    Afin que cet objet d'autant mieux vous instruise,
    A mériter l'état où je vous aurai mise,
    A toujours vous connaître, et faire qu'à jamais
    Je puisse me louer de l'acte que je fais.
    Le mariage, Agnès, n'est pas un badinage :
    A d'austères devoirs le rang de femme engage ;
    Et vous n'y montez pas, à ce que je prétends,
    Pour être libertine et prendre du bon temps.
    Votre sexe n'est là que pour la dépendance :
    Du côté de la barbe est la toute-puissance.
    Bien qu'on soit deux moitiés de la société,
    Ces deux moitiés pourtant n'ont point d'égalité ;
    L'une est moitié suprême, et l'autre subalterne ;
    L'une en tout est soumise à l'autre, qui gouverne ;
    Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,
    Montre d'obéissance au chef qui le conduit,
    Le valet à son maître, un enfant à son père,
    A son supérieur le moindre petit frère,
    N'approche point encor de la docilité,
    Et de l'obéissance, et de l'humilité,
    Et du profond respect où la femme doit être
    Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.
    Lorsqu'il jette sur elle un regard sérieux,
    Son devoir aussitôt est de baisser les yeux,
    Et de n'oser jamais le regarder en face
    Que quand d'un doux regard il lui veut faire grâce.
    C'est ce qu'entendent mal les femmes d'aujourd'hui ;
    Mais ne vous gâtez pas sur l'exemple d'autrui.
    Gardez-vous d'imiter ces coquettes vilaines
    Dont par toute la ville on chante les fredaines,
    Et de vous laisser prendre aux assauts du malin,
    C'est-à-dire d'ouïr aucun jeune blondin.
    Songez qu'en vous faisant moitié de ma personne,
    C'est mon honneur, Agnès, que je vous abandonne,
    Que cet honneur est tendre et se blesse de peu,
    Que sur un tel sujet il ne faut point de jeu ;
    Et qu'il est aux enfers des chaudières bouillantes
    Où l'on plonge à jamais les femmes mal vivantes.
    Ce que je vous dis là ne sont point des chansons ;
    Et vous devez du coeur dévorer ces leçons.
    Si votre âme les suit et fuit d'être coquette,
    Elle sera toujours, comme un lis, blanche et nette ;
    Mais, s'il faut qu'à l'honneur elle fasse un faux bond,
    Elle deviendra lors noire comme un charbon ;
    Vous paraîtrez à tous un objet effroyable,
    Et vous irez un jour, vrai partage du diable,
    Bouillir dans les enfers à toute éternité,
    Dont veuille vous garder la céleste bonté!
    Faites la révérence. Ainsi qu'une novice
    Par coeur dans le couvent doit savoir son office,
    Entrant au mariage il en faut faire autant ;
    Et voici dans ma poche un écrit important,
    Qui vous enseignera l'office de la femme.
    J'en ignore l'auteur : mais c'est quelque bonne âme ;
    Et je veux que ce soit votre unique entretien.
    Tenez.



    (Il se lève.)



    Voyons un peu si vous le lirez bien.



    (AGNES lit.)



    « LES MAXIMES DU MARIAGE
    OU LES DEVOIRS DE LA FEMME MARIEE
    AVEC SON EXERCICE JOURNALIER



    PREMIERE MAXIME
    Celle qu'un lien honnête
    Fait entrer au lit d'autrui,
    Doit se mettre dans la tête,
    Malgré le train d'aujourd'hui,
    Que l'homme qui la prend ne la prend que pour lui.»



    ARNOLPHE
    Je vous expliquerai ce que cela veut dire ;
    Mais pour l'heure présente, il ne faut rien que lire.



    (AGNES poursuit.)



    « DEUXIEME MAXIME
    Elle ne se doit parer
    Qu'autant que peut désirer
    Le mari qui la possède :
    C'est lui qui touche seul le soin de sa beauté ;
    Et pour rien doit être compté
    Que les autres la trouvent laide.



    TROISIEME MAXIME
    Loin ces études d'oeillades,
    Ces eaux, ces blancs, ces pommades,
    Et mille ingrédients qui font des teints fleuris :
    A l'honneur, tous les jours, ce sont drogues mortelles ;
    Et les soins de paraître belles
    Se prennent peu pour les maris.



    QUATRIEME MAXIME
    Sous sa coiffe, en sortant, comme l'honneur l'ordonne,
    Il faut que de ses yeux elle étouffe les coups ;
    Car, pour bien plaire à son époux,
    Elle ne doit plaire à personne.



    CINQUIEME MAXIME
    Hors ceux dont au mari la visite se rend,
    La bonne règle défend
    De recevoir aucune âme :
    Ceux qui de galante humeur
    N'ont affaire qu'à madame
    N'accommodent pas monsieur.



    SIXIEME MAXIME
    Il faut des présents des hommes
    Qu'elle se défende bien ;
    Car, dans le siècle où nous sommes,
    On ne donne rien pour rien.



    SEPTIEME MAXIME
    Dans ses meubles, dût-elle en avoir de l'ennui,
    Il ne faut écritoire, encre, papier, ni plumes :
    Le mari doit, dans les bonnes coutumes,
    Ecrire tout ce qui s'écrit chez lui.



    HUITIEME MAXIME
    Ces sociétés déréglées,
    Qu'on nomme belles assemblées,
    Des femmes tous les jours corrompent les esprits.
    En bonne politique on les doit interdire ;
    Car c'est là que l'on conspire
    Contre les pauvres maris.



    NEUVIEME MAXIME
    Toute femme qui veut à l'honneur se vouer
    Doit se défendre de jouer,
    Comme d'une chose funeste ;
    Car le jeu, fort décevant,
    Pousse une femme souvent
    A jouer de tout son reste.



    DIXIEME MAXIME
    Des promenades du temps,
    Ou repas qu'on donne aux champs,
    Il ne faut point qu'elle essaye ;
    Selon les prudents cerveaux,
    Le mari, dans ces cadeaux,
    Est toujours celui qui paye.



    ONZIEME MAXIME...»



    ARNOLPHE
    Vous achèverez seule ; et, pas à pas, tantôt
    Je vous expliquerai ces choses comme il faut.
    Je me suis souvenu d'une petite affaire :
    Je n'ai qu'un mot à dire et ne tarderai guère ;
    Rentrez, et conservez ce livre chèrement ;
    Si le notaire vient, qu'il m'attende un moment.




    Scène 3 : ARNOLPHE, seul.






    Je ne puis faire mieux que d'en faire ma femme.
    Ainsi que je voudrai je tournerai cette âme ;
    Comme un morceau de cire entre mes mains elle est.
    Et je lui puis donner la forme qui me plaît.
    Il s'en est peu fallu que, durant mon absence,
    On ne m'ait attrapé par son trop d'innocence
    Mais il vaut beaucoup mieux, à dire vérité
    Que la femme qu'on a pèche de ce côté.
    De ces sortes d'erreurs le remède est facile.
    Toute personne simple aux leçons est docile ;
    Et, si du bon chemin on l'a fait écarter,
    Deux mots incontinent l'y peuvent rejeter.
    Mais une femme habile est bien une autre bête,
    Notre sort ne dépend que de sa seule tête
    De ce qu'elle s'y met rien ne la fait gauchir,
    Et nos enseignements ne font là que blanchir ;
    Son bel esprit lui sert à railler nos maximes,
    A se faire souvent des vertus de ses crimes,
    Et trouver pour venir à ses coupables fins,
    Des détours à duper l'adresse des plus fins.
    Pour se parer du coup en vain on se fatigue ;
    Une femme d'esprit est un diable en intrigue ;
    Et, dès que son caprice a prononcé tout bas
    L'arrêt de notre honneur, il faut passer le pas :
    Beaucoup d'honnêtes gens en pourraient bien que dire
    Enfin mon étourdi n'aura pas lieu d'en rire ;
    Par son trop de caquet il a ce qu'il lui faut.
    Voilà de nos Français l'ordinaire défaut :
    Dans la possession d'une bonne fortune,
    Le secret est toujours ce qui les importune,
    Et la vanité sotte a pour eux tant d'appas,
    Qu'ils se perdraient plutôt que de ne causer pas.
    Oh! que les femmes sont du diable bien tentées,
    Lorsqu'elles vont choisir ces têtes éventées!
    Et que... Mais le voici... Cachons-nous toujours bien
    Et découvrons un peu quel chagrin est le sien.




    Scène 4 : HORACE, ARNOLPHE






    AGNES
    Je reviens de chez vous, et le destin me montre
    Qu'il n'a pas résolu que je vous y rencontre,
    Mais j'irai tant de fois, qu'enfin quelque moment...



    ARNOLPHE
    Eh, mon Dieu! n'entrons point dans ce vain compliment :
    Rien ne me fâche tant que ces cérémonies ;
    Et, si l'on m'en croyait, elles seraient bannies.
    C'est un maudit usage et la plupart des gens
    Y perdent sottement les deux tiers de leur temps.
    Mettons donc sans façons.



    (Il se couvre.)



    Eh bien! vos amourettes?
    Puis-je, seigneur Horace, apprendre où vous en êtes?
    J'étais tantôt distrait par quelque vision ;
    Mais depuis là-dessus j'ai fait réflexion.
    De vos premiers progrès j'admire la vitesse,
    Et dans l'événement mon âme s'intéresse.



    AGNES
    Ma foi, depuis qu'à vous s'est découvert mon coeur,
    Il est à mon amour arrivé du malheur.



    ARNOLPHE
    Oh! oh! comment cela?



    AGNES
    La fortune cruelle
    A ramené des champs le patron de la belle.



    ARNOLPHE
    Quel malheur!



    AGNES
    Et de plus, à mon très grand regret,
    Il a su de nous deux le commerce secret.



    ARNOLPHE
    D'où diantre a-t-il sitôt appris cette aventure?



    AGNES
    Je ne sais! mais enfin c'est une chose sûre.
    Je pensais aller rendre, à mon heure à peu près,
    Ma petite visite à ses jeunes attraits,
    Lorsque, changeant pour moi de ton et de visage,
    Et servante et valet m'ont bouché le passage,
    Et d'un "Retirez-vous ; vous nous importunez",
    M'ont assez rudement fermé la porte au nez.



    ARNOLPHE
    La porte au nez!



    AGNES
    Au nez.



    ARNOLPHE
    La chose est un peu forte.



    AGNES
    J'ai voulu leur parler au travers de la porte ;
    Mais à tous mes propos ce qu'ils ont répondu,
    C'est : "Vous n'entrerez point ; monsieur l'a défendu".



    ARNOLPHE
    Ils n'ont donc point ouvert?



    AGNES
    Non. Et de la fenêtre
    Agnès m'a confirmé le retour de ce maître.
    En me chassant de là d'un ton plein de fierté,
    Accompagné d'un grès que sa main a jeté.



    ARNOLPHE
    Comment! d'un grès?



    AGNES
    D'un grès de taille non petite,
    Dont on a par ses mains régalé ma visite.



    ARNOLPHE
    Diantre! ce ne sont pas des prunes que cela!
    Et je trouve fâcheux l'état où vous voilà.



    AGNES
    Il est vrai, je suis mal par ce retour funeste.



    ARNOLPHE
    Certes, j'en suis fâché pour vous, je vous proteste.



    AGNES
    Cet homme me rompt tout.



    ARNOLPHE
    Oui ; mais cela n'est rien,
    Et de vous raccrocher vous trouverez moyen.



    AGNES
    Il faut bien essayer, par quelque intelligence,
    De vaincre du jaloux l'exacte vigilance.



    ARNOLPHE
    Cela vous est facile ; et la fille, après tout,
    Vous aime?



    AGNES
    Assurément.



    ARNOLPHE
    Vous en viendrez à bout.



    AGNES
    Je l'espère.



    ARNOLPHE
    Le grès vous a mis en déroute ;
    Mais cela ne doit pas vous étonner.



    AGNES
    Sans doute ;
    Et j'ai compris d'abord que mon homme était là,
    Qui, sans se faire voir, conduisait tout cela.
    Mais ce qui m'a surpris, et qui va vous surprendre,
    C'est un autre incident que vous allez entendre ;
    Un trait hardi qu'a fait cette jeune beauté,
    Et qu'on n'attendrait point de sa simplicité.
    Il le faut avouer, l'Amour est un grand maître ;
    Ce qu'on ne fut jamais, il nous enseigne à l'être,
    Et souvent de nos moeurs l'absolu changement
    Devient par ses leçons l'ouvrage d'un moment.
    De la nature en nous il force les obstacles,
    Et ses effets soudains ont de l'air des miracles.
    D'un avare à l'instant il fait un libéral,
    Un vaillant d'un poltron, un civil d'un brutal ;
    Il rend agile à tout l'âme la plus pesante
    Et donne de l'esprit à la plus innocente.
    Oui, ce dernier miracle éclate dans Agnès
    Car, tranchant avec moi par ces termes exprès :
    "Retirez-vous, mon âme aux visites renonce
    Je sais tous vos discours, et voilà ma réponse".
    Cette pierre ou ce grès dont vous vous étonnez
    Avec un mot de lettre est tombée à mes pieds ;
    Et j'admire de voir cette lettre ajustée
    Avec le sens des mots et la pierre jetée.
    D'une telle action n'êtes-vous pas surpris?
    L'Amour sait-il pas l'art d'aiguiser les esprits?
    Et peut-on me nier que ses flammes puissantes
    Ne fassent dans un coeur des choses étonnantes?
    Que dites-vous du tour et de ce mot d'écrit?
    Euh! n'admirez-vous point cette adresse d'esprit?
    Trouvez-vous pas plaisant de voir quel personnage
    A joué mon jaloux dans tout ce badinage?
    Dites.



    ARNOLPHE
    Oui, fort plaisant.



    AGNES
    Riez-en donc un peu.



    (Arnolphe rit d'un ris forcé.)



    Cet homme, gendarmé d'abord contre mon feu
    Qui chez lui se retranche, et de grès fait parade,
    Comme si j'y voulais entrer par escalade ;
    Qui, pour me repousser, dans son bizarre effroi,
    Anime du dedans tous ses gens contre moi,
    Et qu'abuse à ses yeux, par sa machine même,
    Celle qu'il veut tenir dans l'ignorance extrême!
    Pour moi, je vous l'avoue, encor que son retour
    En un grand embarras jette ici mon amour,
    Je tiens cela plaisant autant qu'on saurait dire :
    Je ne puis y songer sans de bon coeur en rire ;
    Et vous n'en riez pas assez, à mon avis.



    ARNOLPHE, avec un ris forcé.
    Pardonnez-moi, j'en ris tout autant que je puis.



    AGNES
    Mais il faut qu'en ami je vous montre sa lettre.
    Tout ce que son coeur sent, sa main a su l'y mettre,
    Mais en termes touchants et tout pleins de bonté,
    De tendresse innocente et d'ingénuité,
    De la manière enfin que la pure nature
    Exprime de l'amour la première blessure.



    ARNOLPHE, bas, à part.
    Voilà, friponne, à quoi l'écriture te sert ;
    Et, contre mon dessein, l'art t'en fut découvert.



    AGNES lit.
    « Je veux vous écrire, et je suis bien plus en peine par où je m'y
    prendrai. J'ai des pensées que je désirerais que vous sussiez ;
    mais je ne sais comment faire pour vous les dire, et je me défie
    de mes paroles. Comme je commence à connaître qu'on m'a toujours
    tenue dans l'ignorance, j'ai peur de mettre quelque chose qui ne
    soit pas bien, et d'en dire plus que je ne devrais. En vérité, je
    sais ce que vous m'avez fait, mais je sens que je suis fâchée à
    mourir de ce qu'on me fait faire contre vous, et j'aurai toutes
    les peines du monde à me passer de vous. Peut-être qu'il y a du
    mal à dire cela ; mais enfin je ne puis m'empêcher de le dire, et
    je voudrais que cela se pût faire sans qu'il y en eût. On me dit
    fort que tous les jeunes hommes sont des trompeurs, qu'il ne les
    faut point écouter, et que tout ce que vous me dites n'est que
    pour m'abuser ; mais je vous assure que je n'ai pu encore me
    figurer cela de vous, et je suis si touchée de vos paroles, que je
    ne saurais croire qu'elles soient menteuses. Dites-moi franchement
    ce qu'il en est : car enfin, comme je suis sans malice, vous auriez
    le plus grand tort du monde si vous me trompiez ; et je sens que
    j'en mourrais de déplaisir.»



    ARNOLPHE, à part.
    Ho! chienne!



    AGNES
    Qu'avez-vous ?



    ARNOLPHE
    Moi? rien. C'est que je tousse.



    AGNES
    Avez-vous jamais vu d'expression plus douce?
    Malgré les soins maudits d'un injuste pouvoir,
    Un plus beau naturel se peut-il faire voir?
    Et n'est-ce pas sans doute un crime punissable,
    De gâter méchamment ce fond d'âme admirable ;
    D'avoir dans l'ignorance et la stupidité
    Voulu de cet esprit étouffer la clarté?
    L'amour a commencé d'en déchirer le voile ;
    Et si, par la faveur de quelque bonne étoile,
    Je puis, comme j'espère, à ce franc animal,
    Ce traître, ce bourreau, ce faquin, ce brutal...



    ARNOLPHE
    Adieu.



    AGNES
    Comment! si vite!



    ARNOLPHE
    Il m'est dans la pensée
    Venu tout maintenant une affaire pressée.



    AGNES
    Mais ne sauriez-vous point, comme on la tient de près
    Qui dans cette maison pourrait avoir accès?
    J'en use sans scrupule, et ce n'est pas merveille
    Qu'on se puisse, entre amis, servir à la pareille.
    Je n'ai plus là dedans que gens pour m'observer ;
    Et servante et valet, que je viens de trouver,
    N'ont jamais, de quelque air que je m'y sois pu prendre,
    Adouci leur rudesse à me vouloir entendre.
    J'avais pour de tels coups certaine vieille en main,
    D'un génie, à vrai dire, au-dessus de l'humain :
    Elle m'a dans l'abord servi de bonne sorte
    Mais, depuis quatre jours, la pauvre femme est morte.
    Ne me pourriezvous point ouvrir quelque moyen?



    ARNOLPHE
    Non vraiment ; et sans moi vous en trouverez bien.



    AGNES
    Adieu donc. Vous voyez ce que je vous confie.




    Scène 5 : ARNOLPHE, seul.






    Comme il faut devant lui que je me mortifie!
    Quelle peine à cacher mon déplaisir cuisant!
    Quoi! pour une innocente un esprit si présent!
    Elle a feint d'être telle à mes yeux, la traîtresse,
    Ou le diable à son âme a soufflé cette adresse.
    Enfin, me voilà mort par ce funeste écrit.
    Je vois qu'il a, le traître, embaumé son esprit,
    Qu'à ma suppression il s'est ancré chez elle ;
    Et c'est mon désespoir et ma peine mortelle.
    Je souffre doublement dans le vol de son coeur ;
    Et l'amour y pâtit aussi bien que l'honneur.
    J'enrage de trouver cette place usurpée,
    Et j'enrage de voir ma prudence trompée.
    Je sais que, pour punir son amour libertin,
    Je n'ai qu'à laisser faire à son mauvais destin,
    Que je serai vengé d'elle par elle-même :
    Mais il est bien fâcheux de perdre ce qu'on aime.
    Ciel! puisque pour un choix j'ai tant philosophé,
    Faut-il de ses appas m'être si fort coiffé?
    Elle n'a ni parents, ni support, ni richesse ;
    Elle trahit mes soins, mes bontés, ma tendresse :
    Et cependant je l'aime, après ce lâche tour,
    Jusqu'à ne me pouvoir passer de cette amour
    Sot, n'as-tu point de honte? Ah! je crève, j'enrage.
    Et je souffletterais mille fois mon visage!
    Je veux entrer un peu, mais seulement pour voir
    Quelle est sa contenance après un trait si noir
    Ciel! faites que mon front soit exempt de disgrâce ;
    Ou bien, s'il est écrit qu'il faille que j'y passe,
    Donnez-moi tout au moins, pour de tels accidents,
    La constance qu'on voit à de certaines gens!




    Acte IV






    Scène 1—ARNOLPHE






    J'ai peine, je l'avoue, à demeurer en place,
    Et de mille soucis mon esprit s'embarrasse,
    Pour pouvoir mettre un ordre et dedans et dehors,
    Qui du godelureau rompe tous les efforts.
    De quel oeil la traîtresse a soutenu ma vue!
    De tout ce qu'elle a fait elle n'est point émue ;
    Et, bien qu'elle me mette à deux doigts du trépas,
    On dirait, à la voir, qu'elle n'y touche pas.
    Plus, en la regardant, je la voyais tranquille,
    Plus je sentais en moi s'échauffer une bile ;
    Et ces bouillants transports dont s'enflammait mon coeur
    Y semblaient redouter mon amoureuse ardeur.
    J'étais aigri, fâché, désespéré contre elle ;
    Et cependant jamais je ne la vis si belle,
    Jamais ses yeux aux miens n'ont paru si perçants,
    Jamais je n'eus pour eux des désirs si pressants ;
    Et je sens là dedans qu'il faudra que je crève
    Si de mon triste sort la disgrâce s'achève.
    Quoi! j'aurai dirigé son éducation
    Avec tant de tendresse et de précaution ;
    Je l'aurai fait passer chez moi dès son enfance,
    Et j'en aurai chéri la plus tendre espérance ;
    Mon coeur aura bâti sur ses attraits naissants,
    Et cru la mitonner pour moi durant treize ans,
    Afin qu'un jeune fou dont elle s'amourache
    Me la vienne enlever jusque sur la moustache,
    Lorsqu'elle est avec moi mariée à demi!
    Non, parbleu! non, parbleu! Petit sot, mon ami,
    Vous aurez beau tourner, ou j'y perdrai mes peines,
    Ou je rendrai, ma foi, vos espérances vaines,
    Et de moi tout à fait vous ne vous rirez point.




    Scène 2—LE NOTAIRE, ARNOLPHE






    LE NOTAIRE
    Ah! le voilà! Bonjour. Me voici tout à point
    Pour dresser le contrat que vous souhaitez faire.



    ARNOLPHE, sans le voir.
    Comment faire?



    LE NOTAIRE
    Il le faut dans la forme ordinaire.



    ARNOLPHE, sans le voir.
    A mes précautions je veux songer de près.



    LE NOTAIRE
    Je ne passerai rien contre vos intérêts.



    ARNOLPHE, sans le voir.
    Il se faut garantir de toutes les surprises.



    LE NOTAIRE
    Suffit qu'entre mes mains vos affaires soient mises.
    Il ne vous faudra point, de peur d'être déçu,
    Quittancer le contrat que vous n'ayez reçu.



    ARNOLPHE, sans le voir.
    J'ai peur, si je vais faire éclater quelque chose,
    Que de cet incident par la ville on ne cause.



    LE NOTAIRE
    Eh bien, il est aisé d'empêcher cet éclat,
    Et l'on peut en secret faire votre contrat.



    ARNOLPHE, sans le voir.
    Mais comment faudra-t-il qu'avec elle j'en sorte?



    LE NOTAIRE
    Le douaire se règle au bien qu'on vous apporte.



    ARNOLPHE, sans le voir.
    Je l'aime, et cet amour est mon grand embarras.



    LE NOTAIRE
    On peut avantager une femme en ce cas.



    ARNOLPHE, sans le voir.
    Quel traitement lui faire en pareille aventure?



    LE NOTAIRE
    L'ordre est que le futur doit douer la future
    Du tiers du dot qu'elle a ; mais cet ordre n'est rien,
    Et l'on va plus avant lorsque l'on le veut bien.



    ARNOLPHE, sans le voir.
    Si...



    LE NOTAIRE, Arnolphe l'apercevant.
    Pour le préciput, il les regarde ensemble.
    Je dis que le futur peut, comme bon lui semble,
    Douer la future.



    ARNOLPHE, l'ayant aperçu.
    Hé?



    LE NOTAIRE
    Il peut l'avantager
    Lorsqu'il l'aime beaucoup et qu'il veut l'obliger ;
    Et cela par douaire, ou préfix qu'on appelle,
    Qui demeure perdu par le trépas d'icelle ;
    Ou sans retour, qui va de ladite à ses hoirs ;
    Ou coutumier, selon les différents vouloirs ;
    Ou par donation dans le contrat formelle,
    Qu'on fait ou pure ou simple, ou qu'on fait mutuelle.
    Pourquoi hausser le dos? Est-ce qu'on parle en fat,
    Et que l'on ne sait pas les formes d'un contrat?
    Qui me les apprendra? personne, je présume.
    Sais-je pas qu'étant joints on est par la coutume
    Communs en meubles, biens, immeubles et conquêts,
    A moins que par un acte on n'y renonce exprès?
    Sais-je pas que le tiers du bien de la future
    Entre en communauté pour...



    ARNOLPHE
    Oui, c'est chose sûre,
    Vous savez tout cela ; mais qui vous en dit mot?



    LE NOTAIRE
    Vous, qui me prétendez faire passer pour sot,
    En me haussant l'épaule et faisant la grimace.



    ARNOLPHE
    La peste soit fait l'homme, et sa chienne de face!
    Adieu. C'est le moyen de vous faire finir.



    LE NOTAIRE
    Pour dresser un contrat m'a-t-on pas fait venir?



    ARNOLPHE
    Oui, je vous ai mandé ; mais la chose est remise,
    Et l'on vous mandera quand l'heure sera prise.
    Voyez quel diable d'homme avec son entretien!



    LE NOTAIRE, seul.
    Je pense qu'il en tient ; et je crois penser bien.




    Scène 3—LE NOTAIRE, ALAIN, GEORGETTE






    LE NOTAIRE, allant au-devant d'Alain et de Georgette.
    M'êtes-vous pas venu querir pour votre maître ;



    ALAIN
    Oui.



    LE NOTAIRE
    J'ignore pour qui vous le pouvez connaître,
    Mais allez de ma part lui dire de ce pas
    Que c'est un fou fieffé.



    GEORGETTE
    Nous n'y manquerons pas.