Les Chansons des rues et des bois

Victor Hugo

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  • LE CHEVAL
  • LIVRE PREMIER. JEUNESSE
  • LIVRE SECOND. SAGESSE


  • "Les Chansons des rues et des bois" de V. Hugo.

    A un certain moment de la vie, si occupé qu'on soit de l'avenir, la pente à regarder en arrière est irrésistible. Notre adolescence, cette morte charmante, nous apparaît, et veut qu'on pense à elle. C'est d'ailleurs une sérieuse et mélancolique leçon que la mise en présence de deux âges dans le même homme, de l'âge qui commence et de l'âge qui s'achève ; l'un espère dans la vie, l'autre dans la mort.

    Il n'est pas inutile de confronter le point de départ avec le point d'arrivée, le frais tumulte du matin avec l'apaisement du soir, et l'illusion avec la conclusion.

    Le coeur de l'homme a un recto sur lequel est écrit Jeunesse, et un verso sur lequel est écrit Sagesse. C'est ce recto et ce verso qu'on trouvera dans ce livre.

    La réalité est dans ce livre, modifiée par tout ce qui dans l'homme va au-delà du réel. Ce livre est écrit beaucoup avec le rêve, un peu avec le souvenir.

    Rêver est permis aux vaincus ; se souvenir est permis aux solitaires.

    Hauteville-House, octobre 1865.

    LE CHEVAL



    Je l'avais saisi par la bride ;
    Je tirais, les poings dans les noeuds,
    Ayant dans les sourcils la ride
    De cet effort vertigineux.

    C'était le grand cheval de gloire,
    Né de la mer comme Astarté,
    À qui l'aurore donne à boire
    Dans les urnes de la clarté ;

    L'alérion aux bonds sublimes,
    Qui se cabre, immense, indompté,
    Plein du hennissement des cimes,
    Dans la bleue immortalité.

    Tout génie, élevant sa coupe,
    Dressant sa torche, au fond des cieux,
    Superbe, a passé sur la croupe
    De ce monstre mystérieux.

    Les poètes et les prophètes,
    Ô terre, tu les reconnais
    Aux brûlures que leur ont faites
    Les étoiles de son harnais.

    Il souffle l'ode, l'épopée,
    Le drame, les puissants effrois,
    Hors des fourreaux les coups d'épée,
    Les forfaits hors du coeur des rois.

    Père de la source sereine,
    Il fait du rocher ténébreux
    Jaillir pour les Grecs Hippocrène
    Et Raphidim pour les Hébreux.

    Il traverse l'Apocalypse ;
    Pâle, il a la mort sur son dos.
    Sa grande aile brumeuse éclipse
    La lune devant Ténédos.

    Le cri d'Amos, l'humeur d'Achille
    Gonfle sa narine et lui sied ;
    La mesure du vers d'Eschyle,
    C'est le battement de son pied.

    Sur le fruit mort il penche l'arbre,
    Les mères sur l'enfant tombé ;
    Lugubre, il fait Rachel de marbre,
    Il fait de pierre Niobé.

    Quand il part, l'idée est sa cible ;
    Quand il se dresse, crins au vent,
    L'ouverture de l'impossible
    Luit sous ses deux pieds de devant.

    Il défie Éclair à la course ;
    Il a le Pinde, il aime Endor ;
    Fauve, il pourrait relayer l'Ourse
    Qui traîne le Chariot d'or.

    Il plonge au noir zénith ; il joue
    Avec tout ce qu'on peut oser ;
    Le zodiaque, énorme roue,
    A failli parfois l'écraser.

    Dieu fit le gouffre à son usage.
    Il lui faut les cieux non frayés,
    L'essor fou, l'ombre, et le passage
    Au-dessus des pics foudroyés.

    Dans les vastes brumes funèbres
    Il vole, il plane ; il a l'amour
    De se ruer dans les ténèbres
    Jusqu'à ce qu'il trouve le jour.

    Sa prunelle sauvage et forte
    Fixe sur l'homme, atome nu,
    L'effrayant regard qu'on rapporte
    De ces courses dans l'inconnu.

    Il n'est docile, il n'est propice
    Qu'à celui qui, la lyre en main,
    Le pousse dans le précipice,
    Au-delà de l'esprit humain.

    Son écurie, où vit la fée,
    Veut un divin palefrenier ;
    Le premier s'appelait Orphée ;
    Et le dernier, André Chénier.

    Il domine notre âme entière ;
    Ézéchiel sous le palmier
    L'attend, et c'est dans sa litière
    Que Job prend son tas de fumier.

    Malheur à celui qu'il étonne
    Ou qui veut jouer avec lui !
    Il ressemble au couchant d'automne
    Dans son inexorable ennui.

    Plus d'un sur son dos se déforme ;
    Il hait le joug et le collier ;
    Sa fonction est d'être énorme
    Sans s'occuper du cavalier.

    Sans patience et sans clémence,
    Il laisse, en son vol effréné,
    Derrière sa ruade immense
    Malebranche désarçonné.

    Son flanc ruisselant d'étincelles
    Porte le reste du lien
    Qu'ont tâché de lui mettre aux ailes
    Despréaux et Quintilien.

    Pensif, j'entraînais loin des crimes,
    Des dieux, des rois, de la douleur,
    Ce sombre cheval des abîmes
    Vers le pré de l'idylle en fleur.

    Je le tirais vers la prairie
    Où l'aube, qui vient s'y poser,
    Fait naître l'églogue attendrie
    Entre le rire et le baiser.

    C'est là que croît, dans la ravine
    Où fuit Plaute, où Racan se plaît,
    L'épigramme, cette aubépine,
    Et ce trèfle, le triolet.

    C'est là que l'abbé Chaulieu prêche,
    Et que verdit sous les buissons
    Toute cette herbe tendre et fraîche
    Où Segrais cueille ses chansons.

    Le cheval luttait ; ses prunelles,
    Comme le glaive et l'yatagan,
    Brillaient ; il secouait ses ailes
    Avec des souffles d'ouragan.

    Il voulait retourner au gouffre ;
    Il reculait, prodigieux,
    Ayant dans ses naseaux le soufre
    Et l'âme du monde en ses yeux.

    Il hennissait vers l'invisible ;
    Il appelait l'ombre au secours ;
    À ses appels le ciel terrible
    Remuait des tonnerres sourds.

    Les bacchantes heurtaient leurs cistres,
    Les sphinx ouvraient leurs yeux profonds ;
    On voyait, à leurs doigts sinistres,
    S'allonger l'ongle des griffons.

    Les constellations en flamme
    Frissonnaient à son cri vivant
    Comme dans la main d'une femme
    Une lampe se courbe au vent.

    Chaque fois que son aile sombre
    Battait le vaste azur terni,
    Tous les groupes d'astres de l'ombre
    S'effarouchaient dans l'infini.

    Moi, sans quitter la plate-longe,
    Sans le lâcher, je lui montrais
    Le pré charmant, couleur de songe,
    Où le vers rit sous l'antre frais.

    Je lui montrais le champ, l'ombrage,
    Les gazons par juin attiédis ;
    Je lui montrais le pâturage
    Que nous appelons paradis.

    -- Que fais-tu là ? me dit Virgile.
    Et je répondis, tout couvert
    De l'écume du monstre agile :
    -- Maître, je mets Pégase au vert.

    LIVRE PREMIER. JEUNESSE


    I. FLORÉAL




    I
    Ordre du jour de Floréal

    Victoire, amis ! je dépêche
    En hâte et de grand matin
    Une strophe toute fraîche
    Pour crier le bulletin.

    J'embouche sur la montagne
    La trompette aux longs éclats ;
    Sachez que le printemps gagne
    La bataille des lilas.

    Jeanne met dans sa pantoufle
    Son pied qui n'est plus frileux ;
    Et voici qu'un vaste souffle
    Emplit les abîmes bleus.

    L'oiseau chante, l'agneau broute ;
    Mai, poussant des cris railleurs,
    Crible l'hiver en déroute
    D'une mitraille de fleurs.

    II

    Orphée, aux bois du Caÿstre,
    Écoutait, quand l'astre luit,
    Le rire obscur et sinistre
    Des inconnus dans la nuit.

    Phtas, la sibylle thébaine,
    Voyait près de Phygalé
    Danser des formes d'ébène
    Sur l'horizon étoilé.

    Eschyle errait à la brune
    En Sicile, et s'enivrait
    Des flûtes du clair de lune
    Qu'on entend dans la forêt.

    Pline, oubliant toutes choses
    Pour les nymphes de Milet,
    Épiait leurs jambes roses
    Quand leur robe s'envolait.

    Plaute, rôdant à Viterbe
    Dans les vergers radieux,
    Ramassait parfois dans l'herbe
    Des fruits mordus par les dieux.

    Versaille est un lieu sublime
    Où le faune, un pied dans l'eau,
    Offre à Molière la rime,
    Étonnement de Boileau.

    Le vieux Dante, à qui les âmes
    Montraient leur sombre miroir,
    Voyait s'évader des femmes
    Entre les branches le soir.

    André Chénier sous les saules
    Avait l'éblouissement
    De ces fuyantes épaules
    Dont Virgile fut l'amant.

    Shakspeare, aux aguets derrière
    Le chêne aux rameaux dormants,
    Entendait dans la clairière
    De vagues trépignements.

    Ô feuillage, tu m'attires ;
    Un dieu t'habite ; et je crois
    Que la danse des satyres
    Tourne encore au fond des bois.

    III
    YYXH

    Psyché dans ma chambre est entrée,
    Et j'ai dit à ce papillon :
    —" Nomme-moi la chose sacrée.
    " Est-ce l'ombre ? est-ce le rayon ?

    " Est-ce la musique des lyres ?
    " Est-ce le parfum de la fleur ?
    " Quel est entre tous les délires
    " Celui qui fait l'homme meilleur ?

    " Quel est l'encens ? quelle est la flamme ?
    " Et l'organe de l'avatar,
    " Et pour les souffrants le dictame,
    " Et pour les heureux le nectar ?

    " Enseigne-moi ce qui fait vivre,
    " Ce qui fait que l'oeil brille et voit !
    " Enseigne-moi l'endroit du livre
    " Où Dieu pensif pose son doigt.

    " Qu'est-ce qu'en sortant de l'Érèbe
    " Dante a trouvé de plus complet ?
    " Quel est le mot des sphinx de Thèbe
    " Et des ramiers du Paraclet ?

    " Quelle est la chose, humble et superbe,
    " Faite de matière et d'éther,
    " Où Dieu met le plus de son verbe
    " Et l'homme le plus de sa chair ?

    " Quel est le pont que l'esprit montre,
    " La route de la fange au ciel,
    " Où Vénus Astarté rencontre
    " À mi-chemin Ithuriel ?

    " Quelle est la clef splendide et sombre,
    " Comme aux élus chère aux maudits,
    " Avec laquelle on ferme l'ombre
    " Et l'on ouvre le paradis ?

    " Qu'est-ce qu'Orphée et Zoroastre,
    " Et Christ que Jean vint suppléer,
    " En mêlant la rose avec l'astre,
    " Auraient voulu pouvoir créer ?

    " Puisque tu viens d'en haut, déesse,
    " Ange, peut-être le sais-tu ?
    " Ô Psyché ! quelle est la sagesse ?
    " Ô Psyché ! quelle est la vertu ?

    " Qu'est-ce que, pour l'homme et la terre,
    " L'infini sombre a fait de mieux ?
    " Quel est le chef-d'oeuvre du père ?
    " Quel est le grand éclair des cieux ?

    Posant sur mon front, sous la nue,
    Ses ailes qu'on ne peut briser,
    Entre lesquelles elle est nue,
    Psyché m'a dit : C'est le baiser.

    IV
    Le poète bat aux champs

    I
    Aux champs, compagnons et compagnes !
    Fils, j'élève à la dignité
    De géorgiques les campagnes
    Quelconques où flambe l'été !

    Flamber, c'est là toute l'histoire
    Du coeur, des sens, de la saison,
    Et de la pauvre mouche noire
    Que nous appelons la raison.

    Je te fais molosse, ô mon dogue !
    L'acanthe manque ? j'ai le thym.
    Je nomme Vaugirard églogue ;
    J'installe Amyntas à Pantin.

    La nature est indifférente
    Aux nuances que nous créons
    Entre Gros-Guillaume et Dorante ;
    Tout pampre a ses Anacréons.

    L'idylle volontiers patoise.
    Et je ne vois point que l'oiseau
    Préfère Haliarte à Pontoise
    Et Coronée à Palaiseau.

    Les plus beaux noms de la Sicile
    Et de la Grèce ne font pas
    Que l'âne au fouet soit plus docile,
    Que l'amour fuie à moins grands pas.

    Les fleurs sont à Sèvre aussi fraîches
    Que sur l'Hybla, cher au sylvain ;
    Montreuil mérite avec ses pêches
    La garde du dragon divin.

    Marton nue est Phyllis sans voiles ;
    Fils, le soir n'est pas plus vermeil,
    Sous son chapeau d'ombre et d'étoiles,
    À Banduse qu'à Montfermeil.

    Bercy pourrait griser sept Sages ;
    Les Auteuils sont fils des Tempés ;
    Si l'Ida sombre a ses nuages,
    La guinguette a des canapés.

    Rien n'est haut ni bas ; les fontaines
    Lavent la pourpre et le sayon ;
    L'aube d'Ivry, l'aube d'Athènes,
    Sont faites du même rayon.

    J'ai déjà dit parfois ces choses,
    Et toujours je les redirai ;
    Car du fond de toutes les proses
    Peut s'élancer le vers sacré.

    Si Babet a la gorge ronde,
    Babet égale Pholoé.
    Comme Chypre la Beauce est blonde.
    Larifla descend d'Évohé.

    Toinon, se baignant sur la grève,
    A plus de cheveux sur le dos
    Que la Callyrhoé qui rêve
    Dans le grand temple d'Abydos.

    Çà, que le bourgeois fraternise
    Avec les satyres cornus !
    Amis, le corset de Denise
    Vaut la ceinture de Vénus.

    II
    Donc, fuyons Paris ! plus de gêne !
    Bergers, plantons là Tortoni !
    Allons boire à la coupe pleine
    Du printemps, ivre d'infini.

    Allons fêter les fleurs exquises,
    Partons ! Quittons, joyeux et fous,
    Pour les dryades, les marquises,
    Et pour les faunes, les voyous !

    Plus de bouquins, point de gazettes !
    Je hais cette submersion.
    Nous irons cueillir des noisettes
    Dans l'été, fraîche vision.

    La banlieue, amis, peut suffire.
    La fleur, que Paris souille, y naît.
    Flore y vivait avec Zéphyre
    Avant de vivre avec Brunet.

    Aux champs, les vers deviennent strophes.
    À Paris l'étang, c'est l'égout.
    Je sais qu'il est des philosophes
    Criant très haut : -- " Lutèce est tout !

    " Les champs ne valent pas la ville ! "
    Fils, toujours le bon sens hurla
    Quand Voltaire à Damilaville
    Dit ces calembredaines-là.

    III
    Aux champs, la nuit est vénérable,
    Le jour rit d'un rire enfantin ;
    Le soir berce l'orme et l'érable,
    Le soir est beau ; mais le matin,

    Le matin, c'est la grande fête ;
    C'est l'auréole où la nuit fond,
    Où le diplomate a l'air bête,
    Où le bouvier a l'air profond.

    La fleur d'or du pré d'azur sombre,
    L'astre, brille au ciel clair encor ;
    En bas, le bleuet luit dans l'ombre,
    Étoile bleue en un champ d'or.

    L'oiseau court, les taureaux mugissent ;
    Les feuillages sont enchantés ;
    Les cercles du vent s'élargissent
    Dans l'ascension des clartés.

    L'air frémit ; l'onde est plus sonore ;
    Toute âme entrouvre son secret ;
    L'univers croit, quand vient l'aurore,
    Que sa conscience apparaît.

    IV
    Quittons Paris et ses casernes.
    Plongeons-nous, car les ans sont courts,
    Jusqu'aux genoux dans les luzernes
    Et jusqu'au coeur dans les amours.

    Joignons les baisers aux spondées ;
    Souvenons-nous que le hautbois
    Donnait à Platon des idées
    Voluptueuses, dans les bois.

    Vanve a d'indulgentes prairies ;
    Ville-d'Avray ferme les yeux
    Sur les douces gamineries
    Des cupidons mystérieux.

    Là, les Jeux, les Ris et les Farces
    Poursuivent, sous les bois flottants,
    Les chimères de joie éparses
    Dans la lumière du printemps.

    L'onde à Triel est bucolique ;
    Asnière a des flux et reflux
    Où vogue l'adorable clique
    De tous ces petites dieux joufflus.

    Le sel attique et l'eau de Seine
    Se mêlent admirablement.
    Il n'est qu'une chose malsaine,
    Jeanne, c'est d'être sans amant.

    Que notre ivresse se signale !
    Allons où Pan nous conduira.
    Ressuscitons la bacchanale,
    Cette aïeule de l'opéra.

    Laissons, et même envoyons paître
    Les boeufs, les chèvres, les brebis,
    La raison, le garde champêtre !
    Fils, avril chante, crions bis !

    Qu'à Gif, grâce à nous, le notaire
    Et le marguillier soient émus,
    Fils, et qu'on entende à Nanterre
    Les vagues flûtes de l'Hémus !

    Acclimatons Faune à Vincenne,
    Sans pourtant prendre pour conseil
    L'immense Aristophane obscène,
    Effronté comme le soleil.

    Rions du maire, ou de l'édile ;
    Et mordons, en gens convaincus,
    Dans cette pomme de l'idylle
    Où l'on voit les dents de Moschus.

    V
    Interruption à une lecture de Platon

    Je lisais Platon.—J'ouvris
    La porte de ma retraite,
    Et j'aperçus Lycoris,
    C'est-à-dire Turlurette.

    Je n'avais pas dit encor
    Un seul mot à cette belle.
    Sous un vague plafond d'or
    Mes rêves battaient de l'aile.

    La belle, en jupon gris-clair,
    Montait l'escalier sonore ;
    Ses frais yeux bleus avaient l'air
    De revenir de l'aurore.

    Elle chantait un couplet
    D'une chanson de la rue
    Qui dans sa bouche semblait
    Une lumière apparue.

    Son front éclipsa Platon.
    Ô front céleste et frivole !
    Un ruban sous son menton
    Rattachait son auréole.

    Elle avait l'accent qui plaît,
    Un foulard pour cachemire,
    Dans sa main son pot au lait,
    Des flammes dans son sourire.

    Et je lui dis (le Phédon
    Donne tant de hardiesse !) :
    -- Mademoiselle, pardon,
    Ne seriez-vous pas déesse ?

    VI

    Quand les guignes furent mangées,
    Elle s'écria tout à coup :
    -- J'aimerais bien mieux des dragées.
    Est-il ennuyeux, ton Saint-Cloud !

    On a grand-soif ; au lieu de boire,
    On mange des cerises ; voi,
    C'est joli, j'ai la bouche noire
    Et j'ai les doigts bleus ; laisse-moi.—

    Elle disait cent autres choses,
    Et sa douce main me battait.
    Ô mois de juin ! rayons et roses !
    L'azur chante et l'ombre se tait.

    J'essuyai, sans trop lui déplaire,
    Tout en la laissant m'accuser,
    Avec des fleurs sa main colère,
    Et sa bouche avec un baiser.

    VII
    Genio libri

    Ô toi qui dans mon âme vibres,
    Ô mon cher esprit familier,
    Les espaces sont clairs et libres ;
    J'y consens, défais ton collier,

    Mêle les dieux, confonds les styles,
    Accouple au poean les agnus ;
    Fais dans les grands cloîtres hostiles
    Danser les nymphes aux seins nus.

    Sois de France, sois de Corinthe,
    Réveille au bruit de ton clairon
    Pégase fourbu qu'on éreinte
    Au vieux coche de Campistron.

    Tresse l'acanthe et la liane ;
    Grise l'augure avec l'abbé ;
    Que David contemple Diane,
    Qu'Actéon guette Bethsabé.

    Du nez de Minerve indignée
    Au crâne chauve de saint Paul
    Suspends la toile d'araignée
    Qui prendra les rimes au vol.

    Fais rire Marion courbée
    Sur les oegipans ahuris.
    Cours, saute, emmène Alphésibée
    Souper au Café de Paris.

    Sois gai, hardi, glouton, vorace ;
    Flâne, aime ; sois assez coquin
    Pour rencontrer parfois Horace
    Et toujours éviter Berquin.

    Peins le nu d'après l'Homme antique,
    Païen et biblique à la fois,
    Constate la pose plastique
    D'Ève ou de Rhée au fond des bois.

    Des amours observe la mue.
    Défais ce que les pédants font,
    Et, penché sur l'étang, remue
    L'art poétique jusqu'au fond.

    Trouble La Harpe, ce coq d'Inde,
    Et Boileau, dans leurs sanhédrins ;
    Saccage tout ; jonche le Pinde
    De césures d'alexandrins.

    Prends l'abeille pour soeur jumelle ;
    Aie, ô rôdeur du frais vallon,
    Un alvéole à miel, comme elle,
    Et, comme elle, un brave aiguillon.

    Plante là toute rhétorique,
    Mais au vieux bon sens fais écho ;
    Monte en croupe sur la bourrique,
    Si l'ânier s'appelle Sancho.

    Qu'Argenteuil soit ton Pausilippe.
    Sois un peu diable, et point démon,
    Joue, et pour Fanfan la Tulipe
    Quitte Ajax fils de Télamon.

    Invente une églogue lyrique
    Prenant terre au bois de Meudon,
    Où le vers danse une pyrrhique
    Qui dégénère en rigodon.

    Si Loque, Coche, Graille et Chiffe
    Dans Versailles viennent à toi,
    Présente galamment la griffe
    À ces quatre filles de roi.

    Si Junon s'offre, fais ta tâche ;
    Fête Aspasie, admets Ninon ;
    Si Goton vient, sois assez lâche
    Pour rire et ne pas dire : Non.

    Sois le chérubin et l'éphèbe.
    Que ton chant libre et disant tout
    Vole, et de la lyre de Thèbe
    Aille au mirliton de Saint-Cloud.

    Qu'en ton livre, comme au bocage,
    On entende un hymne, et jamais
    Un bruit d'ailes dans une cage !
    Rien des bas-fonds, tout des sommets !

    Fais ce que tu voudras, qu'importe !
    Pourvu que le vrai soit content ;
    Pourvu que l'alouette sorte
    Parfois de ta strophe en chantant ;

    Pourvu que Paris où tu soupes
    N'ôte rien à ton naturel ;
    Que les déesses dans tes groupes
    Gardent une lueur du ciel ;

    Pourvu que la luzerne pousse
    Dans ton idylle, et que Vénus
    Y trouve une épaisseur de mousse
    Suffisante pour ses pieds nus ;

    Pourvu que Grimod la Reynière
    Signale à Brillat-Savarin
    Une senteur de cressonnière
    Mêlée à ton hymne serein ;

    Pourvu qu'en ton poème tremble
    L'azur réel des claires eaux ;
    Pourvu que le brin d'herbe semble
    Bon au nid des petits oiseaux ;

    Pourvu que Psyché soit baisée
    Par ton souffle aux cieux réchauffé ;
    Pourvu qu'on sente la rosée
    Dans ton vers qui boit du café.

    II. LES COMPLICATIONS DE L'IDÉAL



    I
    Paulo minora canamus

    À un ami

    C'est vrai, pour un instant je laisse
    Tous nos grands problèmes profonds ;
    Je menais des monstres en laisse,
    J'errais sur le char des griffons.

    J'en descends ; je mets pied à terre ;
    Plus tard, demain, je pousserai
    Plus loin encor dans le mystère
    Les strophes au vol effaré.

    Mais l'aigle aujourd'hui me distance ;
    (Sois tranquille, aigle, on t'atteindra)
    Ma strophe n'est plus qu'une stance ;
    Meudon remplace Denderah.

    Je suis avec l'onde et le cygne,
    Dans les jasmins, dans floréal,
    Dans juin, dans le blé, dans la vigne,
    Dans le grand sourire idéal.

    Je sors de l'énigme et du songe.
    La mort, le joug, le noir, le bleu,
    L'échelle des êtres qui plonge
    Dans ce gouffre qu'on nomme Dieu ;

    Les vastes profondeurs funèbres,
    L'abîme infinitésimal,
    La sombre enquête des ténèbres,
    Le procès que je fais au mal ;

    Mes études sur tout le bagne,
    Sur les Juifs, sur les Esclavons ;
    Mes visions sur la montagne ;
    J'interromps tout cela ; vivons.

    J'ajourne cette oeuvre insondable ;
    J'ajourne Méduse et Satan ;
    Et je dis au sphinx formidable :
    Je parle à la rose, va-t'en.

    Ami, cet entracte te fâche.
    Qu'y faire ? les bois sont dorés ;
    Je mets sur l'affiche : Relâche ;
    Je vais rire un peu dans les prés.

    Je m'en vais causer dans la loge
    D'avril, ce portier de l'été.
    Exiges-tu que j'interroge
    Le bleuet sur l'éternité ?

    Faut-il qu'à l'abeille en ses courses,
    Au lys, au papillon qui fuit,
    À la transparence des sources,
    Je montre le front de la nuit ?

    Faut-il, effarouchant les ormes,
    Les tilleuls, les joncs, les roseaux,
    Pencher les problèmes énormes
    Sur le nid des petits oiseaux ?

    Mêler l'abîme à la broussaille ?
    Mêler le doute à l'aube en pleurs ?
    Quoi donc ! ne veux-tu pas que j'aille
    Faire la grosse voix aux fleurs ?

    Sur l'effrayante silhouette
    Des choses que l'homme entrevoit,
    Vais-je interpeller l'alouette
    Perchée aux tuiles de mon toit ?

    Ne serai-je pas à cent lieues
    Du bon sens, le jour où j'irai
    Faire expliquer aux hochequeues
    Le latin du Dies Irae ?

    Quand, de mon grenier, je me penche
    Sur la laveuse qu'on entend,
    Joyeuse, dans l'écume blanche
    Plonger ses coudes en chantant,

    Veux-tu que, contre cette sphère
    De l'infini sinistre et nu
    Où saint Jean frémissant vient faire
    Des questions à l'Inconnu,

    Contre le globe âpre et sans grèves,
    Sans bornes, presque sans espoir,
    Où la vague foudre des rêves
    Se prolonge dans le ciel noir.

    Contre l'astre et son auréole,
    Contre l'immense que-sait-on,
    Je heurte la bulle qui vole
    Hors du baquet de Jeanneton ?

    II
    Réalité

    La nature est partout la même,
    À Gonesse comme au Japon.
    Mathieu Dombasle est Triptolème ;
    Une chlamyde est un jupon.

    Lavallière dans son carrosse,
    Pour Louis ou pour Mars épris,
    Était tout juste aussi féroce
    Qu'en son coquillage Cypris.

    Ô fils et frères, ô poètes,
    Quand la chose est, dites le mot.
    Soyez de purs esprits, et faites.
    Rien n'est bas quand l'âme est en haut.

    Un hoquet à Silène échappe
    Parmi les roses de Poestum.
    Quand Horace étale Priape,
    Shakspeare peut risquer Bottom.

    La vérité n'a pas de bornes.
    Grâce au grand Pan, dieu bestial,
    Fils, le réel montre ses cornes
    Sur le front bleu de l'idéal.

    III
    En sortant du collège

    Première lettre

    Puisque nous avons seize ans,
    Vivons, mon vieux camarade,
    Et cessons d'être innocents ;
    Car c'est là le premier grade.

    Vivre c'est aimer. Apprends
    Que, dans l'ombre où nos coeurs rêvent,
    J'ai vu deux yeux bleus, si grands
    Que tous les astres s'y lèvent.

    Connais-tu tous ces bonheurs ?
    Faire des songes féroces,
    Envier les grands seigneurs
    Qui roulent dans des carrosses,

    Avoir la fièvre, enrager,
    Être un coeur saignant qui s'ouvre,
    Souhaiter être un berger
    Ayant pour cahute un Louvre,

    Sentir en mangeant son pain
    Comme en ruminant son rêve,
    L'amertume du pépin
    De la sombre pomme d'Ève ;

    Être amoureux, être fou,
    Être un ange égal aux oies,
    Être un forçat sous l'écrou ;
    Eh bien, j'ai toutes ces joies !

    Cet être mystérieux
    Qu'on appelle une grisette
    M'est tombé du haut des cieux.
    Je souffre. J'ai la recette.

    Je sais l'art d'aimer ; j'y suis
    Habile et fort au point d'être
    Stupide, et toutes les nuits
    Accoudé sur ma fenêtre.

    Deuxième lettre

    Elle habite en soupirant
    La mansarde mitoyenne.
    Parfois sa porte, en s'ouvrant,
    Pousse le coude à la mienne.

    Elle est fière ; parlons bas.
    C'est une forme azurée
    Qui, pour ravauder des bas,
    Arrive de l'empyrée.

    J'y songe quand le jour naît,
    J'y rêve quand le jour baisse.
    Change en casque son bonnet,
    Tu croirais voir la Sagesse.

    Sa cuirasse est un madras ;
    Elle sort avec la ruse
    D'avoir une vieille au bras
    Qui lui tient lieu de Méduse.

    On est sens dessus dessous
    Rien qu'à voir la mine altière
    Dont elle prend pour deux sous
    De persil chez la fruitière.

    Son beau regard transparent
    Est grave sans airs moroses.
    On se la figure errant
    Dans un bois de lauriers-roses.

    Pourtant, comme nous voyons
    Que parfois de ces Palmyres
    Il peut tomber des rayons,
    Des baisers et des sourires ;

    Un drôle, un étudiant,
    Rôde sous ces chastes voiles ;
    Je hais fort ce mendiant
    Qui tend sa main aux étoiles.

    Je ne sors plus de mon trou.
    L'autre jour, étant en verve,
    Elle m'appela : Hibou.
    Je lui répondis : Minerve.

    IV
    Paupertas

    Être riche n'est pas l'affaire ;
    Toute l'affaire est de charmer ;
    Du palais du grenier diffère
    En ce qu'on y sait mieux aimer.

    L'aube au seuil, un grabat dans l'angle ;
    Un éden peut être un taudis ;
    Le craquement du lit de sangle
    Est un des bruits du paradis.

    Moins de gros sous, c'est moins de rides.
    L'or de moins, c'est le doute ôté.
    Jamais l'amour, ô cieux splendides !
    Ne s'éraille à la pauvreté.

    À quoi bon vos trésors mensonges
    Et toutes vos piastres en tas,
    Puisque le plafond bleu des songes
    S'ajuste à tous les galetas !

    Croit-on qu'au Louvre on se débraille
    Comme dans mon bouge vainqueur,
    Et que l'éclat de la muraille
    S'ajoute aux délices du coeur ?

    La terre, que gonfle la sève,
    Est un lieu saint, mystérieux,
    Sublime, où la nudité d'Ève
    Éclipse tout, hormis les cieux.

    L'opulence est vaine, et s'oublie
    Dès que l'idéal apparaît,
    Et quand l'âme est d'extase emplie
    Comme de souffles la forêt.

    Horace est pauvre avec Lydie ;
    Les amours ne sont point accrus
    Par le marbre de Numidie
    Qui pave les bains de Scaurus.

    L'amour est la fleur des prairies.
    Ô Virgile, on peut être Églé
    Sans traîner dans les Tuileries
    Des flots de velours épinglé.

    Femmes, nos vers qui vous défendent,
    Point avares et point pédants,
    Pour vous chanter, ne vous demandent
    Pas d'autres perles que vos dents.

    Femmes, ni Chénier ni Properce
    N'ajoutent la condition
    D'une alcôve tendue en perse
    À vos yeux, d'où sort le rayon.

    Une Madelon bien coiffée,
    Blanche et limpide, et riant frais,
    Sera pour Perrault une fée,
    Une dryade pour Segrais.

    Suzon qui, tresses dénouées,
    Chante en peignant ses longs cheveux,
    Fait envoler dans les nuées
    Tous nos songes et tous nos voeux.

    Margot, c'est Glycère en cornette ;
    Ô chimères qui me troublez,
    Le jupon de serge d'Annette
    Flotte en vos azurs étoilés.

    Que m'importe, dans l'ombre obscure,
    L'habit qu'on revêt le matin,
    Et que la robe soit de bure
    Lorsque la femme est de satin !

    Le sage a son coeur pour richesse.
    Il voit, tranquille accapareur,
    Sans trop de respect la duchesse,
    La grisette sans trop d'horreur.

    L'amour veut que sans crainte on lise
    Les lettres de son alphabet ;
    Si la première est Arthémise,
    Certes, la seconde est Babet.

    Les pauvres filles sont des anges
    Qui n'ont pas plus d'argent parfois
    Que les grives et les mésanges
    Et les fauvettes dans les bois.

    Je ne rêve, en mon amourette,
    Pas plus d'argent, ô vieux Paris,
    Sur la gaieté de Turlurette
    Que sur l'aile de la perdrix.

    Est-ce qu'on argente la grâce ?
    Est-ce qu'on dore la beauté ?
    Je crois, quand l'humble Alizon passe,
    Voir la lumière de l'été.

    V
    Ô Hyménée !

    Pancrace entre au lit de Lucinde ;
    Et l'heureux hymen est bâclé
    Quand un maire a mis le coq d'Inde
    Avec la fauvette sous clé.

    Un docteur tout noir d'encre passe
    Avec Cyllanire à son bras ;
    Un bouc mène au bal une grâce ;
    L'aurore épouse le fatras.

    C'est la vieille histoire éternelle ;
    Faune et Flore ; on pourrait, hélas,
    Presque dire : -- À quoi bon la belle ?—
    Si la bête n'existait pas.

    Dans un vase une clématite,
    Qui tremble, et dont l'avril est court !
    Je trouve la fleur bien petite,
    Et je trouve le pot bien lourd.

    Que Philistine est adorable,
    Et que Philistin est hideux !
    L'épaule blanche à l'affreux râble
    S'appuie, en murmurant : Nous deux !

    Le capricieux des ténèbres,
    Cupidon compose, ô destin !
    De toutes ces choses funèbres
    Son éclat de rire enfantin.

    Fatal amour ! Charmant, morose,
    Taquin, il prend le mal au mot ;
    D'autant plus sombre qu'il est rose,
    D'autant plus dieu qu'il est marmot !

    VI
    Hilaritas

    Chantez ; l'ardent refrain flamboie ;
    Jurez même, noble ou vilain !
    Le chant est un verre de joie
    Dont le juron est le trop-plein.

    L'homme est heureux sous la tonnelle
    Quand il a bien empaqueté
    Son rhumatisme de flanelle
    Et sa sagesse de gaieté.

    Le rire est notre meilleure aile ;
    Il nous soutient quand nous tombons.
    Le philosophe indulgent mêle
    Les hommes gais aux hommes bons.

    Un mot gai suffit pour abattre.
    Ton fier courroux, ô grand Caton,
    L'histoire amnistie Henri quatre
    Protégé par Jarnicoton.

    Soyons joyeux, Dieu le désire.
    La joie aux hommes attendris
    Montre ses dents, et semble dire :
    Moi qui pourrais mordre, je ris.

    VII
    Meudon

    Pourquoi pas montés sur des ânes ?
    Pourquoi pas au bois de Meudon ?
    Les sévères sont les profanes ;
    Ici tout est joie et pardon.

    Rien n'est tel que cette ombre verte,
    Et que ce calme un peu moqueur,
    Pour aller à la découverte
    Tout au fond de son propre coeur.

    On chante. L'été nous procure
    Un bois pour nous perdre. Ô buissons !
    L'amour met dans la mousse obscure
    La fin de toutes les chansons.

    Paris foule ces violettes ;
    Breda, terre où Ninon déchut,
    Y répand ces vives toilettes
    À qui l'on dirait presque : Chut !

    Prenez garde à ce lieu fantasque !
    Ève à Meudon achèvera
    Le rire ébauché sous le masque
    Avec le diable à l'Opéra.

    Le démon dans ces bois repose ;
    Non le grand vieux Satan fourchu ;
    Mais ce petit Belzébuth rose
    Qu'Agnès cache dans son fichu.

    On entre plein de chaste flamme,
    L'oeil au ciel, le coeur dilaté ;
    On est ici conduit par l'âme,
    Mais par le faune on est guetté.

    La source, c'est la nymphe nue ;
    L'ombre au doigt vous passe un anneau ;
    Et le liseron insinue
    Ce que conseille le moineau.

    Tout chante ; et pas de fausses notes.
    L'hymne est tendre ; et l'esprit de corps
    Des fauvettes et des linottes
    Éclate en ces profonds accords.

    Ici l'aveu que l'âme couve
    Échappe aux coeurs les plus discrets ;
    La clef des champs qu'à terre on trouve
    Ouvre le tiroir aux secrets.

    Ici l'on sent, dans l'harmonie,
    Tout ce que le grand Pan caché
    Peut mêler de vague ironie
    Au bois sombre où rêve Psyché.

    Les belles deviennent jolies ;
    Les cupidons viennent et vont ;
    Les roses disent des folies
    Et les chardonnerets en font.

    La vaste genèse est tournée
    Vers son but : renaître à jamais.
    Tout vibre ; on sent de l'hyménée
    Et de l'amour sur les sommets.

    Tout veut que tout vive et revive,
    Et que les coeurs et que les nids,
    L'aube et l'azur, l'onde et la rive,
    Et l'âme et Dieu, soient infinis.

    Il faut aimer. Et sous l'yeuse,
    On sent, dans les beaux soirs d'été,
    La profondeur mystérieuse
    De cette immense volonté.

    Cachant son feu sous sa main rose,
    La vestale ici n'entendrait
    Que le sarcasme grandiose
    De l'aurore et de la forêt.

    Le printemps est une revanche.
    Ce bois sait à quel point les thyms,
    Les joncs, les saules, la pervenche,
    Et l'églantier, sont libertins.

    La branche cède, l'herbe plie ;
    L'oiseau rit du prix Montyon ;
    Toute la nature est remplie
    De rappels à la question.

    Le hallier sauvage est bien aise
    Sous l'oeil serein de Jéhovah,
    Quand un papillon déniaise
    Une violette, et s'en va.

    Je me souviens qu'en mon bas âge,
    Ayant à peine dix-sept ans,
    Ma candeur un jour fit usage
    De tous ces vieux rameaux flottants.

    J'employai, rôdant avec celle
    Qu'admiraient mes regards heureux,
    Toute cette ombre où l'on chancelle,
    À me rendre plus amoureux.

    Nous fîmes des canapés d'herbes ;
    Nous nous grisâmes de lilas ;
    Nous palpitions, joyeux, superbes,
    Éblouis, innocents, hélas !

    Penchés sur tout, nous respirâmes
    L'arbre, le pré, la fleur, Vénus ;
    Ivres, nous remplissions nos âmes
    De tous les souffles inconnus.

    Nos baisers devenaient étranges,
    De sorte que, sous ces berceaux,
    Après avoir été deux anges,
    Nous n'étions plus que deux oiseaux.

    C'était l'heure où le nid se couche,
    Où dans le soir tout se confond ;
    Une grande lune farouche
    Rougissait dans le bois profond.

    L'enfant, douce comme une fête,
    Qui m'avait en chantant suivi,
    Commençait, pâle et stupéfaite,
    À trembler de mon oeil ravi ;

    Son sein soulevait la dentelle...
    Homère ! ô brouillard de l'Ida:
    -- Marions-nous ! s'écria-t-elle,
    Et la belle fille gronda :

    -- Cherche un prêtre, et sans plus attendre,
    Qu'il nous marie avec deux mots.
    Puis elle reprit, sans entendre
    Le chuchotement des rameaux,

    Sans remarquer dans ce mystère
    Le profil des buissons railleurs :
    -- Mais où donc est le presbytère ?
    Quel est le prêtre de ces fleurs ?

    Un vieux chêne était là ; sa tige
    Eût orné le seuil d'un palais.
    -- Le curé de Meudon ? Lui dis-je.
    L'arbre me dit : -- C'est Rabelais.

    VII
    Bas à l'oreille du lecteur

    Dans l'amoureux, qu'Éros grise,
    L'imbécile est ébauché ;
    La ponte d'une bêtise
    Suit le rêve d'un péché.

    Crains les belles. On se laisse
    Vaincre aisément par Lola.
    Dieu compose de faiblesse
    Ces toutes-puissances-là.

    C'est en jouant que la femme,
    C'est en jouant que l'enfant,
    Prennent doucement notre âme.
    Le faible est le triomphant.

    La vertu, de sa main blanche
    Et de son beau fil doré,
    Recoud sans cesse la manche
    Par où Joseph fut tiré.

    IX
    Senior est junior

    I
    Comme de la source on dévie !
    Qu'un petit-fils ressemble peu !
    Tacite devient Soulavie.
    Hercle se change en Palsembleu.

    La lyre a fait les mandolines ;
    Minos a procréé Séguier ;
    La première des crinolines
    Fut une feuille de figuier.

    L'amour pour nous n'est présentable
    Qu'ivre, coiffé de son bandeau,
    Sa petite bedaine à table ;
    L'antique amour fut buveur d'eau.

    La Bible, en ses épithalames,
    Bénit l'eau du puits large et rond.
    L'homme ancien ne comprend les femmes
    Qu'avec des cruches sur le front.

    Agar revient de la fontaine,
    Sephora revient du torrent,
    Sans chanter tonton mirontaine,
    Le front sage, et l'oeil ignorant.

    La citerne est l'entremetteuse
    Du grave mariage hébreu.
    Le diable l'emplit et la creuse ;
    Dieu dans cette eau met le ciel bleu.

    Beaux jours. Cantique des cantiques !
    Oh ! les charmants siècles naïfs !
    Comme ils sont jeunes, ces antiques !
    Les Baruchs étaient les Baïfs.

    C'est le temps du temple aux cent marches,
    Et de Ninive, et des sommets
    Où les anges aux patriarches
    Offraient, pensifs, d'étranges mets.

    Ézéchiel en parle encore ;
    Le ciel s'inquiétait de Job ;
    On entendait Dieu dès l'aurore
    Dire : As-tu déjeuné, Jacob ?

    II
    Paix et sourire à ces temps calmes !
    Les nourrices montraient leurs seins ;
    Et l'arbre produisait des palmes,
    Et l'homme produisait des saints.

    Nous sommes loin de ces amphores
    Ayant pour anses deux bras blancs,
    Et de ces coeurs, mêlés d'aurores,
    Allant l'un vers l'autre à pas lents.

    L'antique passion s'apaise.
    Nous sommes un autre âge d'or.
    Aimer, c'est vieux. Rosine pèse
    Bartholo, puis compte Lindor.

    Moins simples, nous sommes plus sages.
    Nos amours sont une forêt
    Où, vague, au fond des paysages,
    La Banque de France apparaît.

    III
    Rhodope, la reine d'Égypte,
    Allait voir Amos dans son trou,
    Respects du dôme pour la crypte,
    Visite de l'astre au hibou,

    Et la pharaonne superbe
    Était contente chez Amos
    Si la roche offrait un peu d'herbe
    Aux longues lèvres des chameaux.

    Elle l'adorait satisfaite,
    Sans demander d'autre faveur,
    Pendant que le morne prophète
    Bougonnait dans un coin, rêveur.

    Amestris, la Ninon de Thèbe,
    Avait à son char deux griffons ;
    Elle était semblable à l'Érèbe
    À cause de ses yeux profonds.

    Pour qu'avec un tendre sourire
    Elle vînt jusqu'à son chenil,
    Le mage Oxus à l'hétaïre
    Offrait un rat sacré du Nil.

    Un antre traversé de poutres
    Avec des clous pour accrocher
    Des peaux saignantes et des outres,
    Telle était la chambre à coucher.

    Près de Sarah, Jod le psalmiste
    Dormait là sur le vert genêt,
    Chargeant quelque hyène alarmiste
    D'aboyer si quelqu'un venait.

    Phur, pontife des Cinq Sodomes,
    Fut un devin parlant aux vents,
    Un voyant parmi les fantômes,
    Un borgne parmi les vivants ;

    Pour un lotus bleu, don inepte,
    La blonde Starnabuzaï
    Le recevait, comme on accepte
    Un abbé qui n'est point haï.

    Ségor, bonze à la peau brûlée,
    Nu dans les bois, lascif, bourru,
    Maigre, invitait Penthésilée
    À grignoter un oignon cru.

    Chramnès, prêtre au temple d'Électre,
    Demeurant, en de noirs pays,
    Dans un sépulcre avec un spectre,
    Conviait à souper Thaïs.

    Thaïs venait, et cette belle,
    Coupe en main, le roc pour chevet,
    Ayant le prêtre à côté d'elle
    Et le spectre en face, buvait.

    Dans ce passé crépusculaire,
    Les femmes se laissaient charmer
    Par les gousses d'ail et l'eau claire
    Dont se composait l'Art d'Aimer.

    IV
    Nos phyllyres, nos Gloriantes,
    Nos Lydés aux cheveux flottants
    Ont fait beaucoup de variantes
    À ce programme des vieux temps.

    Aujourd'hui monsignor Nonotte
    N'entre chez Blanche au coeur d'acier
    Qu'après avoir payé la note
    Qu'elle peut avoir chez l'huissier.

    Aujourd'hui le roi de Bavière
    N'est admis chez doña Carmen
    Que s'il apporte une rivière,
    De fort belle eau, dans chaque main.

    Les belles que sous son feuillage
    Retient Bade aux flots non bourbeux,
    Ne vont point dans ce vieux village
    Pour voir des chariots à boeufs.

    Sans argent, Bernis en personne,
    Balbutiant son quos ego,
    Tremble au moment où sa main sonne
    À la porte de Camargo.

    D'Ems à Cythère, quel fou rire
    Si Hafiz, fumant son chibouck,
    Prétendait griser Sylvanire
    Avec du vin de peau de bouc !

    V
    Le coeur ne fait plus de bêtises.
    Avoir des chèques est plus doux
    Que d'aller sous les frais cytises
    Verdir dans l'herbe ses genoux.

    Le soir mettre sous clef des piastres
    Cause à l'âme un plus tendre émoi
    Qu'une rencontre sous les astres
    Disant à voix basse : Est-ce toi ?

    Rien n'enchante plus une amante
    Et n'échauffe mieux un coeur froid
    Qu'une pile d'or qui s'augmente
    Pendant que la pudeur décroît.

    Les amours actuels abondent
    En combinaisons d'échiquiers.
    Doit, Avoir. Nos bergères tondent
    Moins de moutons que de banquiers.

    Le coeur est le compteur suprême.
    La femme enfin a deviné
    L'effrayant pouvoir de Barême
    Ayant le torse de Phryné.

    Tout en chantant Schubert et Webre,
    Elle en vient à réaliser
    L'application de l'algèbre
    À l'amour, à l'âme, au baiser.

    Berthe a l'air vierge ; on la vénère ;
    Dans l'azur du rêve elle a lu
    Que parfois un millionnaire,
    Lourd, vient se prendre à cette glu.

    Pour soulager un peu les riches
    De leur argent, pesant amas,
    Il sied que Paris ait les biches
    Et Londres les anonymas.

    VI
    À tant l'heure l'éventail joue.
    C'est plus cher si l'oeil est plus vif.
    À Daphnis présentant sa joue
    Chloé présente son tarif.

    Pasithée, Anna, Circélyre,
    Lise au front mollement courbé,
    Palmyre en pleurs, Berthe en délire,
    S'amourachent par A + B.

    Leurs instincts ne sont point volages.
    Les mains ouvertes, en rêvant,
    Toutes contemplent des feuillages
    De bank-notes, tremblant au vent.

    On a ces belles, on les dompte,
    On est des jeunes gens altiers,
    Vivons ! et l'on sort d'Amathonte
    Par le corridor des dettiers.

    Dans tel et tel théâtre bouffe,
    La musique vive et sans art
    Des écus et des sous étouffe
    Les cavatines de Mozart.

    Les chanteuses sont ainsi faites
    Qu'on est parfois, sous le rideau,
    Dévalisé par les fauvettes,
    Dans la forêt de Calzado.

    VII
    Sue un rouble par chaque pore,
    Sinon, porte ton coeur plutôt
    Au tigre noir de Singapore
    Qu'à Flora, qu'embaume Botot.

    Femme de cire, Catherine
    Glacée, et douce à tout venant,
    S'offre, et d'un buste de vitrine
    Elle a le sourire tournant.

    Oh ! ces marchandes de jeunesse !
    Stella vend ses soupirs ardents,
    Luz vend son rire de faunesse
    Cassant des noix avec ses dents.

    Rose est pensive ; Alba la brune
    Est l'asphodèle de Sion ;
    Glycéris semble au clair de lune
    La blancheur dans la vision ;

    Regardez, c'est Paula, c'est Laure,
    C'est Phoebé ; dix-huit ans, vingt ans ;
    Voyez ; les jeunes sont l'aurore
    Et les vieilles sont le printemps.

    Leur sein attend, frais comme un songe,
    Effleuré par leurs cheveux blonds,
    Que Samuel Bernard y plonge
    Son poing brutal plein de doublons.

    Au-dessus du juif qui prospère,
    Par le plafond ouvert, descend
    Le petit Cupidon, grand-père
    De tous les baisers d'à présent.

    VII
    La nuit, la femme tend sa toile.
    Tous ses chiffres sont en arrêt,
    Non pour dépister une étoile,
    Mais pour découvrir Turcaret.

    C'est la sombre calculatrice ;
    Elle a la ruse du dragon ;
    Elle est fée ; et c'est en Jocrisse
    Qu'elle transfigure Harpagon.

    Elle compose ses trophées
    De vins bus, de brelans carrés,
    Et de bouteilles décoiffées,
    Et de financiers dédorés.

    Et puis, tout change et tourne en elle ;
    L'aile de Cupidon connaît
    Ses sens, son coeur, sa tête, et l'aile
    Des moulins connaît son bonnet.

    Sa vie est un bruyant poème ;
    On songe, on rit, point de souci,
    Et les verres sont de Bohême,
    Et les buveurs en sont aussi.

    Ce monstre adorable et terrible
    Ne dis pas Toujours, mais Encor !
    Et, rempli de nos coeurs, son crible
    Ne laisse passer que notre or.

    Hélas ! pourquoi ces laideurs basses
    S'imprimant toutes à la fois,
    Dieu profond ! sur ces jeunes grâces
    Faites pour chanter dans les bois !

    IX
    Buvez ! riez !—moi je m'obstine
    Aux songes de l'amour ancien ;
    Je sens en moi l'âme enfantine
    D'Homère, vieux musicien.

    Je vis aux champs ; j'aime et je rêve ;
    Je suis bucolique et berger ;
    Je dédie aux dents blanches d'Ève
    Tous les pommiers de mon verger.

    Je m'appelle Amyntas, Mnasyle,
    Qui vous voudrez ; je dis : Croyons.
    Pensons, aimons ! et je m'exile
    Dans les parfums et les rayons.

    À peine en l'idylle décente
    Entend-on le bruit d'un baiser.
    La prairie est une innocente
    Qu'il ne faut point scandaliser.

    Tout en soupirant comme Horace,
    Je vois ramper dans le champ noir,
    Avec des reflets de cuirasse,
    Les grands socs qu'on traîne le soir.

    J'habite avec l'arbre et la plante ;
    Je ne suis jamais fatigué
    De regarder la marche lente
    Des vaches qui passent le gué.

    J'entends, debout sur quelque cime,
    Le chant qu'un nid sous un buisson
    Mêle au blêmissement sublime
    D'un lever d'astre à l'horizon.

    Je suis l'auditeur solitaire ;
    Et j'écoute en moi, hors de moi,
    Le Je ne sais qui du mystère
    Murmurant le Je ne sais quoi.

    J'aime l'aube ardente et rougie,
    Le midi, les cieux éblouis,
    La flamme, et j'ai la nostalgie
    Du soleil, mon ancien pays.

    Le matin, toute la nature
    Vocalise, fredonne, rit,
    Je songe. L'aurore est si pure,
    Et les oiseaux ont tant d'esprit !

    Tout chante, geai, pinson, linotte,
    Bouvreuil, alouette au zénith,
    Et la source ajoute sa note,
    Et le vent parle, et Dieu bénit.

    J'aime toute cette musique,
    Ces refrains, jamais importuns,
    Et le bon vieux plain-chant classique
    Des chênes aux capuchons bruns.

    Je vous mets au défi de faire
    Une plus charmante chanson
    Que l'eau vive où Jeanne et Néère
    Trempent leurs pieds dans le cresson.

    III. POUR JEANNE SEULE




    I

    Je ne me mets pas en peine
    Du clocher ni du beffroi ;
    Je ne sais rien de la reine,
    Et je ne sais rien du roi ;

    J'ignore, je le confesse,
    Si le seigneur est hautain,
    Si le curé dit la messe
    En grec ou bien en latin ;

    S'il faut qu'on pleure ou qu'on danse,
    Si les nids jasent entr'eux ;
    Mais sais-tu ce que je pense ?
    C'est que je suis amoureux.

    Sais-tu, Jeanne, à quoi je rêve ?
    C'est au mouvement d'oiseau
    De ton pied blanc qui se lève
    Quand tu passes le ruisseau.

    Et sais-tu ce qui me gêne ?
    C'est qu'à travers l'horizon,
    Jeanne, une invisible chaîne
    Me tire vers ta maison.

    Et sais-tu ce qui m'ennuie ?
    C'est l'air charmant et vainqueur,
    Jeanne, dont tu fais la pluie
    Et le beau temps dans mon coeur.

    Et sais-tu ce qui m'occupe,
    Jeanne ? c'est que j'aime mieux
    La moindre fleur de ta jupe
    Que tous les astres des cieux.

    II

    Jeanne chante ; elle se penche
    Et s'envole ; elle me plaît ;
    Et, comme de branche en branche,
    Va de couplet en couplet.

    De quoi donc me parlait-elle ?
    Avec sa fleur au corset,
    Et l'aube dans sa prunelle,
    Qu'est-ce donc qu'elle disait ?

    Parlait-elle de la gloire,
    Des camps, du ciel, du drapeau,
    Ou de ce qu'il faut de moire
    Au bavolet d'un chapeau ?

    Son intention fut-elle
    De troubler l'esprit voilé
    Que Dieu dans ma chair mortelle
    Et frémissante a mêlé ?

    Je ne sais. J'écoute encore.
    Était-ce psaume ou chanson ?
    Les fauvettes de l'aurore
    Donnent le même frisson.

    J'étais comme une fête ;
    J'essayais un vague essor ;
    J'eusse voulu sur ma tête
    Mettre une couronne d'or,

    Et voir sa beauté sans voiles,
    Et joindre à mes jours ses jours,
    Et prendre au ciel les étoiles,
    Et qu'on vînt à mon secours !

    J'étais ivre d'une femme ;
    Mal charmant qui fait mourir.
    Hélas ! je me sentais l'âme
    Touchée et prête à s'ouvrir ;

    Car pour qu'un cerveau se fêle
    Et s'échappe en songes vains,
    Il suffit du bout de l'aile
    D'un ces oiseaux divins.

    III
    Duel en juin

    À un ami

    Jeanne a laissé de son jarret
    Tomber un joli ruban rose
    Qu'en vers on diviniserait,
    Qu'on baise simplement en prose.

    Comme femme elle met des bas,
    Comme ange elle a droit à des ailes ;
    Résultat : demain je me bats.
    Les jours sont longs, les nuits sont belles,

    On fait les foins, et ce barbon,
    L'usage, roi de l'équipée,
    Veut qu'on prenne un pré qui sent bon
    Pour se donner des coups d'épée.

    Pendant qu'aux lueurs du matin
    La lame à la lame est croisée,
    Dans l'herbe humide et dans le thym,
    Les grives boivent la rosée.

    Tu sais ce marquis insolent ?
    Il ordonne, il rit. Jamais ivre
    Et toujours gris ; c'est son talent.
    Il faut ou le fuir, ou le suivre.

    Qui le fuit a l'air d'un poltron,
    Qui le suit est un imbécile.
    Il est jeune, gai, fanfaron,
    Leste, vif, pétulant, fossile.

    Il hait Voltaire ; il se croit né
    Pas tout à fait comme les autres ;
    Il sert la messe, il sert Phryné ;
    Il mêle Gnide aux patenôtres.

    Le ruban perdu, ce muguet
    L'a trouvé ; quelle bonne fête !
    Il s'en est vanté chez Saguet ;
    Moi, je passais par là, tout bête ;

    J'analysais, précisément
    Dans cet instant-là, les bastilles,
    Les trônes, Dieu, le firmament,
    Et les rubans des jeunes filles ;

    Et j'entendis un quolibet ;
    Comme il s'en donnait, le coq d'Inde !
    Car on insulte dans Babet
    Ce qu'on adore dans Florinde.

    Le marquis agitait en l'air
    Un fil, un chiffon, quelque chose
    Qui parfois semblait un éclair
    Et parfois semblait une rose.

    Tout de suite je reconnus
    Ce diminutif admirable
    De la ceinture de Vénus.
    J'aime, donc je suis misérable ;

    Mon pouls dans mes tempes battait ;
    Et le marquis riait de Jeanne !
    Le soir la campagne se tait,
    Le vent dort, le nuage flâne ;

    Mais le poète a le frisson,
    Il se sent extraordinaire,
    Il va, couvant une chanson
    Dans laquelle roule un tonnerre.

    Je me dis :—Cyrus dégaina
    Pour reprendre une bandelette
    De la reine Abaïdorna
    Que ronge aujourd'hui la belette.

    Serais-je moins brave et moins beau
    Que Cyrus, roi d'Ur et de Sarde ?
    Cette reine dans son tombeau
    Vaut-elle Jeanne en sa mansarde ?—

    Faire le siège d'un ruban !
    Quelle oeuvre ! il faut un art farouche ;
    Et ce n'est pas trop d'un Vauban
    Complété par un Scaramouche.

    Le marquis barrait le chemin.
    Prompt comme Joubert sur l'Adige,
    J'arrachai l'objet de sa main.
    -- Monsieur ! cria-t-il. -- Soit, lui dis-je.

    Il se dressa tout en courroux,
    Et moi, je pris ma mine altière.
    -- Je suis marquis, dit-il, et vous ?
    -- Chevalier de la Jarretière.

    -- Soyez deux.—J'aurai mon témoin.
    -- Je vous tue, et je vous tiens quitte.
    -- Où ça ? -- Là, dans ces tas de foin.
    -- Vous en déjeunerez ensuite.

    C'est pourquoi demain, réveillés,
    Les faunes, au bruit des rapières,
    Derrière les buissons mouillés,
    Ouvriront leurs vagues paupières.

    IV

    La nature est pleine d'amour,
    Jeanne, autour de nos humbles joies ;
    Et les fleurs semblent tour à tour
    Se dresser pour que tu les voies.

    Vive Angélique ! à bas Orgon !
    L'hiver, qu'insultent nos huées,
    Recule, et son profil bougon
    Va s'effaçant dans les nuées.

    La sérénité de nos coeurs,
    Où chantent les bonheurs sans nombre,
    Complète, en ces doux mois vainqueurs,
    L'évanouissement de l'ombre.

    Juin couvre de fleurs les sommets,
    Et dit partout les mêmes choses ;
    Mais est-ce qu'on se plaint jamais
    De la prolixité des roses ?

    L'hirondelle, sur ton front pur,
    Vient si près de tes yeux fidèles
    Qu'on pourrait compter dans l'azur
    Toutes les plumes de ses ailes.

    Ta grâce est un rayon charmant ;
    Ta jeunesse, enfantine encore,
    Éclaire le bleu firmament,
    Et renvoie au ciel de l'aurore.

    De sa ressemblance avec toi
    Le lys pur sourit dans sa gloire ;
    Ton âme est une urne de foi
    Où la colombe voudrait boire.

    V

    Ami, j'ai quitté vos fêtes.
    Mon esprit, à demi-voix,
    Hors de tout ce que vous faites,
    Est appelé par les bois.

    J'irai, loin des murs de marbre,
    Tant que je pourrai marcher,
    Fraterniser avec l'arbre,
    La fauvette et le rocher.

    Je fuirai loin de la ville
    Tant que Dieu clément et doux
    Voudra me mettre un peu d'huile
    Entre les os des genoux.

    Ne va pas croire du reste
    Que, bucolique et hautain,
    J'exige, pour être agreste,
    Le vieux champ grec ou latin ;

    Ne crois pas que ma pensée,
    Vierge au soupir étouffé,
    Ne sachant où prendre Alcée,
    Se rabatte sur d'Urfé ;

    Ne crois pas que je demande
    L'Hémus où Virgile erra.
    Dans de la terre normande
    Mon églogue poussera.

    Pour mon vers, que l'air secoue,
    Les pommiers sont suffisants ;
    Et mes bergers, je l'avoue,
    Ami, sont des paysans.

    Mon idylle est ainsi faite ;
    Franche, elle n'a pas besoin
    D'avoir dans miel l'Hymète
    Et l'Arcadie en son foin.

    Elle chante, et se contente,
    Sur l'herbe où je viens m'asseoir,
    De l'haleine haletante
    Du boeuf qui rentre le soir.

    Elle n'est point misérable
    Et ne pense pas déchoir
    Parce qu'Alain, sous l'érable,
    Ôte à Toinon son mouchoir.

    Elle honore Théocrite ;
    Mais ne se fâche pas trop
    Que la fleur soit Marguerite
    Et que l'oiseau soit Pierrot.

    J'aime les murs pleins de fentes
    D'où sortent les liserons,
    Et les mouches triomphantes
    Qui soufflent dans leurs clairons.

    J'aime l'église et ses tombes,
    L'invalide et son bâton ;
    J'aime, autant que les colombes
    Qui jadis venaient, dit-on,

    Conter leurs métempsycoses
    À Terpandre dans Lesbos,
    Les petites filles roses
    Sortant du prêche en sabots.

    J'aime autant Sedaine et Jeanne
    Qu'Orphée et Pratérynnis.
    Le blé pousse, l'oiseau plane,
    Et les cieux sont infinis.

    VI
    À Jeanne

    Ces lieux sont purs ; tu les complètes.
    Ce bois, loin des sentiers battus,
    Semble avoir fait des violettes,
    Jeanne, avec toutes tes vertus.

    L'aurore ressemble à ton âge ;
    Jeanne, il existe sous les cieux
    On ne sait quel doux voisinage
    Des bons coeurs avec les beaux lieux.

    Tout ce vallon est une fête
    Qui t'offre son humble bonheur ;
    C'est un nimbe autour de ta tête ;
    C'est un éden en ton honneur.

    Tout ce qui t'approche désire
    Se faire regarder par toi,
    Sachant que ta chanson, ton rire,
    Et ton front, sont de bonne foi.

    Ô Jeanne, ta douceur est telle
    Qu'en errant dans ces bois bénis,
    Elle fait dresser devant elle
    Les petites têtes des nids.

    VII
    Les étoiles filantes

    I
    À qui donc le grand ciel sombre
    Jette-t-il ses astres d'or ?
    Pluie éclatante de l'ombre,
    Ils tombent...—Encor ! encor !

    Encor !—lueurs éloignées,
    Feux purs, pâles orients,
    Ils scintillent...—ô poignées
    De diamant effrayants !

    C'est de la splendeur qui rôde,
    Ce sont des points univers,
    La foudre dans l'émeraude !
    Des bleuets dans des éclairs !

    Réalités et chimères
    Traversant nos soirs d'été !
    Escarboucles éphémères
    De l'obscure éternité !

    De quelle main sortent-elles ?
    Cieux, à qui donc jette-t-on
    Ces tourbillons d'étincelles ?
    Est-ce à l'âme de Platon ?

    Est-ce à l'esprit de Virgile ?
    Est-ce aux monts ? est-ce au flot vert ?
    Est-ce à l'immense évangile
    Que Jésus-Christ tient ouvert ?

    Est-ce à la tiare énorme
    De quelque Moïse enfant
    Dont l'âme a déjà la forme
    Du firmament triomphant ?

    Ces feux-là vont-ils aux prières ?
    À qui l'Inconnu profond
    Ajoute-t-il ces lumières,
    Vagues flammes de son front ?

    Est-ce, dans l'azur superbe,
    Aux religions que Dieu,
    Pour accentuer son verbe,
    Jette ces langues de feu ?

    Est-ce au-dessus de la Bible
    Que flamboie, éclate et luit
    L'éparpillement terrible
    Du sombre écrin de la nuit ?

    Nos questions en vain pressent
    Le ciel, fatal ou béni.
    Qui peut dire à qui s'adressent
    Ces envois de l'infini ?

    Qu'est-ce que c'est que ces chutes
    D'éclairs au ciel arrachés ?
    Mystère ! Sont-ce des luttes ?
    Sont-ce des hymens ? Cherchez.

    Sont-ce les anges du soufre ?
    Voyons-nous quelque essaim bleu
    D'argyraspides du gouffre
    Fuir sur des chevaux de feu ?

    Est-ce le Dieu des désastres,
    Le Sabaoth irrité,
    Qui lapide avec des astres
    Quelque soleil révolté ?

    II
    Mais qu'importe ! l'herbe est verte,
    Et c'est l'été ! Ne pensons,
    Jeanne qu'à l'ombre entrouverte,
    Qu'aux parfums et qu'aux chansons.

    La grande saison joyeuse
    Nous offre les prés, les eaux,
    Les cressons mouillés, l'yeuse,
    Et l'exemple des oiseaux.

    L'été, vainqueur des tempêtes,
    Doreur des cieux essuyés,
    Met des rayons sur nos têtes
    Et des fraises sous nos pieds.

    Été sacré ! l'air soupire.
    Dieu, qui veut tout apaiser,
    Fait le jour pour le sourire
    Et la nuit pour le baiser.

    L'étang frémit sous les aulnes ;
    La plaine est un gouffre d'or
    Où court, dans les grands blés jaunes,
    Le frisson de messidor.

    C'est l'instant qu'il faut qu'on aime,
    Et qu'on le dise aux forêts,
    Et qu'on ait pour but suprême
    La mousse des antres frais !

    À quoi bon songer aux choses
    Qui se passent dans les cieux ?
    Viens, donnons notre âme aux roses ;
    C'est ce qui l'emplit le mieux.

    Viens, laissons là tous ces rêves,
    Puisque nous sommes aux mois
    Où les charmilles, les grèves,
    Et les coeurs, sont pleins de voix !

    L'amant entraîne l'amante,
    Enhardi dans son dessein
    Par la trahison charmante
    Du fichu montrant le sein.

    Ton pied sous ta robe passe,
    Jeanne, et j'aime mieux le voir,
    Que d'écouter dans l'espace
    Les sombres strophes du soir.

    Il ne faut pas craindre, ô belle,
    De montrer aux prés fleuris
    Qu'on est jeune, peu rebelle,
    Blanche, et qu'on vient de Paris !

    La campagne est caressante
    Au frais amour ébloui ;
    L'arbre est gai pourvu qu'il sente
    Que Jeanne va dire oui.

    Aimons-nous ! et que les sphères
    Fassent ce qu'elles voudront !
    Il est nuit ; dans les clairières
    Les chansons dansent en rond ;

    L'ode court dans les rosées ;
    Tout chante ; et dans les torrents
    Les idylles déchaussées
    Baignent leurs pieds transparents ;

    La bacchanale de l'ombre
    Se célèbre vaguement
    Sous les feuillages sans nombre
    Pénétrés de firmament ;

    Les lutins, les hirondelles,
    Entrevus, évanouis,
    Font un ravissant bruit d'ailes
    Dans le bleue horreur des nuits ;

    La fauvette et la sirène
    Chantent des chants alternés
    Dans l'immense ombre sereine
    Qui dit aux âmes : Venez !

    Car les solitudes aiment
    Ces caresses, ces frissons,
    Et, le soir, les rameaux sèment
    Les sylphes sur les gazons ;

    L'elfe tombe des lianes
    Avec des fleurs plein les mains ;
    On voit de pâles dianes
    Dans la lueur des chemins ;

    L'ondin baise les nymphées ;
    Le hallier rit quand il sent
    Les courbures que les fées
    Font aux brins d'herbe en passant.

    Viens ; les rossignols t'écoutent ;
    Et l'éden n'est pas détruit
    Par deux amants qui s'ajoutent
    À ces noces de la nuit.

    Viens, qu'en son nid qui verdoie,
    Le moineau bohémien
    Soit jaloux de voir ma joie,
    Et ton coeur si près du mien !

    Charmons l'arbre et sa ramure
    Du tendre accompagnement
    Que nous faisons au murmure
    Des feuilles, en nous aimant.

    À la face des mystères,
    Crions que nous nous aimons !
    Les grands chênes solitaires
    Y consentent sur les monts.

    Ô Jeanne, c'est pour ces fêtes,
    Pour ces gaietés, pour ces chants,
    Pour ces amours, que sont faites
    Toutes les grâces des champs !

    Ne tremble pas, quoiqu'un songe
    Emplisse mes yeux ardents.
    Ne crains d'eux aucun mensonge
    Puisque mon âme est dedans.

    Reste chaste sans panique.
    Sois charmante avec grandeur.
    L'épaisseur de la tunique,
    Jeanne, rend l'amour boudeur.

    Pas de terreur, pas de transe ;
    Le ciel diaphane absout
    Du péché de transparence
    La gaze du canezout.

    La nature est attendrie ;
    Il faut vivre ! Il faut errer
    Dans la douce effronterie
    De rire et de s'adorer.

    Viens, aime, oublions le monde,
    Mêlons l'âme à l'âme, et vois
    Monter la lune profonde
    Entre les branches des bois !

    III
    Les deux amants, sous la nue,
    Songent, charmants et vermeils...—
    L'immensité continue
    Ses semailles de soleils.

    À travers le ciel sonore,
    Tandis que, du haut des nuits,
    Pleuvent, poussière d'aurore,
    Les astres épanouis,

    Tant de feux tombants qui perce
    Le zénith vaste et bruni,
    Braise énorme que disperse
    L'encensoir de l'infini ;

    En bas, parmi la rosée,
    Étalant l'arum, l'oeillet,
    La pervenche, la pensée,
    Le lys, lueur de juillet,

    De brume à demi noyée,
    Au centre de la forêt,
    La prairie est déployée,
    Et frissonne, et l'on dirait

    Que la terre, sous les voiles
    Des grands bois mouillés de pleurs,
    Pour recevoir les étoiles
    Tend son tablier de fleurs.

    IV. POUR D'AUTRES



    I

    Mon vers, s'il faut te le redire,
    On veut te griser dans les bois.
    Les faunes ont caché ta lyre
    Et mis à sa place un hautbois.

    Va donc. La fête est commencée ;
    L'oiseau mange en herbe le blé ;
    L'abeille est ivre de rosée ;
    Mai rit, dans les fleurs attablé.

    Emmène tes deux camarades,
    L'esprit gaulois, l'esprit latin ;
    Ne crois pas que tu te dégrades
    Dans la lavande et dans le thym.

    Sans être effronté, sois agile ;
    Entre gaiement dans le vallon ;
    Presse un peu le pas de Virgile,
    Retiens par la manche Villon.

    Tu devras boire à coupe pleine,
    Et de ce soin Pan a chargé
    La Jeanneton de La Fontaine
    Qu'Horace appelait Lalagé.

    On t'attend. La fleur est penchée
    Dans les antres diluviens ;
    Et Silène, à chaque bouchée,
    S'interrompt pour voir si tu viens.

    II
    Jour de fête

    Aux environs de Paris

    Midi chauffe et sèche la mousse ;
    Les champs sont pleins de tambourins ;
    On voit dans une lueur douce
    Des groupes vagues et sereins.

    Là-bas, à l'horizon, poudroie
    Le vieux donjon de saint Louis ;
    Le soleil dans toute sa joie
    Accable les champs éblouis.

    L'air brûlant fait, sous ses haleines
    Sans murmures et sans échos,
    Luire en la fournaise des plaines
    La braise des coquelicots.

    Les brebis paissent inégales ;
    Le jour est splendide et dormant ;
    Presque pas d'ombre ; les cigales
    Chantent sous le bleu flamboiement.

    Voilà les avoines rentrées.
    Trêve au travail. Amis, du vin !
    De larges tonnes éventrées
    Sort l'éclat de rire divin.

    Le buveur chancelle à la table
    Qui boite fraternellement.
    L'ivrogne se sent véritable ;
    Il oublie, ô clair firmament,

    Tout, la ligne droite, la gêne,
    La loi, le gendarme, l'effroi,
    L'ordre ; et l'échalas de Surène
    Raille le poteau de l'octroi.

    L'âne broute, vieux philosophe ;
    L'oreille est longue ; l'âne en rit,
    Peu troublé d'un excès d'étoffe,
    Et content si le pré fleurit.

    Les enfants courent par volée.
    Clichy montre, honneur aux anciens !
    Sa grande muraille étoilée
    Par la mitraille des Prussiens.

    La charrette roule et cahote ;
    Paris élève au loin sa voix,
    Noir chiffonnier qui dans sa hotte
    Porte le sombre tas des rois.

    On voit au loin les cheminées
    Et les dômes d'azur voilés ;
    Des filles passent, couronnées
    De joie et de fleurs, dans les blés.

    III
    La bataille commença.
    Comment ? Par un doux sourire.
    Elle me dit : -- Comme ça,
    Vous ne voulez pas m'écrire ?

    -- Un billet doux ? -- Non, des vers.
    -- Je n'en fais point, répondis-je.—
    Ainsi parfois de travers
    Le dialogue voltige.

    Après le sourire vint
    Un regard, oh ! qu'elle est fière !
    Moi, candidat quinze-vingt,
    Je me dis : Elle est rosière.

    Et je me mis à songer
    À cent vertus, rehaussées
    Par mes mauvaises pensées
    D'adolescent en danger.

    Je me taisais, cela passe
    Pour puissance et profondeur.
    Son sourire était la grâce.
    Et son regard la pudeur.

    Ce regard et ce sourire
    M'entraient dans l'âme. Soudain,
    Elle chanta. Comment dire
    Ce murmure de l'Éden.

    Cette voix grave, touchante,
    Tendre, aux soupirs nuancés !...
    -- Quoi ! m'écriai-je, méchante,
    Vous achevez les blessés !

    IV
    Lisbeth

    Le jour, d'un bonhomme sage
    J'ai l'auguste escarpement ;
    Je me conforme à l'usage
    D'être abruti doctement,

    Je me scrute et me dissèque,
    Je me compare au poncif
    De l'homme que fit Senèque
    Sur sa table d'or massif.

    Je chasse la joie agile.
    Je profite du matin
    Pour regarder dans Virgile
    Un paysage en latin.

    Je lis Lactance, Ildefonse,
    Saint Ambroise, comme il sied
    Et Juste Lipse, où j'enfonce
    Souvent, jusqu'à perdre pied.

    Je me dis : Vis dans les sages.
    Toujours l'honnête homme ouvrit
    La fenêtre des vieux âges
    Pour aérer son esprit.

    Et je m'en vais sur la cime
    Dont Platon sait le chemin.
    Je me dis : Soyons sublime !
    Mais je redeviens humain.

    Et mon âme est confondue,
    Et mon orgueil est dissous,
    Par une alcôve tendue
    D'un papier de quatre sous,

    Et l'amour, ce doux maroufle,
    Est le maître en ma maison,
    Tous les soirs, quand Lisbeth souffle
    Sa chandelle et ma raison.

    V
    Chelles

    J'aime Chelle et ses cressonnières,
    Et le doux tic-tac des moulins
    Et des coeurs, autour des meunières ;
    Quant aux blancs meuniers, je les plains.

    Les meunières aussi sont blanches ;
    C'est pourquoi je vais là souvent
    Mêler ma rêverie aux branches
    Des aulnes qui tremblent au vent.

    J'ai l'air d'un pèlerin ; les filles
    Me parlent, gardant leur troupeau ;
    Je ris, j'ai parfois des coquilles
    Avec des fleurs, sur mon chapeau.

    Quand j'arrive avec mon caniche,
    Chelles, bourg dévot et coquet,
    Croit voir passer, fuyant leur niche,
    Saint Roch, et son chien saint Roquet.

    Ces effets de ma silhouette
    M'occupent peu ; je vais marchant,
    Tâchant de prendre à l'alouette
    Une ou deux strophes de son chant.

    J'admire les papillons frêles
    Dans les ronces du vieux castel ;
    Je ne touche point à leurs ailes.
    Un papillon est un pastel.

    Je suis un fou qui semble un sage.
    J'emplis, assis dans le printemps,
    Du grand trouble du paysage
    Mes yeux vaguement éclatants.

    Ô belle meunière de Chelles,
    Le songeur te guette effaré
    Quand tu montes à tes échelles,
    Sûre de ton bas bien tiré.

    VI
    Dizain de femmes

    Une de plus que les muses ;
    Elles sont dix. On croirait,
    Quand leurs jeunes voix confuses
    Bruissent dans la forêt,

    Entendre, sous les caresses
    Des grands vieux chênes boudeurs,
    Un brouhaha de déesses
    Passant dans les profondeurs.

    Elles sont dix châtelaines
    De tout le pays voisin.
    La ruche vers leurs haleines
    Envoie en chantant l'essaim.

    Elles sont dix belles folles,
    Démons dont je suis cagot ;
    Obtenant des auréoles
    Et méritant le fagot.

    Que de coeurs cela dérobe,
    Même à nous autres manants !
    Chacune étale à sa robe
    Quatre volants frissonnants,

    Et court par les bois, sylphide
    Toute parée, en dépit
    De la griffe qui, perfide,
    Dans les ronces se tapit.

    Oh ! ces anges de la terre !
    Pensifs, nous les décoiffons ;
    Nous adorons le mystère
    De la robe aux plis profonds.

    Jadis Vénus sur la grève
    N'avait pas l'attrait taquin
    Du jupon qui se soulève
    Pour montrer le brodequin.

    Les antiques Arthémises
    Avaient des fronts élégants,
    Mais n'étaient pas si bien mises
    Et ne portaient point de gants.

    La gaze ressemble au rêve ;
    Le satin, au pli glacé,
    Brille, et sa toilette achève
    Ce que l'oeil a commencé.

    La marquise en sa calèche
    Plaît, même au butor narquois ;
    Car la grâce est une flèche
    Dont la mode est le carquois.

    L'homme, sot par étiquette,
    Se tient droit sur son ergot ;
    Mais Dieu créa la coquette
    Dès qu'il eut fait le nigaud.

    Oh ! toutes ces jeunes femmes,
    Ces yeux où flambe midi,
    Ces fleurs, ces chiffons, ces âmes,
    Quelle forêt de Bondy !

    Non, rien ne nous dévalise
    Comme un minois habillé,
    Et comme une Cydalise
    Où Chapron a travaillé !

    Les jupes sont meurtrières.
    La femme est un canevas
    Que, dans l'ombre, aux couturières
    Proposent les Jéhovahs.

    Cette aiguille qui l'arrange
    D'une certaine façon
    Lui donne la force étrange
    D'un rayon dans un frisson.

    Un ruban est une embûche,
    Une guimpe est un péril ;
    Et, dans l'Éden, où trébuche
    La nature à son avril,

    Satan—que le diable enlève !—
    N'eût pas risqué son pied-bot
    Si Dieu sur les cheveux d'Ève
    Eût mis un chapeau d'Herbaut.

    Toutes les dix, sous les voûtes,
    Des grands arbres, vont chantant ;
    On est amoureux de toutes ;
    On est farouche et content.

    On les compare, on hésite
    Entre ces robes qui font
    La lueur d'une visite
    Arrivant du ciel profond.

    Oh ! pour plaire à cette moire,
    À ce gros de Tours flambé,
    On se rêve plein de gloire,
    On voudrait être un abbé.

    On sort du hallier champêtre,
    La tête basse, à pas lents,
    Le coeur pris, dans ce bois traître,
    Par les quarante volants.

    VII
    Choses écrites à Créteil

    Sachez qu'hier, de ma lucarne,
    J'ai vu, j'ai couvert de clins d'yeux
    Une fille qui dans la Marne
    Lavait des torchons radieux.

    Près d'un vieux pont, dans les saulées,
    Elle lavait, allait, venait ;
    L'aube et la brise étaient mêlées
    À la grâce de son bonnet.

    Je la voyais de loin. Sa mante
    L'entourait de plis palpitants.
    Aux folles broussailles qu'augmente
    L'intempérance du printemps,

    Aux buissons que le vent soulève,
    Que juin et mai, frais barbouilleurs,
    Foulant la cuve de la sève,
    Couvrent d'une écume de fleurs,

    Aux sureaux pleins de mouches sombres,
    Aux genêts du bord, tous divers
    Aux joncs échevelant leurs ombres
    Dans la lumière des flots verts,

    Elle accrochait des loques blanches,
    Je ne sais quels haillons charmants
    Qui me jetaient, parmi les branches,
    De profonds éblouissements.

    Ces nippes, dans l'aube dorée,
    Semblaient, sous l'aulne et le bouleau,
    Les blancs cygnes de Cythérée
    Battant de l'aile au bord de l'eau.

    Des cupidons, fraîche couvée,
    Me montraient son pied fait au tour ;
    Sa jupe semblait relevée
    Par le petit doigt de l'amour.

    On voyait, je vous le déclare,
    Un peu plus haut que le genou.
    Sous un pampre un vieux faune hilare
    Murmurait tout bas : Casse-cou !

    Je quittai ma chambre d'auberge,
    En souriant comme un bandit ;
    Et je descendis sur la berge
    Qu'une herbe, glissante, verdit.

    Je pris un air incendiaire
    Je m'adossai contre un pilier,
    Et je lui dis:—" Ô lavandière !
    (Blanchisseuse étant familier)

    " L'oiseau gazouille, l'agneau bêle,
    " Gloire à ce rivage écarté !
    " Lavandière, vous êtes belle.
    " Votre rire est de la clarté.

    " Je suis capable de faiblesses.
    " Ô lavandière, quel beau jour !
    " Les fauvettes sont des drôlesses
    " Qui chantent des chansons d'amour.

    " Voilà six mille ans que les roses
    " Conseillent, en se prodiguant,
    " L'amour aux coeurs les plus moroses.
    " Avril est un vieil intrigant.

    " Les rois sont ceux qu'adorent celles
    " Qui sont charmantes comme vous ;
    " La Marne est pleine d'étincelles ;
    " Femme, le ciel immense est doux.

    " Ô laveuse à la taille mince
    " Qui vous aime est dans un palais.
    " Si vous vouliez, je serais prince ;
    " Je serais dieu, si tu voulais.—"

    La blanchisseuse, gaie et tendre,
    Sourit, et, dans le hameau noir,
    Sa mère au loin cessa d'entendre
    Le bruit vertueux du battoir.

    Les vieillards grondent et reprochent,
    Mais, ô jeunesse ! il faut oser.
    Deux sourires qui se rapprochent
    Finissent par faire un baiser.

    Je m'arrête. L'idylle est douce,
    Mais ne veut pas, je vous le dis,
    Qu'au delà du baiser on pousse
    La peinture du paradis.

    VIII
    Le lendemain

    Un vase, flanqué d'un masque,
    En faïence de Courtrai,
    Vieille floraison fantasque
    Où j'ai mis un rosier vrai,

    Sur ma fenêtre grimace,
    Et, quoiqu'il soit assez laid,
    Ce matin, du toit d'en face,
    Un merle ami lui parlait.

    Le merle, oiseau leste et braque,
    Bavard jamais enrhumé,
    Est pitre dans la baraque
    Toute en fleurs, du mois de mai.

    Il contait au pot aux roses
    Un effronté boniment,
    Car il faut de grosses choses
    Pour faire rire un Flamand.

    Sur une patte, et l'air farce,
    Et comme on vide un panier,
    Il jetait sa verve éparse
    De son toit à mon grenier.

    Gare au mauvais goût des merles !
    J'omets ses propos hardis ;
    Son bec semait peu de perles ;
    Et moi, rêveur, je me dis :

    La minute est opportune ;
    Je suis à m'éprendre enclin ;
    Puisque j'ai cette fortune
    De rencontrer un malin,

    Il faut que je le consulte
    Sur ma conquête d'hier.
    Et je cria : -- Merle adulte,
    Sais-tu pourquoi je suis fier ?

    Il dit, gardant sa posture,
    Semblable au diable boiteux :
    -- C'est pour la même aventure
    Dont Gros-Guillaume est honteux.

    IX

    Fuis l'éden des anges déchus ;
    Ami, prends garde aux belles filles ;
    Redoute à Paris les fichus,
    Redoute à Madrid les mantilles.

    Tremble pour tes ailes, oiseau,
    Et pour tes fils, marionnette.
    Crains un peu l'oeil de Calypso,
    Et crains beaucoup l'oeil de Jeannette.

    Quand leur tendresse a commencé,
    Notre servitude est prochaine.
    Veux-tu savoir leur A B C ?
    Ami, c'est Amour, Baiser, Chaîne.

    Le soleil dore une prison,
    Un rosier parfume une geôle,
    Et c'est là, vois-tu, la façon
    Dont une fille nous enjôle.

    Pris, on a sa pensée au vent
    Et dans l'âme une sombre lyre,
    Et bien souvent on pleure avant
    Qu'on ait eu le temps de sourire.

    Viens dans les prés, le gai printemps
    Fait frissonner les vastes chênes,
    L'herbe rit, les bois sont contents,
    Chantons ! Oh, les claires fontaines !

    X

    L'enfant avril est le frère
    De l'enfant amour ; tous deux
    Travaillent en sens contraire
    À notre coeur hasardeux.

    L'enfant amour nous rend traîtres,
    L'enfant avril nous rend fous.
    Ce sont deux petits prêtres
    Du supplice immense et doux.

    La mousse des prés exhale
    Avril, qui chante drinn drinn,
    Et met une succursale
    De Cythère à Gretna-Green.

    Avril, dont la fraîche embûche
    A nos vices pour claqueurs,
    De ses petits doigts épluche
    Nos scrupules dans nos coeurs.

    Cependant, il est immense ;
    Cet enfant est un géant ;
    Il se mêle à la démence
    Qu'a l'Éternel en le créant.

    Lorsqu'il faut que tout rayonne,
    Et que tout paie un tribut,
    Avril se proportionne
    À l'énormité du but.

    La rosée est son mystère ;
    Travail profond ! sa lueur
    Au front sacré de la terre
    Fait perler cette sueur.

    XI
    Post-scriptum des rêves

    C'était du temps que j'étais jeune ;
    Je maigrissais ; rien ne maigrit
    Comme cette espèce de jeûne
    Qu'on appelle nourrir l'esprit.

    J'étais devenu vieux, timide,
    Et jaune comme un parchemin,
    À l'ombre de la pyramide
    Des bouquins de l'esprit humain.

    Tous ces tomes que l'âge rogne
    Couvraient ma planche et ma cloison.
    J'étais parfois comme un ivrogne
    Tant je m'emplissais de raison.

    Cent bibles encombraient ma table ;
    Cent systèmes étaient dedans ;
    On eût, par le plus véritable,
    Pu se faire arracher les dents.

    Un jour que je lisais Jamblique,
    Callinique, Augustin, Plotin,
    Un nain tout noir à mine oblique
    Parut et me dit en latin :

    -- " Ne va pas plus loin. Jette l'ancre,
    " Fils, contemple en moi ton ancien,
    " Je m'appelle Bouteille-à-l'encre ;
    " Je suis métaphysicien.

    " Ton front fait du tort à ton ventre.
    " Je viens te dire le fin mot
    " De tous ces livres où l'on entre
    " Jocrisse et d'où l'on sort grimaud.

    " Amuse-toi. Sois jeune, et digne
    " De l'aurore et des fleurs. Isis
    " Ne donnait pas d'autre consigne
    " Aux sages que l'ombre a moisis.

    " Un verre de vin sans litharge
    " Vaut mieux, quand l'homme le boit pur,
    " Que tous ces tomes dont la charge
    " Ennuie énormément ton mur.

    " Une bamboche à la Chaumière,
    " D'où l'on éloigne avec soin l'eau,
    " Contient cent fois plus de lumière
    " Que Longin traduit par Boileau.

    " Hermès avec sa bandelette
    " Occupe ton coeur grave et noir ;
    " Bacon est le livre où s'allaite
    " Ton esprit, marmot du savoir.

    " Si Ninette, la giletière,
    " Veut la bandelette d'Hermès
    " Pour s'en faire une jarretière,
    " Donne-la-lui sans dire mais.

    " Si Fanchette ou Landerirette
    " Prend dans ton Bacon radieux
    " Du papier pour sa cigarette,
    " Fils des muses, rends grâce aux dieux.

    " Veille, étude, ennui, patience,
    " Travail, cela brûle les yeux ;
    " L'unique but de la science
    " C'est d'être immensément joyeux.

    " Le vrai savant cherche et combine
    " Jusqu'à ce que de son bouquin
    " Il jaillisse une Colombine
    " Qui l'accepte pour Arlequin.

    " Maxime : N'être point morose,
    " N'être pas bête, tout goûter,
    " Dédier son nez à la rose,
    " Sa bouche à la femme, et chanter.

    " Les anciens vivaient de la sorte ;
    " Mais vous êtes dupes, vous tous,
    " De la fausse barbe que porte
    " Le profil grec de ces vieux fous.

    " Fils, tous ces austères visages
    " Sur les plaisirs étaient penchés.
    " L'homme ayant inventé sept sages,
    " Le bon Dieu créa sept péchés.

    " Ô docteurs, comme vous rampâtes !
    " Campaspe est nue en son grenier
    " Sur Aristote à quatre pattes ;
    " L'esprit a l'amour pour ânier.

    " Grâce à l'amour, Socrate est chauve.
    " L'amour d'Homère est le bâton.
    " Phryné rentrait dans son alcôve
    " En donnant le bras à Platon.

    " Salomon, repu de mollesses,
    " Étudiant les tourtereaux,
    " Avait juste autant de drôlesses
    " Que Léonidas de héros.

    " Sénèque, aujourd'hui sur un socle,
    " Prenait Chloé sous le menton.
    " Fils, la sagesse est un binocle
    " Braqué sur Minerve et Goton.

    " Les nymphes n'étaient pas des ourses,
    " Horace n'était pas un loup ;
    " Lise aujourd'hui se baigne aux sources,
    " Et Tibur s'appelle Saint-Cloud.

    " Les arguments dont je te crible
    " Te sauveront, toi-même aidant,
    " De la stupidité terrible,
    " Robe de pierre du pédant.

    " Guette autour de toi si quelque être
    " Ne sourit pas innocemment ;
    " Un chant dénonce une fenêtre,
    " Un pot de fleurs cherche un amant.

    " La grisette n'est point difforme,
    " On donne aux noirs soucis congé
    " Pour peu que le soir on s'endorme
    " Sur un oreiller partagé.

    " Aime. C'est ma dernière botte.
    " Et je mêle à mes bons avis
    " Cette fillette qui jabote
    " Dans la mansarde vis-à-vis. "

    Or je n'écoutai point ce drôle,
    Et je le chassai. Seulement,
    Aujourd'hui que sur mon épaule
    Mon front penche, pâle et clément,

    Aujourd'hui que mon oeil plus blême
    Voit la griffe du sphinx à nu,
    Et constate au fond du problème
    Plus d'infini, plus d'inconnu,

    Aujourd'hui que, hors des ivresses,
    Près des mers qui vont m'abîmer,
    Je regarde sur les sagesses
    Les religions écumer,

    Aujourd'hui que mon esprit sombre
    Voit sur les dogmes, flot changeant,
    L'épaisseur croissante de l'ombre,
    Ô ciel bleu, je suis indulgent

    Quand j'entends, dans le vague espace
    Où toujours ma pensée erra,
    Une belle fille qui passe
    En chantant traderidera.

    V. SILHOUETTES DU TEMPS JADIS



    I
    Le chêne du parc détruit

    I
    -- Ne me plains pas, me dit l'arbre,
    Autrefois, autour de moi,
    C'est vrai, tout était de marbre,
    Le palais comme le roi.

    Je voyais la splendeur fière
    Des frontons pleins de Césars,
    Et de grands chevaux de pierre
    Qui se cabraient sous des chars.

    J'apercevais des Hercules,
    Des Hébés et des Psychés,
    Dans les vagues crépuscules
    Que font les rameaux penchés.

    Je voyais jouer la reine ;
    J'entendais les hallalis ;
    Comme grand seigneur et chêne,
    J'étais de tous les Marlys.

    Je voyais l'alcôve auguste
    Où le dauphin s'accomplit,
    Leurs majestés jusqu'au buste,
    Lauzun caché sous le lit.

    J'ai vu les nobles broussailles ;
    J'étais du royal jardin ;
    J'ai vu Lachaise à Versailles
    Comme Satan dans Éden.

    Une grille verrouillée,
    Duègne de fer, me gardait ;
    Car la campagne est souillée
    Par le boeuf et le baudet,

    L'agriculture est abjecte,
    L'herbe est vile, et vous saurez
    Qu'un arbre qui se respecte
    Tient à distance les prés.

    Ainsi parlait sous mes voûtes
    Le bon goût, sobre et direct,
    J'étais loin des grandes routes
    Où va le peuple, incorrect.

    Le goût fermait ma clôture ;
    Car c'est pour lui l'A B C
    Que, dans l'art et la nature,
    Tout soit derrière un fossé.

    II
    J'ai vu les coeurs peu rebelles,
    Les grands guerriers tourtereaux,
    Ce qu'on appelait les belles,
    Ce qu'on nommait les héros.

    Ces passants et ces passantes
    Éveillaient mon grondement.
    Mes branches sont plus cassantes
    Qu'on ne croit communément.

    Ces belles, qu'on loue en masse,
    Erraient dans les verts préaux
    Sous la railleuse grimace
    De Tallemant des Réaux.

    Le héros, grand sous le prisme,
    Était prudent et boudeur,
    Et mettait son héroïsme
    À la chaîne en sa grandeur.

    Dans la guerre meurtrière,
    Le prince avait le talent
    D'être tiré par-derrière
    Par quelque Boileau tremblant.

    La raison d'État est grave ;
    Il s'y faisait, par moment,
    De crainte d'être trop brave,
    Attacher solidement.

    III
    J'ai vu comment, d'une patte,
    En ce siècle sans pareil,
    On épouse un cul-de-jatte,
    Et de l'autre, le soleil.

    J'ai vu comment grince et rôde,
    Loin des pages polissons,
    L'auteur valet qui maraude
    Des rimes dans les buissons.

    Ces poètes à rhingraves
    Étaient hautains et hideux ;
    C'étaient des Triboulets graves ;
    Ils chantaient ; et chacun d'eux,

    Pourvu d'un honnête lucre,
    De sa splendeur émaillait
    Le Parnasse en pain de sucre
    Fait par Titon du Tillet.

    Ces êtres, tordant la bouche,
    Jetant leurs voix en éclats,
    Prenaient un air très farouche
    Pour faire des vers très plats.

    Dans Marly qui les tolère,
    Ils marchaient hagards, nerveux,
    Les poings crispés, l'oeil colère,
    Leur phrase dans leurs cheveux.

    À Lavallière boiteuse
    Ils donnaient Chypre et Paphos ;
    Et leur phrase était menteuse,
    Et leurs cheveux étaient faux.

    IV
    Toujours, même en un désastre,
    Les yeux étaient éblouis,
    Le grand Louis, c'était l'astre ;
    Dieu, c'était le grand Louis.

    Bossuet était fort pleutre,
    Racine inclinait son vers ;
    Corneille seul, sous son feutre,
    Regardait Dieu de travers.

    Votre race est ainsi faite ;
    Et le monde est à son gré
    Pourvu qu'elle ait sur sa tête
    Un olympe en bois doré.

    La Fontaine offrait ses fables ;
    Et, soudain, autour de lui,
    Les courtisans, presque affables,
    Les ducs au sinistre ennui,

    Les Bâvilles, les Fréneuses,
    Les Tavannes teints de sang,
    Les altesses vénéneuses,
    L'affreux chandelier glissant,

    Les Louvois nés pour proscrire,
    Les vils Chamillards rampants,
    Gais, tournaient leur noir sourire
    Vers ce charmeur de serpents.

    V
    Dans le parc froid et superbe,
    Rien de vivant ne venait ;
    On comptait les brins d'une herbe
    Comme les mots d'un sonnet.

    Plus de danse, plus de ronce ;
    Comme tout diminuait !
    Le Nôtre fit le quinconce
    Et Lulli le menuet.

    Les ifs, que l'équerre hébète,
    Semblaient porter des rabats ;
    La fleur faisait la courbette,
    L'arbre mettait chapeau bas.

    Pour saluer dans les plaines
    Le Phébus sacré dans Reims,
    On donnait aux pauvres chênes
    Des formes d'alexandrins.

    La forêt, tout écourtée,
    Avait l'air d'un bois piteux
    Qui pousse sous la dictée
    De monsieur l'abbé Batteux.

    VI
    Les rois criaient : Qu'on fracasse,
    Et qu'on pille ! Et l'on pillait.
    À leurs pieds la Dédicace,
    Muse en carte, souriait.

    Cette muse préalable,
    Habile à brûler l'encens
    Même le moins vraisemblable,
    Tirait la manche aux passants,

    En gardant le seuil d'ivoire
    Du dieu du sacré vallon,
    Vendait pour deux sous de gloire
    À la porte d'Apollon.

    On traquait les calvinistes.
    Moi, parmi tous ces fléaux,
    J'avais dans mes branches tristes
    Le peigne de Despréaux.

    J'ai vu ce siècle notoire
    Où la Maintenon sourit,
    Si blanche qu'on la peut croire
    Femelle du Saint-Esprit.

    Quelle féroce colombe !
    J'ai vu frémir d'Aubigné
    Quand sur son nom, dans sa tombe,
    L'édit de Nante a saigné.

    Tout s'offrait au roi : les armes,
    Les amours, les coeurs, les corps ;
    La femme vendait ses charmes,
    Le magistrat ses remords.

    La cour, peinte par Brantôme,
    Reparaît pour Saint-Simon.
    Derrière le roi fantôme
    Rit le confesseur démon.

    VII
    Tout ce temps-là m'importune.
    Des fadeurs, ou des venins.
    La grandeur de leur fortune
    Rapetisse encor ces nains.

    On a le faux sur la nuque ;
    Il règne bon gré mal gré ;
    Après un siècle en perruque
    Arrive un siècle poudré.

    La poudre à flots tourbillonne
    Sur le bon peuple sans pain.
    Voici qu'à Scapiglione
    Succède Perlinpinpin.

    L'art se poudre ; c'est la mode.
    Voltaire, au fond peu loyal,
    Offre à Louis quinze une ode
    Coiffée à l'oiseau royal.

    La monarchie est bouffonne ;
    La pensée a des bâillons ;
    Au-dessus de tout, plafonne
    Un règne en trois cotillons.

    Un beau jour s'ouvre une trappe ;
    Tout meurt ; le sol a cédé.
    Comme un voleur qui s'échappe,
    Ce monde s'est évadé.

    Ces rois, ce bruit, cette fête,
    Tout cela s'est effacé
    Pendant qu'autour de ma tête
    Quelques mouches ont passé.

    VIII
    Moi je suis content ; je rentre
    Dans l'ombre du Dieu jaloux ;
    Je n'ai plus la cour, j'ai l'antre :
    J'avais des rois, j'ai des loups.

    Je redeviens le vrai chêne.
    Je croîs sous les chauds midis ;
    Quatre-vingt-neuf se déchaîne
    Dans mes rameaux enhardis.

    Trianon vieux sent le rance.
    Je renais au grand concert ;
    Et j'appelle délivrance
    Ce que vous nommez désert.

    La reine eut l'épaule haute,
    Le grand dauphin fut pied-bot ;
    J'aime mieux Gros-Jean qui saute
    Librement dans son sabot.

    Je préfère aux Léonores
    Qu'introduisaient les Dangeaux,
    Les bons gros baisers sonores
    De mes paysans rougeauds.

    Je préfère les grands souffles,
    Les bois, les champs, fauve abri,
    L'horreur sacrée, aux pantoufles
    De madame Dubarry.

    Je suis hors des esclavages ;
    Je dis à la honte : Assez !
    J'aime mieux les fleurs sauvages
    Que les gens apprivoisés.

    Les hommes sont des ruines ;
    Je préfère, ô beau printemps,
    Tes fiertés pleines d'épines
    À ces déshonneurs contents.

    J'ai perdu le Roquelaure
    Jasant avec la Boufflers ;
    Mais je vois plus d'aube éclore
    Dans les grands abîmes clairs.

    J'ai perdu monsieur le nonce,
    Et le monde officiel,
    Et d'Antin ; mais je m'enfonce
    Toujours plus avant au ciel.

    Décloîtré, je fraternise
    Avec les rustres souvent.
    Je vois donner par Denise
    Ce que Célimène vend.

    Plus de fossé ; rien n'empêche,
    À mes pieds, sur mon gazon,
    Que Suzon morde à sa pêche,
    Et Mathurin à Suzon.

    Solitaire, j'ai mes joies.
    J'assiste, témoin vivant,
    Dans les sombres claires-voies,
    Aux aventures du vent.

    Parfois dans les primevères
    Court quelque enfant de quinze ans ;
    Mes vieilles ombres sévères
    Aiment ces yeux innocents.

    Rien ne pare un paysage,
    Sous l'éternel firmament,
    Comme une fille humble et sage
    Qui soupire obscurément.

    La fille aux fleurs de la berge
    Parle dans sa belle humeur,
    Et j'entends ce que la vierge
    Dit dans l'ombre à la primeur.

    J'assiste au germe, à la sève,
    Aux nids où s'ouvrent des yeux,
    À tout cet immense rêve
    De l'hymen mystérieux.

    J'assiste aux couples sans nombre,
    Au viol, dans le ravin,
    De la grande pudeur sombre
    Par le grand amour divin.

    J'assiste aux fuites rapides
    De tous ces baisers charmants.
    L'onde a des coeurs dans ses rides ;
    Les souffles sont des amants.

    Cette allégresse est sacrée,
    Et la nature la veut.
    On croit finir, et l'on crée.
    On est libre, et c'est le noeud.

    J'ai pour jardinier la pluie,
    L'ouragan pour émondeur ;
    Je suis grand sous Dieu ; j'essuie
    Ma cime à la profondeur.

    L'hiver froid est sans rosée ;
    Mais, quand vient avril vermeil,
    Je sens la molle pesée
    Du printemps sur mon sommeil.

    Je la sens mieux, étant libre.
    J'ai ma part d'immensité.
    La rentrée en équilibre,
    Ami, c'est la liberté.

    Je suis, sous le ciel qui brille,
    Pour la reprise des droits
    De la forêt sur la grille,
    Et des peuples sur les rois.

    Dieu, pour que l'Éden repousse,
    Frais, tendre, un peu sauvageon,
    Presse doucement du pouce
    Ce globe, énorme bourgeon.

    Plus de roi. Dieu me pénètre.
    Car il faut, retiens cela,
    Pour qu'on sente le vrai maître,
    Que le faux ne soit plus là.

    Il met, lui, l'unique père,
    L'Éternel toujours nouveau,
    Avec ce seul mot : Espère,
    Toute l'ombre de niveau.

    Plus de caste. Un ver me touche,
    L'hysope aime mon orteil.
    Je suis l'égal de la mouche,
    Étant l'égal du soleil.

    Adieu le feu d'artifice
    Et l'illumination.
    J'en ai fait le sacrifice.
    Je cherche ailleurs le rayon.

    D'augustes apothéoses,
    Me cachant les cieux jadis,
    Remplaçaient, dans des feux roses,
    Jéhovah par Amadis.

    On emplissait la clairière
    De ces lueurs qui, soudain,
    Font sur les pieds de derrière
    Dresser dans l'ombre le daim.

    La vaste voûte sereine
    N'avait plus rien qu'on pût voir,
    Car la girandole gêne
    L'étoile dans l'arbre noir.

    Il sort des feux de Bengale
    Une clarté dans les bois,
    Fière, et qui n'est point l'égale
    De l'âtre des villageois.

    Nous étions, chêne, orme et tremble,
    Traités en pays conquis
    Où se débraillent ensemble
    Les pétards et les marquis.

    La forêt, comme agrandie
    Par les feux et les zéphirs,
    Avait l'air d'un incendie
    De rubis et de saphirs.

    On offrait au prince, au maître,
    Beau, fier, entouré d'archers,
    Ces lumières, soeurs peut-être
    De la torche des bûchers.

    Cent mille verroteries
    Jetaient, flambant à l'air vif,
    Dans le ciel des pierreries
    Et sur la terre du suif.

    Une gloire verte et bleue,
    Qu'assaisonnait quelque effroi,
    Faisait là-haut une queue
    De paon en l'honneur du roi.

    Aujourd'hui,—c'est un autre âge,
    Et les flambeaux sont changeants,—
    Je n'ai plus d'autre éclairage
    Que le ciel des pauvres gens.

    Je reçois dans ma feuillée,
    Sombre, aux mille trous vermeils,
    La grande nuit étoilée,
    Populace de soleils.

    Des planètes inconnues
    Poussent sur mon dôme obscur,
    Et je tiens pour bien venues
    Ces coureuses de l'azur.

    Je n'ai plus les pots de soufre
    D'où sortaient les visions ;
    Je me contente du gouffre
    Et des constellations.

    Je déroge, et la nature,
    Foule de rayons et d'yeux,
    M'attire dans sa roture,
    Pêle-mêle avec les cieux.

    Cependant tout ce qui reste,
    Dans l'herbe où court le vanneau
    Et que broute l'âne agreste,
    Du royal siècle a giorno ;

    Tout ce qui reste des gerbes,
    De Jupin, de Sémélé,
    Des dieux, des gloires superbes,
    Un peu de carton brûlé ;

    Dans les ronces paysannes,
    Au milieu des vers luisants,
    Les chandelles courtisanes,
    Et les lustres courtisans ;

    Les vieilles splendeurs brisées,
    Les ifs, nobles espions,
    Leurs altesses les fusées,
    Messeigneurs les lampions ;

    Tout ce beau monde me raille,
    Éteint, orgueilleux et noir ;
    J'en ris, et je m'encanaille
    Avec les astres le soir.

    II
    Écrit en 1827

    I
    Je suis triste quand je vois l'homme.
    Le vrai décroît dans les esprits.
    L'ombre qui jadis noya Rome
    Commence à submerger Paris.

    Les rois sournois, de peur des crises,
    Donnent au peuple un calmant.
    Ils font des boîtes à surprises
    Qu'ils appellent charte et serment.

    Hélas ! nos anges sont des vampires ;
    Notre albâtre vaut le charbon ;
    Et nos meilleurs seraient les pires
    D'un temps qui ne serait pas bon.

    Le juste ment, le sage intrigue ;
    Notre douceur, triste semblant,
    N'est que la peur de la fatigue
    Qu'on aurait d'être violent.

    Notre austérité frelatée
    N'admet ni Hampden ni Brutus ;
    Le syllogisme de l'athée
    Est à l'aise dans nos vertus.

    Sur l'honneur mort la honte flotte.
    On voit, prompt à prendre le pli,
    Se recomposer en ilote
    Le Spartiate démoli.

    Le ciel blêmit ; les fronts végètent ;
    Le pain du travailleur est noir ;
    Et des prêtres insulteurs jettent
    De la fange avec l'encensoir.

    C'est à peine, ô sombres années !
    Si les yeux de l'homme obscurcis,
    L'aube et la raison condamnées,
    Obtiennent de l'ombre un sursis.

    Le passé règne ; il nous menace ;
    Le trône est son premier sujet ;
    Âpre, il remet sa dent tenace
    Sur l'esprit humain qu'il rongeait.

    Le prince est bonhomme ; la rue
    Est pourtant sanglante. -- Bravo !
    Dit Dracon.—La royauté grue
    Monte sur le roi soliveau.

    Les actions sont des cloaques,
    Les consciences des égouts ;
    L'un vendrait la France aux cosaques,
    L'autre vendrait l'âme aux hiboux.

    La religion sombre emploie
    Pour le sang, la guerre et le fer,
    Les textes du ciel qu'elle ploie
    Au sens monstrueux de l'enfer.

    La renommée aux vents répète
    Des noms impurs soir et matin,
    Et l'on peut voir à sa trompette
    De la salive d'Arétin.

    La fortune, reine enivrée,
    De ce vieux Paris, notre aïeul,
    Lui met une telle livrée
    Qu'on préférerait le linceul.

    La victoire est une drôlesse ;
    Cette vivandière au flanc nu
    Rit de se voir mener en laisse
    Par le premier goujat venu.

    Point de Condés, des La Feuillades ;
    Mars et Vénus dans leur clapier ;
    Je n'admire point les oeillades
    De cette fille à ce troupier.

    Partout l'or sur la pourriture,
    L'idéal en proie aux moqueurs,
    Un abaissement de stature
    D'accord avec la nuit des coeurs.

    II
    Mais tourne le dos, ma pensée !
    Viens ; les bois sont d'aube empourprés ;
    Sois de la fête ; la rosée
    T'a promise à la fleur des prés.

    Quitte Paris pour la feuillée.
    Une haleine heureuse est dans l'air ;
    La vaste joie est réveillée ;
    Quelqu'un rit dans le grand ciel clair.

    Viens sous l'arbre aux voix étouffées,
    Viens dans les taillis pleins d'amour
    Où la nuit vont danser les fées
    Et les paysannes le jour.

    Viens, on t'attend dans la nature.
    Les martinets sont revenus ;
    L'eau veut te conter l'aventure
    Des bas ôtés et des pieds nus.

    C'est la grande orgie ingénue
    Des nids, des ruisseaux, des forêts,
    Des rochers, des fleurs de la nue ;
    La rose a dit que tu viendrais.

    Quitte Paris. La plaine est verte ;
    Le ciel, cherché des yeux en pleurs,
    Au bord de sa fenêtre ouverte
    Met avril, ce vase de fleurs.

    L'aube a voulu, l'aube superbe,
    Que pour toi le champ s'animât.
    L'insecte est au bout du brin d'herbe
    Comme un matelot au grand mât.

    Que t'importe Fouché de Nantes
    Et le prince de Bénévent !
    Les belles mouches bourdonnantes
    Emplissent l'azur et le vent.

    Je ne comprends plus tes murmures
    Et je me déclare content
    Puisque voilà les fraises mûres
    Et que l'iris sort de l'étang.

    III
    Fuyons avec celle que j'aime.
    Paris trouble l'amour. Fuyons.
    Perdons-nous dans l'oubli suprême
    Des feuillages et des rayons.

    Les bois sont sacrés ; sur leurs cimes
    Resplendit le joyeux été ;
    Et les forêts sont des abîmes
    D'allégresse et de liberté.

    Toujours les coeurs les plus moroses
    Et les cerveaux les plus boudeurs
    Ont vu le bon côté des choses
    S'éclairer dans les profondeurs.

    Tout reluit ; le matin rougeoie ;
    L'eau brille ; on court dans le ravin ;
    La gaieté monte sur la joie
    Comme la mousse sur le vin.

    La tendresse sort des corolles ;
    Le rosier a l'air d'un amant.
    Comme on éclate en choses folles,
    Et comme on parle innocemment !

    Ô fraîcheur du rire ! ombre pure !
    Mystérieux apaisement !
    Dans l'immense lueur obscure
    On s'emplit d'éblouissement.

    Adieu les vains soucis funèbres !
    On ne se souvient que du beau.
    Si toute la vie est ténèbres,
    Toute la nature est flambeau.

    Qu'ailleurs la bassesse soit grande,
    Que l'homme soit vil et bourbeux,
    J'en souris, pourvu que j'entende
    Une clochette au cou des boeufs.

    Il est bien certain que les source,
    Les arbres pleins de doux ébats,
    Les champs, sont les seules ressources
    Que l'âme humaine ait ici-bas.

    Ô solitude, tu m'accueilles
    Et tu m'instruis sous le ciel bleu ;
    Un petit oiseau sous les feuilles,
    Chantant, suffit à prouver Dieu.

    VI. L'ÉTERNEL PETIT ROMAN



    I
    Le doigt de la femme

    Dieu prit sa plus molle argile
    Et son plus pur kaolin,
    Et fit un bijou fragile,
    Mystérieux et câlin.

    Il fit le doigt de la femme,
    Chef-d'oeuvre auguste et charmant,
    Ce doigt fait pour toucher l'âme
    Et montrer le firmament.

    Il mit dans ce doigt le reste
    De la lueur qu'il venait
    D'employer au front céleste
    De l'heure où l'aurore naît.

    Il y mit l'ombre du voile,
    Le tremblement du berceau,
    Quelque chose de l'étoile,
    Quelque chose de l'oiseau.

    Le Père qui nous engendre
    Fit ce doigt mêlé d'azur,
    Très fort pour qu'il restât tendre,
    Très blanc pour qu'il restât pur,

    Et très doux, afin qu'en somme
    Jamais le mal n'en sortît,
    Et qu'il pût sembler à l'homme
    Le doigt de Dieu, plus petit.

    Il en orna la main d'Ève,
    Cette frêle et chaste main
    Qui se pose comme un rêve
    Sur le front du genre humain.

    Cette humble main ignorante,
    Guide de l'homme incertain,
    Qu'on voit trembler, transparente,
    Sur la lampe du destin.

    Oh ! dans ton apothéose,
    Femme, ange aux regards baissés,
    La beauté, c'est peu de chose,
    La grâce n'est pas assez ;

    Il faut aimer. Tout soupire,
    L'oncle, la fleur, l'alcyon ;
    La grâce n'est qu'un sourire,
    La beauté n'est qu'un rayon ;

    Dieu, qui veut qu'Ève se dresse
    Sur notre rude chemin
    Fit pour l'amour la caresse,
    Pour la caresse la main.

    Dieu, lorsque ce doigt qu'on aime
    Sur l'argile fut conquis,
    S'applaudit, car le suprême
    Est fier de créer l'exquis.

    Ayant fait ce doigt sublime,
    Dieu dit aux anges : Voilà !
    Puis s'endormit dans l'abîme ;
    Le diable alors s'éveilla.

    Dans l'ombre où Dieu se repose,
    Il vint, noir sur l'orient,
    Et tout au bout du doigt rose
    Mit un ongle en souriant.

    II
    Fuite en Sologne

    Au poète Mérante

    I
    Ami, viens me rejoindre.
    Les bois sont innocents.
    Il est bon de voir poindre
    L'aube des paysans.

    Paris, morne et farouche,
    Pousse des hurlements
    Et se tord sous la douche
    Des noirs événements.

    Il revient, loi sinistre,
    Étrange état normal !
    À l'ennui par le cuistre
    Et par le monstre au mal.

    II
    J'ai fui ; viens. C'est dans l'ombre
    Que nous nous réchauffons.
    J'habite un pays sombre
    Plein de rêves profonds.

    Les récits de grand-mère
    Et les signes de croix
    Ont mis une chimère
    Charmante dans les bois.

    Ici, sous chaque porte,
    S'assied le fabliau,
    Nain du foyer qui porte
    Perruque in-folio.

    L'elfe dans les nymphées
    Fait tourner ses fuseaux ;
    Ici l'on a des fées
    Comme ailleurs des oiseaux.

    Le conte, aimé des chaumes,
    Trouve au bord des chemins,
    Parfois, un nid de gnomes
    Qu'il prend dans ses deux mains.

    Les follets sont des drôles
    Pétris d'ombre et d'azur
    Qui font au creux des saules
    Un flamboiement obscur.

    Le faune aux doigts d'écorce
    Rapproche par moments
    Sous la table au pied torse
    Les genoux des amants.

    Le soir un lutin cogne
    Aux plafonds des manoirs ;
    Les étangs de Sologne
    Sont de pâles miroirs.

    Les nénuphars des berges
    Me regardent la nuit ;
    Les fleurs semblent des vierges ;
    L'âme des choses luit.

    III
    Cette bruyère est douce ;
    Ici le ciel est bleu,
    L'homme vit, le blé pousse
    Dans la bonté de Dieu.

    J'habite sous les chênes
    Frémissants et calmants ;
    L'air est tiède, et les plaines
    Sont des rayonnements.

    Je me suis fait un gîte
    D'arbres, sourds à nos pas ;
    Ce que le vent agite,
    L'homme ne l'émeut pas.

    Le matin, je sommeille
    Confusément encor.
    L'aube arrive vermeille
    Dans une gloire d'or.

    -- Ami, dit la ramée,
    Il fait jour maintenant.—
    Une mouche enfermée
    M'éveille en bourdonnant.

    IV
    Viens, loin des catastrophes,
    Mêler sous nos berceaux
    Le frisson de tes strophes
    Au tremblement des eaux.

    Viens, l'étang solitaire
    Est un poème aussi.
    Les lacs ont le mystère,
    Nos coeurs ont le souci.

    Tout comme l'hirondelle,
    La stance quelquefois
    Aime à mouiller son aile
    Dans la mare des bois.

    C'est, la tête inondée
    Des pleurs de la forêt,
    Que souvent le spondée
    À Virgile apparaît.

    C'est des sources, des îles,
    Du hêtre et du glaïeul
    Que sort ce tas d'idylles
    Dont Tityre est l'aïeul.

    Segrais, chez Pan son hôte,
    Fit un livre serein
    Où la grenouille saute
    Du sonnet au quatrain.

    Pendant qu'en sa nacelle
    Racan chantait Babet,
    Du bec de la sarcelle
    Une rime tombait.

    Moi, ce serait ma joie
    D'errer dans la fraîcheur
    D'une églogue où l'on voie
    Fuir le martin-pêcheur.

    L'ode même, superbe,
    Jamais ne renia
    Toute cette grande herbe
    Où rit Titania.

    Ami, l'étang révèle
    Et mêle, brin à brin,
    Une flore nouvelle
    Au vieil alexandrin.

    Le style se retrempe
    Lorsque nous le plongeons
    Dans cette eau sombre où rampe
    Un esprit sous les joncs.

    Viens, pour peu que tu veuilles
    Voir croître ton vers
    La sphaigne aux larges feuilles
    Et les grands roseaux verts.

    III
    Gare !

    On a peur, tant elle est belle !
    Fût-on don Juan ou Caton.
    On la redoute rebelle ;
    Tendre, que deviendrait-on ?

    Elle est joyeuse et céleste !
    Elle vient de ce Brésil
    Si doré qu'il fait du reste
    De l'univers un exil.

    À quatorze ans épousée,
    Et veuve au bout de dix mois.
    Elle a toute la rosée
    De l'aurore au fond des bois.

    Elle est vierge ; à peine née.
    Son mari fut un vieillard ;
    Dieu brisa cet hyménée
    De Trop tôt avec Trop tard.

    Apprenez qu'elle se nomme
    Doña Rosita Rosa ;
    Dieu, la destinant à l'homme,
    Aux anges la refusa.

    Elle est ignorante et libre,
    Et sa candeur la défend.
    Elle a tout, accent qui vibre,
    Chanson triste et rire enfant,

    Tout, le caquet, le silence,
    Ces petits pieds familiers
    Créés pour l'invraisemblance
    Des romans et des souliers,

    Et cet air des jeunes Èves
    Qu'on nommait jadis fripon,
    Et le tourbillon des rêves
    Dans les plis de son jupon.

    Cet être qui nous attire,
    Agnès cousine d'Hébé,
    Enivrerait un satyre,
    Et griserait un abbé.

    Devant tant de beautés pures,
    Devant tant de frais rayons,
    La chair fait des conjectures
    Et l'âme des visions.

    Au temps présent l'eau saline,
    La blanche écume des mers
    S'appelle la mousseline ;
    On voit Vénus à travers.

    Le réel fait notre extase ;
    Et nous serions plus épris
    De voir Ninon sous la gaze
    Que sous la vague Cypris.

    Nous préférons la dentelle
    Au flot diaphane et frais ;
    Vénus n'est qu'une immortelle ;
    Une femme, c'est plus près.

    Celle-ci, vers nous conduite
    Comme un ange retrouvé,
    Semble à tous les coeurs la suite
    De leur songe inachevé.

    L'âme admire, enchantée
    Par tout ce qu'a de charmant
    La rêverie ajoutée
    Au vague éblouissement.

    Quel danger ! on la devine.
    Un nimbe à ce front vermeil !
    Belle, on la rêve divine,
    Fleur, on la rêve soleil.

    Elle est lumière, elle est onde,
    On la contemple. On la croit
    Reine et fée, et mer profonde
    Pour les perles qu'on y voit.

    Gare, Arthur ! gare, Clitandre !
    Malheur à qui se mettait
    À regarder d'un air tendre
    Ce mystérieux attrait !

    L'amour, où glissent les âmes,
    Est un précipice ; on a
    Le vertige au bord des femmes
    Comme au penchant de l'Etna.

    On rit d'abord. Quel doux rire !
    Un jour, dans ce jeu charmant,
    On s'aperçoit qu'on respire
    Un peu moins facilement.

    Ces feux-là troublent la tête.
    L'imprudent qui s'y chauffait
    S'éveille à moitié poète
    Et stupide tout à fait.

    Plus de joie. On est la chose
    Des tourments et des amours.
    Quoique le tyran soit rose,
    L'esclavage est noir toujours.

    On est jaloux ; travail rude !
    On n'est plus libre et vivant,
    Et l'on a l'inquiétude
    D'une feuille dans le vent.

    On la suit, pauvre jeune homme !
    Sous prétexte qu'il faut bien
    Qu'un astre ait un astronome
    Et qu'une femme ait un chien.

    On se pose en loup fidèle ;
    On est bête, on s'en aigrit,
    Tandis qu'un autre, auprès d'elle,
    Aimant moins, a plus d'esprit.

    Même aux bals et dans les fêtes,
    On souffre, fût-on vainqueur ;
    Et voilà comment sont faites
    Les aventures du coeur.

    Cette adolescente est sombre
    À cause de ses quinze ans
    Et de tout ce qu'on voit d'ombre
    Dans ses beaux yeux innocents.

    On donnerait un empire
    Pour tous ces chastes appas ;
    Elle est terrible ; et le pire,
    C'est qu'elle n'y pense pas.

    IV
    À Doña Rosita Rosa

    I
    Ce petit bonhomme bleu
    Qu'un souffle apporte et remporte,
    Qui, dès que tu dors un peu,
    Gratte de l'ongle à ta porte,

    C'est mon rêve. Plein d'effroi,
    Jusqu'à ton seuil il se glisse.
    Il voudrait entrer chez toi
    En qualité de caprice.

    Si tu désires avoir
    Un caprice aimable, leste,
    Et prenant un air céleste
    Sous les étoiles du soir,

    Mon rêve, ô belle des belles,
    Te convient ; arrangeons-nous.
    Il a ton nom sur ses ailes.
    Et mon nom sur ses genoux.

    Il est doux, gai, point morose,
    Tendre, frais, d'azur baigné.
    Quant à son ongle, il est rose,
    Et j'en suis égratigné.

    II
    Prends-le donc à ton service.
    C'est un pauvre rêve fou ;
    Mais pauvreté n'est pas vice.
    Nul coeur ne ferme au verrou ;

    Ton coeur, pas plus que mon âme,
    N'est clos et barricadé.
    Ouvre donc, ouvrez, madame,
    À mon doux songe évadé.

    Les heures pour moi sont lentes,
    Car je souffre éperdument ;
    Il vient sur ton front charmant
    Poser ses ailes tremblantes.

    T'obéir sera son voeu ;
    Il dorlotera ton âme ;
    Il fera chez toi du feu,
    Et, s'il le peut, de la flamme.

    Il fera ce qui te plaît ;
    Prompt à voir tes désirs naître ;
    Belle, il sera ton valet,
    Jusqu'à ce qu'il soit ton maître.

    V
    À Rosita

    Tu ne veux pas aimer, méchante ?
    Le printemps est triste, vois ;
    Entends-tu ce que l'oiseau chante
    Dans la sombre douceur des bois ?

    Sans l'amour rien ne reste d'Ève ;
    L'amour, c'est la seule beauté ;
    Le ciel, bleu quand l'astre s'y lève,
    Est tout noir, le soleil ôté.

    Tu deviendras laide toi-même
    Si tu n'as pas plus de raison.
    L'oiseau chante qu'il faut qu'on aime,
    Et ne sait pas d'autre chanson.

    VI
    C'est parce qu'elle se taisait

    Son silence fut mon vainqueur ;
    C'est ce qui m'a fait épris d'elle.
    D'abord je n'avais dans le coeur
    Rien qu'un obscur battement d'aile.

    Nous allions en voiture au bois,
    Seuls tous les soirs, et loin du monde ;
    Je lui parlais, et d'autres voix
    Chantaient dans la forêt profonde.

    Son oeil était mystérieux.
    Il contient, cet oeil de colombe,
    Le même infini que les cieux,
    La même aurore que la tombe.

    Elle ne disait rien du tout,
    Pensive au fond de la calèche.
    Un jour je sentis tout à coup
    Trembler dans mon âme une flèche.

    L'Amour, c'est le je ne sais quoi.
    Une femme habile à se taire
    Est la caverne où se tient coi
    Ce méchant petit sagittaire.

    VII
    À la belle impérieuse

    L'amour, panique
    De la raison,
    Se communique
    Par le frisson.

    Laissez-moi dire,
    N'accordez rien.
    Si je soupire,
    Chantez, c'est bien.

    Si je demeure,
    Triste, à vos pieds,
    Et si je pleure,
    C'est bien, riez.

    Un homme semble
    Souvent trompeur.
    Mais si je tremble,
    Belle, ayez peur.

    VIII
    Sommation irrespectueuse

    Rire étant si jolie,
    C'est mal. Ô trahison
    D'inspirer la folie,
    En gardant la raison !

    Rire étant si charmante !
    C'est coupable, à côté
    Des rêves qu'on augmente
    Par son trop de beauté.

    Une chose peut-être
    Qui va vous étonner,
    C'est qu'à votre fenêtre
    Le vent vient frissonner,

    Qu'avril commence à luire,
    Que la mer s'aplanit,
    Et que cela veut dire :
    Fauvette, fais ton nid.

    Belle aux chansons naïves,
    J'admets peu qu'on ait droit
    Aux prunelles très vives,
    Ayant le coeur très froid.

    Quand on est si bien faite,
    On devrait se cacher.
    Un amant qu'on rejette,
    À quoi bon l'ébaucher ?

    On se lasse, ô coquette,
    D'être toujours tremblant,
    Vous êtes la raquette,
    Et je suis le volant.

    Le coq battant de l'aile,
    Maître en son pachalick,
    Nous prévient qu'une belle
    Est un danger public.

    Il a raison. J'estime
    Qu'en leur gloire isolés,
    Deux beaux yeux sont un crime,
    Allumez, mais brûlez.

    Pourquoi ce vain manège ?
    L'eau qu'échauffe le jour,
    La fleur perçant la neige,
    Le loup hurlant d'amour,

    L'astre que nos yeux guettent,
    Sont l'eau, la fleur, le loup,
    Et l'étoile, et n'y mettent
    Pas de façons du tout.

    Aimer est si facile
    Que, sans coeur, tout est dit,
    L'homme est un imbécile,
    La femme est un bandit.

    L'oeillade est une dette.
    L'insolvabilité,
    Volontaire, complète
    Ce monstre, la beauté.

    Craindre ceux qu'on captive !
    Nous fuir et nous lier !
    Être la sensitive
    Et le mancenillier !

    C'est trop. Aimez, madame.
    Quoi donc ! quoi ! mon souhait
    Où j'ai tout mis, mon âme
    Et mes rêves, me hait !

    L'amour nous vise. Certe,
    Notre effroi peut crier,
    Mais rien ne déconcerte
    Cet arbalétrier.

    Sachez donc, ô rebelle,
    Que souvent, trop vainqueur,
    Le regard d'une belle
    Ricoche sur son coeur.

    Vous pouvez être sûre
    Qu'un jour vous vous ferez
    Vous-même une blessure
    Que vous adorerez.

    Vous comprendrez l'extase
    Voisine du péché,
    Et que l'âme est un vase
    Toujours un peu penché.

    Vous saurez, attendrie,
    Le charme de l'instant
    Terrible, où l'on s'écrie :
    Ah ! vous m'en direz tant !

    Vous saurez, vous qu'on gâte,
    Le destin tel qu'il est,
    Les pleurs, l'ombre, et la hâte
    De cacher un billet.

    Oui,—pourquoi tant remettre ?—
    Vous sentirez, qui sait ?
    La douceur d'une lettre
    Que tiédit le corset.

    Vous riez ! Votre joie
    À Tout préfère Rien.
    En vain l'aube rougeoie,
    En vain l'air chante. Eh bien,

    Je ris aussi ! Tout passe.
    Ô muse, allons-nous-en.
    J'aperçois l'humble grâce
    D'un toit de paysan ;

    L'arbre, libre volière,
    Est plein d'heureuses voix ;
    Dans les pousses du lierre
    Le chevreau fait son choix ;

    Et, jouant sous les treilles,
    Un petit villageois
    A pour pendant d'oreilles
    Deux cerises des bois.

    IX
    Fêtes de village en plein air

    Le bal champêtre est sous la tente.
    On prend en vain des airs moqueurs ;
    Toute une musique flottante
    Passe des oreilles aux coeurs.

    On entre, on fait cette débauche
    De voir danser en plein midi
    Près d'une Madelon point gauche
    Un Gros-Pierre point engourdi.

    On regarde les marrons frire ;
    La bière mousse, et les plateaux
    Offrent aux dents pleines de rire
    Des mosaïques de gâteaux.

    Le soir on va dîner sur l'herbe ;
    On est gai, content, berger, roi,
    Et, sans savoir comment, superbe,
    Et tendre, sans savoir pourquoi.

    Feuilles vertes et nappes blanches ;
    Le couchant met le bois en feu ;
    La joie ouvre ses ailes franches :
    Comme le ciel immense est bleu !

    X
    Confiance

    À Mérante

    Ami, tu me dis :—" Joie extrême !
    " Donc, ce matin, comblant ton voeu,
    " Rougissante, elle a dit : Je t'aime !
    " Devant l'aube, cet autre aveu.

    " Ta victoire, tu la dévoiles.
    " On t'aime, ô Léandre, ô Saint-Preux,
    " Et te voilà dans les étoiles,
    " Sans parachute, malheureux ! "

    Et tu souris. Mais que m'importe !
    Ton sourire est un envieux.
    Sois gai ; moi, ma tristesse est morte.
    Rire c'est bien, aimer c'est mieux.

    Tu me croyais plus fort en thème,
    N'est-ce pas ? tu te figurais
    Que je te dirais : Elle m'aime,
    Défions-nous, et buvons frais.

    Point. J'ai des manières étranges ;
    On fait mon bonheur, j'y consens ;
    Je vois là-haut passer des anges
    Et je me mêle à ces passants.

    Je suis ingénu comme Homère,
    Quand cet aveugle aux chants bénis
    Adorait la mouche éphémère
    Qui sort des joncs de l'Hypanis.

    J'ai la foi. Mon esprit facile
    Dès le premier jour constata
    Dans la Sologne une Sicile,
    Une Aréthuse en Rosita.

    Je ne vois point dans une femme
    Un filou, par l'ombre enhardi.
    Je ne crois pas qu'on prenne une âme
    Comme on vole un maravedi.

    La supposer fausse, et plâtrée,
    Non, justes dieux ! je suis épris.
    Je ne commence point l'entrée
    Au paradis, par le mépris.

    Je lui donne un coeur sans lui dire :
    Rends-moi la monnaie !—Et je crois
    À sa pudeur, à mon délire,
    Au bleu du ciel, aux fleurs des bois.

    J'entre en des sphères idéales
    Sans fredonner le vieux pont-neuf
    De Villon aux piliers des Halles
    Et de Fronsac à l'Oeil-de-Boeuf.

    Je m'enivre des harmonies
    Qui, de l'azur, à chaque pas,
    M'arrivent, claires, infinies,
    Joyeuses, et je ne crois pas

    Que l'amour trompe nos attentes,
    Qu'un bien-aimé soit un martyr,
    Et que toutes ces voix chantantes
    Descendent du ciel pour mentir.

    Je suis rempli d'une musique ;
    Je ne sens point, dans mes halliers,
    La désillusion classique
    Des vieillards et des écoliers.

    J'écoute en moi l'hymne suprême
    De mille instruments triomphaux
    Qui tous répètent qu'elle m'aime,
    Et dont pas un ne chante faux.

    Oui, je t'adore ! oui, tu m'adores !
    C'est à ces mots-là que sont dus
    Tous ces vagues clairons sonores
    Dans un bruit de songe entendus.

    Et, dans les grands bois qui m'entourent,
    Je vois danser, d'un air vainqueur,
    Les cupidons, gamins qui courent
    Dans la fanfare du coeur.

    XI
    Le nid

    C'est l'abbé qui fait l'église ;
    C'est le roi qui fait la tour ;
    Qui fait l'hiver ? C'est la bise.
    Qui fait le nid ? C'est l'amour.

    Les églises sont sublimes,
    La tour monte aux cieux,
    L'hiver pour trône a les cimes ;
    Mais le nid chante et vaut mieux.

    Le nid, que l'aube visite,
    Ne voit ni deuils, ni combats ;
    Le nid est la réussite
    La meilleur d'ici-bas.

    Là, pas d'or et point de marbre ;
    De la mousse, un coin étroit ;
    C'est un grenier dans un arbre,
    C'est un bouquet sur un toit.

    Ce n'est point chose facile,
    Lorsque Charybde et Scylla
    Veulent mordre la Sicile,
    Que de mettre le holà ;

    Quand l'Hékla brûle sa suie,
    Quand flambe l'Etna grognon,
    Le fumiste qui l'essuie
    Est un rude compagnon ;

    L'orage est grand dans son antre ;
    Le nuage, hydre des airs,
    Est splendide quand son ventre
    Laisse tomber des éclairs ;

    Un cri fier et redoutable,
    De hautes rébellions
    Sortent de la fauve étable
    Des tigres et des lions ;

    Certes, c'est une oeuvre ardue
    D'allumer le jour levant,
    D'ouvrir assez l'étendue
    Pour ne pas casser le vent,

    Et de donner à la houle
    Un si gigantesque élan
    Que, d'un seul bond, elle roule
    De Behring à Magellan.

    Emplir de fureur les bêtes
    Et le tonnerre de bruit ;
    Gonfler le cou des tempêtes
    Des sifflements de la nuit ;

    Tirer, quand la giboulée
    Fouette le matin vermeil,
    De l'écurie étoilée
    L'attelage au soleil ;

    Gaver de vins vendémiaire,
    D'épis messidor ; pourvoir
    Aux dépenses de lumière
    Que fait l'astre chaque soir ;

    Peupler l'ombre ; avoir la force,
    À travers la terre et l'air,
    D'enfler tous les ans l'écorce,
    D'enfler tous les jours la mer ;

    Ce sont les travaux suprêmes
    Des dieux, ouvriers géants
    Mirant leurs bleus diadèmes
    Dans les glauques océans ;

    Ce sont les tâches immenses
    Des êtres régnant sur nous,
    Tantôt des grandes clémences,
    Tantôt des vastes courroux ;

    C'est du miracle et du rêve ;
    Hier, aujourd'hui, demain,
    Ces choses font, depuis Ève,
    L'éblouissement humain.

    Mais entre tous les prodiges
    Qu'entassent dieux et démons,
    Ouvrant l'abîme aux vertiges,
    Heurtant les foudres aux monts,

    C'est l'effort le plus superbe,
    C'est le travail le plus beau,
    De faire tordre un brin d'herbe
    Au bec d'un petit oiseau.

    En vain rampe la couleuvre ;
    L'amour arrange et bénit
    Deux ailes sur la même oeuvre,
    Deux coeurs dans le même nid.

    Ce nid où l'amour se pose,
    Voilà le but du ciel bleu ;
    Et pour la plus douce chose
    Il faut le plus puissant dieu.

    XII
    À propos de doña Rosa

    À Mérante

    Au printemps, quand les nuits sont claires,
    Quand on voit, vagues tourbillons,
    Voler sur les fronts les chimères
    Et dans les fleurs les papillons,

    Pendant la floraison des fèves,
    Quand l'amant devient l'amoureux,
    Quand les hommes, en proie aux rêves,
    Ont toutes ces mouches sur eux,

    J'estime qu'il est digne et sage
    De ne point prendre un air vainqueur,
    Et d'accepter ce doux passge
    De la saison sur notre coeur.

    À quoi bon résister aux femmes,
    Qui ne résistent pas du tout ?
    Toutes les roses sont en flammes ;
    Une guimpe est de mauvais goût.

    Trop heureux ceux à qui les belles
    Font la violence d'aimer !
    À quoi sert-il d'avoir des ailes,
    Sinon pour les laisser plumer ?

    Ô Mérante, il n'est tien qui vaille
    Ces purs attraits, tendres tyrans,
    Un sourire qui dit : Bataille !
    Un soupir qui dit : Je me rends !

    Et je donnerais la Castille
    Et ses plaines en amadou
    Pour deux yeux sous une mantille,
    Fiers, et venant on ne sait d'où.

    XIII
    Les bonnes intentions de Rosa

    Ce bonhomme avait les yeux mornes
    Et, sur son front, chargé d'ennui,
    L'incorrection de deux cornes
    Tout à fait visibles chez lui.

    Ses vagues prunelles bourrues
    Reflétaient dans leur blême éclair
    Le sombre dédale des rues
    De la grande ville d'enfer.

    Son pied fourchu crevait ses chausses ;
    Hors du gouffre il prenait le frais ;
    Ses dents, certes, n'étaient point fausses,
    Mais ses regards n'étaient pas vrais.

    Il venait sur terre, vorace.
    Dans ses mains, aux ongles de fer,
    Il tenait un permis de chasse
    Signé Dieu, plus bas Lucifer.

    C'était Belzébuth, très bon diable.
    Je le reconnus sur-le-champ.
    Sa grimace irrémédiable
    Lui donnait l'air d'un dieu méchant.

    Un même destin, qui nous pèse,
    Semble tous deux nous châtier,
    Car dans l'amour je suis à l'aise
    Comme lui dans un bénitier.

    L'amour,—jaloux, ne vous déplaise,—
    Est un doux gazon d'oasis
    Fort ressemblant à de la braise
    Sur laquelle on serait assis.

    Une femme ! l'exquise chose !
    Je redeviens un écolier ;
    Je décline Rosa la rose ;
    Je suis amoureux à lier.

    Or le diable est une rencontre ;
    Et j'en suis toujours réjoui.
    De tous les Pour il est le Contre ;
    Il est le Non de tous les Oui.

    Le diable est diseur de proverbes.
    Il songeait. Son pied mal botté
    Écrasait dans les hautes herbes
    La forêt de fleurs de l'été.

    L'un près de l'autre nous passâmes.
    —Çà, pensai-je, il est du métier.—
    Le diable se connaît en femmes,
    En qualité de bijoutier.

    Je m'approchai de son altesse,
    Le chapeau bas ; ce carnassier,
    Calme, me fit la politesse
    D'un sourire hostile et princier.

    Je lui dis : -- Que pensez-vous d'elle ?
    Contez-moi ce que vous savez.
    -- Son désir de t'être fidèle,
    Dit-il, est un de mes pavés.

    XIV
    Rosa fâchée

    Une querelle. Pourquoi ?
    Mon Dieu ! parce qu'on s'adore.
    À peine s'est-on dit Toi
    Que Vous se hâte d'éclore.

    Le coeur tire sur son noeud ;
    L'azur fuit ; l'âme est diverse.
    L'amour est un ciel, qui pleut
    Sur les amoureux à verse.

    De même, quand, sans effroi,
    Dans la forêt que juin dore,
    On va rôder, sur la foi
    Des promesses de l'aurore,

    On peut être pris le soir,
    Car le beau temps souvent triche,
    Par un gros nuage noir
    Qui n'était pas sur l'affiche.

    XV
    Dans les ruines d'une abbaye

    Seuls, tous deux, ravis, chantants !
    Comme on s'aime !
    Comme on cueille le printemps
    Que Dieu sème !

    Quels rires étincelants
    Dans ces ombres,
    Pleines jadis de fronts blancs,
    De coeurs sombres !

    On est tout frais mariés.
    On s'envoie
    Les charmants cris variés
    De la joie.

    Purs ébats mêlés au vent
    Qui frissonne !
    Gaietés que le noir couvent
    Assaisonne !

    On effeuille des jasmins
    Sur la pierre
    Où l'abbesse joint les mains
    En prière.

    Les tombeaux, de croix marqués,
    Font partie
    De ces jeux, un peu piqués
    Par l'ortie.

    On se cherche, on se poursuit,
    On sent croître
    Ton aube, amour, dans la nuit
    Du vieux cloître.

    On s'en va se becquetant,
    On s'adore,
    On s'embrasse à chaque instant,
    Puis encore,

    Sous les piliers, les arceaux,
    Et les marbres.
    C'est l'histoire des oiseaux
    Dans les arbres.

    XVI
    Les trop heureux

    Quand avec celle qu'on enlève,
    Joyeux, on s'est enfui si loin,
    Si haut, qu'au-dessus de son rêve
    On n'a plus que Dieu, doux témoin ;

    Quand, sous un dais de fleurs sans nombre,
    On a fait tomber sa beauté
    Dans quelque précipice d'ombre,
    De silence et de volupté ;

    Quand, au fond du hallier farouche,
    Dans une nuit pleine de jour,
    Une bouche sur une bouche
    Baise ce mot divin : amour !

    Quand l'homme contemple la femme,
    Quand l'amante adore l'amant,
    Quand, vaincus, ils n'ont plus dans l'âme
    Qu'un muet éblouissement,

    Ce profond bonheur solitaire,
    C'est le ciel que nous essayons.
    Il irrite presque la terre
    Résistante à trop de rayons.

    Ce bonheur rend les fleurs jalouses
    Et les grands chênes envieux,
    Et fait qu'au milieu des pelouses
    Le lys trouve le rosier vieux ;

    Ce bonheur est si beau qu'il semble
    Trop grand, même aux êtres ailés ;
    Et la libellule qui tremble,
    La graine aux pistils étoilés,

    Et l'étamine, âme inconnue
    Qui de la plante monte au ciel,
    Le vent errant de nue en nue,
    L'abeille errant de miel en miel,

    L'oiseau, que les hivers désolent,
    Le frais papillon rajeuni,
    Toutes les choses qui s'envolent,
    En murmurant dans l'infini.

    XVII
    À un visiteur parisien

    Domremy, 182...

    Moi, que je sois royaliste !
    C'est à peu près comme si
    Le ciel devait rester triste
    Quand l'aube a dit : Me voici !

    Un roi, c'est un homme équestre,
    Personnage à numéro,
    En marge duquel de Maistre
    Écrit : Roi, lisez : Bourreau.

    Je n'y crois plus. Est-ce un crime
    Que d'avoir, par ma cloison,
    Vu ce point du jour sublime,
    Le lever de la raison !

    J'étais jadis à l'école
    Chez ce pédant, le Passé ;
    J'ai rompu cette bricole ;
    J'épelle un autre A B C.

    Mon livre, ô fils de Lutèce,
    C'est la nature, alphabet
    Où le lys n'est point altesse,
    Où l'arbre n'est point gibet.

    Maintenant, je te l'avoue,
    Je ne crois qu'au droit divin
    Du coeur, de l'enfant qui joue,
    Du franc rire et du bon vin.

    Puisque tu me fais visite
    Sous mon chaume, à Domremy,
    À toi le Grec, moi le Scythe,
    J'ouvre mon âme à demi...

    Pas tout à fait.—La feuillée
    Doit voiler le carrefour,
    Et la porte entrebâillée
    Convient au timide amour.

    J'aime, en ces bois que j'habite,
    L'aurore ; et j'ai dans mon trou
    Pour pareil, lé cénobite,
    Pour contraire, le hibou.

    Une femme me fascine ;
    Comme Properce, j'entends
    Une flûte tibicine
    Dans les branches du printemps.

    J'ai pour jeu la poésie ;
    J'ai pour torture un minois,
    Vieux style, et la jalousie,
    Ce casse-tête chinois.

    Je suis fou d'une charmeuse,
    De Paris venue ici,
    Dont les saules de la Meuse
    Sont tous amoureux aussi.

    Je l'ai suivie en Sologne,
    Je la suis à Vaucouleurs.
    Mon coeur rit, ma raison grogne,
    Et me voilà dans les fleurs.

    Je l'ai nommée Euryanthe.
    J'en perds l'âme et l'appétit.
    Circonstance atténuante :
    Elle a le pied très petit.

    Plains-moi. Telle est ma blessure.
    Cela dit, amusons-nous.
    Oublions tout, la censure,
    Rome, et l'abbé Frayssinous.

    Cours les bals, danse aux kermesses.
    Les filles ont de la foi ;
    Fais-toi tenir les promesses
    Qu'elles m'ont faites à moi.

    Ris, savoure, aime, déguste,
    Et, libres, narguons un peu
    Le roi, ce faux nez auguste
    Que le prêtre met à Dieu.

    XVIII
    Dénonciation de l'esprit des bois

    J'ai vu ton ami, j'ai vu ton amie ;
    Mérante et Rosa ; vous n'étiez point trois.
    Fils, ils ont produit une épidémie
    De baisers parmi les nids de mon bois.

    Ils étaient contents, le diable m'emporte !
    Tu n'étais point là. Je les regardais.
    Jadis on trompait Jupin de la sorte ;
    Car parfois un dieu peut être un dadais.

    Moi je suis très laid, j'ai l'épaule haute,
    Mais, bah ! Quand je peux, je ris de bon coeur.
    Chacun a sa part ; on plane, je saute ;
    Vous êtes les beaux, je suis le moqueur.

    Quand le ciel charmant se mire à la source,
    Quand les autres ont l'âme et le baiser,
    Faire la grimace est une ressource.
    N'étant pas heureux, il faut s'amuser.

    Je dois t'avertir qu'un bois souvent couvre
    Des détails, piquant pour Brantôme et Grimm,
    Que les yeux sont faits pour qu'on les entrouvre,
    Fils, et qu'une absence est un intérim.

    Un coeur parfois trompe et se désabonne.
    Qui veille a raison. Dieu, ce grand Bréguet,
    Fit la confiance, et, la trouvant bonne,
    L'améliora par un peu de guet.

    Tu serais marmotte ou l'un des Quarante
    Que tu ne pourrais dormir mieux que ça
    Pendant que Rosa sourit à Mérante,
    Pendant que Mérante embrasse Rosa.

    XIX
    Réponse à l'esprit des bois

    Nain qui me railles,
    Gnome aperçu
    Dans les broussailles,
    Ailé, bossu ;

    Face moisie,
    Sur toi, boudeur,
    La poésie
    Tourne en laideur.

    Magot de l'Inde,
    Dieu d'Abydos,
    Ce mont, le Pinde,
    Est sur ton dos.

    Ton nom est Fable.
    Ton boniment
    Quelquefois hâble
    Et toujours ment.

    Ta verve est faite
    De ton limon,
    Et le poète
    Sort du démon.

    Monstre apocryphe,
    Trouble-raisons,
    On sent ta griffe
    Dans ces buissons.

    Tu me dénonces
    Un rendez-vous,
    Ô fils des ronces,
    Frère des houx,

    Et ta voix grêle
    Vient accuser
    D'un sourire, elle,
    Lui, d'un baiser.

    Quel vilain rôle !
    Je n'en crois rien,
    Vieux petit drôle
    Aérien.

    Reprends ta danse,
    Spectre badin ;
    Reçois quittance
    De mon dédain.

    Où j'enveloppe
    Tous tes aïeux
    Depuis Ésope
    Jusqu'à Mayeux.

    XX
    Lettre

    J'ai mal dormi. C'est votre faute.
    J'ai rêvé que, sur des sommets,
    Nous nous promenions côte à côte,
    Et vous chantiez, et tu m'aimais.

    Mes dix-neuf ans étaient la fête
    Qu'en frissonnant je vous offrais ;
    Vous étiez belle et j'étais bête
    Au fond des bois sombres et frais.

    Je m'abandonnais aux ivresse ;
    Au-dessus de mon front vivant
    Je voyais fuir les molles tresses
    De l'aube, du rêve et du vent.

    J'étais ébloui, beau, superbe ;
    Je voyais des jardins de feu,
    Des nids dans l'air, des fleurs dans l'herbe,
    Et dans un immense éclair, Dieu.

    Mon sang murmurait dans mes tempes
    Une chanson que j'entendais ;
    Les planètes étaient mes lampes ;
    J'étais archange sous un dais.

    Car la jeunesse est admirable,
    La joie emplit nos seins hardis ;
    Et la femme est le divin diable
    Qui taquine ce paradis.

    Elle tient un fruit qu'elle achève
    Et qu'elle mord, ange et tyran ;
    Ce qu'on nomme la pomme d'Ève,
    Tristes cieux ! c'est le coeur d'Adam.

    J'ai toute la nuit eu la fièvre.
    Je vous adorais en dormant ;
    Le mot amour sur votre lèvre
    Faisait un vague flamboiement.

    Pareille à la vague où l'oeil plonge,
    Votre gorge m'apparaissait
    Dans une nudité de songe,
    Avec une étoile au corset.

    Je voyais vos jupes de soie,
    Votre beauté, votre blancheur ;
    J'ai jusqu'à l'aube été la proie
    De ce rêve mauvais coucheur.

    Vous aviez cet air qui m'enchante ;
    Vous me quittiez, vous me preniez ;
    Vous changiez d'amours, plus méchante
    Que les tigres calomniés.

    Nos âmes se sont dénouées,
    Et moi, de souffrir j'étais las ;
    Je me mourais dans des nuées
    Où je t'entendais rire, hélas !

    Je me réveille, et ma ressource
    C'est de ne plus penser à vous,
    Madame, et de fermer la source
    Des songes sinistres et doux.

    Maintenant, calmé, je regarde,
    Pour oublier d'être jaloux,
    Un tableau qui dans ma mansarde
    Suspend Venise à quatre clous.

    C'est un cadre ancien qu'illumine,
    Sous de grands arbres, jadis verts,
    Un soleil d'assez bonne mine
    Quoique un peu mangé par les vers.

    Le paysage est plein d'amantes,
    Et du vieux sourire effacé
    De toutes les femmes charmantes
    Et cruelles du temps passé.

    Sans les éteindre, les années
    Ont couvert de molles pâleurs
    Les robes vaguement traînées
    Dans de la lumière et des fleurs.

    Un bateau passe. Il porte un groupe
    Où chante un prélat violet ;
    L'ombre des branches se découpe
    Sur le plafond du tendelet.

    À terre, un pâtre, aimé des muses,
    Qui n'a que la peau sur les os,
    Regarde des choses confuses
    Dans le profond ciel, plein d'oiseaux.

    XXI
    L'oubli

    Autrefois inséparables,
    Et maintenant séparés.
    Gaie, elle court dans les prés,
    La belle aux chants adorables ;

    La belle aux chants adorés,
    Elle court dans la prairie ;
    Les bois pleins de rêverie
    De ses yeux sont éclairés.

    Apparition exquise !
    Elle marche en soupirant,
    Avec cet air conquérant
    Qu'on a quand on est conquise.

    La Toilette, cet esprit,
    Cette déesse grisette,
    Qu'adore en chantant Lisette,
    À qui Minerve sourit,

    Pour la faire encore plus belle
    Que ne l'avait faite Dieu,
    Pour que le vague oiseau bleu
    Sur son front batte de l'aile,

    A sur cet ange câlin
    Épuisé toute sa flore,
    Les lys, les roses, l'aurore,
    Et la maison Gagelin.

    Soubrette divine et leste,
    La Toilette au doigt tremblant
    A mis un frais chapeau blanc
    Sur ce flamboiement céleste.

    Regardez-la maintenant.
    Que cette belle est superbe !
    Le coeur humain comme l'herbe
    Autour d'elle est frissonnant.

    Oh ! la fière conquérante !
    Le grand oeil mystérieux !
    Prévost craint pour Desgrieux,
    Molière a peur pour Dorante.

    Elle a l'air, dans la clarté
    Dont elle est toute trempée,
    D'une étincelle échappée
    À l'idéale beauté.

    Ô grâce surnaturelle !
    Il suffit, pour qu'on soit fou,
    Qu'elle ait un ruban au cou,
    Qu'elle ait un chiffon sur elle.

    Ce chiffon charmant soudain
    Aux rayons du jour ressemble,
    Et ce ruban sacré semble
    Avoir fleuri dans l'Éden.

    Elle serait bien fâchée
    Qu'on ne vît pas dans ses yeux
    Que de la coupe des cieux
    Sa lèvre s'est approchée,

    Qu'elle veut vaincre et charmer,
    Et que c'est là sa manière,
    Et qu'elle est la prisonnière
    Du doux caprice d'aimer.

    Elle sourit, et, joyeuse,
    Parle à son nouvel amant
    Avec le chuchotement
    D'une abeille dans l'yeuse.

    -- Prends mon âme et mes vingt ans.
    Je n'aime que toi ! dit-elle.—
    Ô fille d'Ève éternelle,
    Ô femme aux cheveux flottants,

    Ton roman sans fin s'allonge ;
    Pendant qu'aux plaisirs tu cours,
    Et que, te croyant toujours
    Au commencement du songe,

    Tu dis en baissant la voix :
    -- Pour la première fois, j'aime !—
    L'amour, ce moqueur suprême,
    Rit, et compte sur ses doigts.

    Et, sans troubler l'aventure
    De la belle aux cheveux d'or,
    Sur ce coeur, si neuf encor,
    L'amour fait une rature.

    Et l'ancien amant ? Pâli,
    Brisé, sans doute à cette heure
    Il se désespère et pleure...—
    Écoutez cet hallali.

    Passez les monts et les plaines ;
    La curée est dans les bois ;
    Les chiens mêlent leurs abois,
    Les fleurs mêlent leurs haleines ;

    Les voyez-vous ? Le voilà.
    Il est le centre. Il flamboie.
    Il luit. Jamais plus de joie
    Dans plus d'orgueil ne brilla.

    Il brille au milieu des femmes,
    Tous les yeux lui disant oui,
    Comme un astre épanoui
    Dans un triomphe de flammes.

    Il cherche en face de lui
    Un sourire peu sévère,
    Il chante, il lève son verre,
    Éblouissant, ébloui.

    Tandis que ces gaietés franches
    Tourbillonnent à sa voix,
    Elle, celle d'autrefois,
    Là-bas, bien loin, sous les branches,

    Dans les taillis hasardeux,
    Aime, adore, se recueille,
    Et, près de l'autre, elle effeuille
    Une marguerite à deux.

    Fatal coeur, comme tu changes !
    Lui sans elle, elle sans lui !
    Et sur leurs fronts sans ennui
    Ils ont la clarté des anges.

    Le séraphin à l'oeil pur
    Les verrait avec envie,
    Tant à leur âme ravie
    Se mêle un profond azur !

    Sur ces deux bouches il semble
    Que le ciel met son frisson ;
    Sur l'une erre la chanson,
    Sur l'autre le baiser tremble.

    Ces êtres s'aimaient jadis ;
    Mais qui viendrait le leur dire
    Ferait éclater de rire
    Ces bouches du paradis.

    Les baisers de l'autre année,
    Où sont-ils ? Quoi ! nul remord !
    Non ! Tout cet avril est mort,
    Toute cette aube est fanée.

    Bah ! le baiser, le serment,
    Rien de tout cela n'existe.
    Le myosotis, tout triste,
    Y perdrait son allemand.

    Elle ! à travers ses longs voiles,
    Que son regard est charmant !
    Lui ! comme il jette gaiement
    Sa chanson dans les étoiles !

    Qu'elle est belle ! Qu'il est beau !—
    Le morne oubli prend dans l'ombre,
    Par degrés, l'épaisseur sombre
    De la pierre du tombeau.

    LIVRE SECOND. SAGESSE


    I. AMA, CREDE



    I
    De la femme au ciel

    L'âme a des étapes profondes.
    On se laisse d'abord charmer,
    Puis convaincre. Ce sont deux mondes.
    Comprendre est au-delà d'aimer.

    Aimer, comprendre : c'est le faîte.
    Le Coeur, cet oiseau du vallon,
    Sur le premier degré s'arrête ;
    L'Esprit vole à l'autre échelon.

    À l'amant succède l'archange ;
    Le baiser, puis le firmament ;
    Le point d'obscurité se change
    En un point de rayonnement.

    Mets de l'amour sur cette terre
    Dans les vains brins d'herbe flottants.
    Cette herbe devient, ô mystère !
    Le nid sombre au fond du printemps.

    Ajoute, en écartant son voile,
    De la lumière au nid béni.
    Et le nid deviendra l'étoile
    Dans la forêt de l'infini.

    II
    L'église

    I
    J'errais. Que de charmantes choses !
    Il avait plu ; j'étais crotté ;
    Mais puisque j'ai vu tant de roses,
    Je dois dire la vérité.

    J'arrivai tout près d'une église,
    De la verte église au bon Dieu,
    Où qui voyage sans valise
    Écoute chanter l'oiseau bleu.

    C'était l'église en fleurs, bâtie
    Sans pierre, au fond du bois mouvant,
    Par l'aubépine et par l'ortie
    Avec des feuilles et du vent.

    Le porche était fait de deux branches,
    D'une broussaille et d'un buisson ;
    La voussure, toute en pervenches,
    Était signée : Avril, maçon.

    Dans cette vive architecture,
    Ravissante aux yeux attendris,
    On sentait l'art de la nature ;
    On comprenait que la perdrix,

    Que l'alouette et que la grive
    Avaient donné de bons avis
    Sur la courbure de l'ogive,
    Et que Dieu les avait suivis.

    Une haute rose trémière
    Dressait sur le toit de chardons
    Ses cloches pleines de lumière
    Où carillonnaient les bourdons.

    Cette flèche gardait l'entrée ;
    Derrière on voyait s'ébaucher
    Une digitale pourprée,
    Le clocheton près du clocher.

    Seul sous une pierre, un cloporte
    Songeait, comme Jean à Pathmos ;
    Un lys s'ouvrait près de la porte
    Et tenait les fonts baptismaux.

    Au centre où la mousse s'amasse,
    L'autel, un caillou, rayonnait,
    Lamé d'argent par la limace
    Et brodé d'or par le genêt.

    Un escalier de fleurs ouvertes,
    Tordu dans le style saxon,
    Copiait ses spirales vertes
    Sur le dos d'un colimaçon.

    Un cytise en pleine révolte,
    Troublant l'ordre, étouffant l'écho,
    Encombrait toute l'archivolte
    D'un grand falbala rococo.

    En regardant par la croisée,
    Ô joie ! on sentait là quelqu'un.
    L'eau bénite était en rosée,
    Et l'encens était en parfum.

    Les rayons à leur arrivée,
    Et les gais zéphirs querelleurs,
    Allaient de travée en travée
    Baiser le front penché des fleurs.

    Toute la nef, d'aube baignée,
    Palpitait d'extase et d'émoi.
    -- Ami, me dit une araignée,
    La grande rosace est de moi.

    II
    Tout était d'accord dans les plaines,
    Tout était d'accord dans les bois
    Avec la douceur des haleines,
    Avec le mystère des voix.

    Tout aimait ; tout faisait la paire.
    L'arbre à la fleur disait : Nini ;
    Le mouton disait : Notre Père,
    Que votre sainfoin soit béni !

    Les abeilles dans l'anémone
    Mendiaient, essaim diligent ;
    Le printemps leur faisait l'aumône
    Dans une corbeille d'argent.

    Et l'on mariait dans l'église,
    Sous le myrte et le haricot,
    Un oeillet nommé Cydalise
    Avec un chou nommé Jacquot.

    Un bon vieux pommier solitaire
    Semait ses fleurs, tout triomphant,
    Et j'aimais, dans ce frais mystère,
    Cette gaieté de vieil enfant.

    Au lutrin chantaient, couple allègre,
    Pour des auditeurs point ingrats,
    Le cricri, ce poète maigre,
    Et l'ortolan, ce chantre gras.

    Un vif pierrot, de tige en tige,
    Sautait là, comme en son jardin ;
    Je suivais des yeux la voltige
    Qu'exécutait ce baladin,

    Ainsi qu'aux temps où Notre-Dame,
    Pour célébrer n'importe qui,
    Faisait sur ses tours, comme une âme,
    Envoler madame Saqui.

    Un beau papillon dans sa chape
    Officiait superbement.
    Une rose riait sous cape
    Avec un frelon son amant.

    Et, du fond des molles cellules,
    Les jardinières, les fourmis,
    Les frémissantes libellules,
    Les demoiselles, chastes miss,

    Les mouches aux ailes de crêpes
    Admiraient près de sa Phryné
    Ce frelon, officier des guêpes,
    Coiffé d'un képi galonné.

    Cachés par une primevère,
    Une caille, un merle siffleur,
    Buvaient tous deux au même verre
    Dans une belladone en fleur.

    Pensif, j'observais en silence,
    Car un coeur n'a jamais aimé
    Sans remarquer la ressemblance
    De l'amour et du mois de mai.

    III
    Les clochettes sonnaient la messe.
    Tout ce petit temple béni
    Faisait à l'âme une promesse
    Que garantissait l'infini.

    J'entendais, en strophes discrètes,
    Monter, sous un frais corridor,
    Le Te Deum des pâquerettes,
    Et l'hosanna des boutons d'or.

    Les mille feuilles que l'air froisse
    Formaient le mur tremblant et doux.
    Et je reconnus ma paroisse ;
    Et j'y vis mon rêve à genoux.

    J'y vis près de l'autel, derrière
    Les résédas et les jasmins,
    Les songes faisant leur prière,
    L'espérance joignant les mains.

    J'y vis mes bonheurs éphémères,
    Les blancs spectres de mes beaux jours,
    Parmi les oiseaux mes chimères,
    Parmi les roses mes amours.

    IV
    Un grand houx, de forme incivile,
    Du haut de sa fauve beauté,
    Regardait mon habit de ville ;
    Il était fleuri, moi crotté ;

    J'étais crotté jusqu'à l'échine.
    Le houx ressemblait au chardon
    Que fait brouter l'ânier de Chine
    À son âne de céladon.

    Un bon crapaud faisait la lippe
    Près d'un champignon malfaisant.
    La chaire était une tulipe
    Qu'illuminait un ver luisant.

    Au seuil priait cette grisette
    À l'air doucement fanfaron,
    Qu'à Paris on nomme Lisette,
    Qu'aux champs on nomme Liseron.

    Un grimpereau, cherchant à boire,
    Vit un arum, parmi le thym,
    Qui dans sa feuille, blanc ciboire,
    Cachait la perle du matin ;

    Son bec, dans cette vasque ronde,
    Prit la goutte d'eau qui brilla ;
    La plus belle feuille du monde
    Ne peut donner que ce qu'elle a.

    Les chenilles peuplaient les ombres ;
    L'enfant de choeur Coquelicot
    Regardait ces fileuses sombres
    Faire dans un coin leur tricot.

    Les joncs, que coudoyait sans morgue
    La violette, humble prélat,
    Attendaient, pour jouer de l'orgue,
    Qu'un bouc ou qu'un moine bêlât.

    Au fond s'ouvrait une chapelle
    Qu'on évitait avec horreur ;
    C'est là qu'habite avec sa pelle
    Le noir scarabée enterreur.

    Mon pas troubla l'église fée ;
    Je m'aperçus qu'on m'écoutait.
    L'églantine dit : C'est Orphée.
    La ronce dit : C'est Colletet.

    III
    Saison des semailles. Le soir

    C'est le moment crépusculaire.
    J'admire, assis sous un portail,
    Ce reste de jour dont s'éclaire
    La dernière heure du travail.

    Dans les terres, de nuit baignées,
    Je contemple, ému, les haillons
    D'un vieillard qui jette à poignées
    La moisson future aux sillons.

    Sa haute silhouette noire
    Domine les profonds labours.
    On sent à quel point il doit croire
    À la fuite utile des jours.

    Il marche dans la plaine immense,
    Va, vient, lance la graine au loin,
    Rouvre sa main, et recommence,
    Et je médite, obscur témoin,

    Pendant que, déployant ses voiles,
    L'ombre, où se mêle une rumeur,
    Semble élargir jusqu'aux étoiles
    Le geste auguste du semeur.

    II. OISEAUX ET ENFANTS



    I

    Oh ! les charmants oiseaux joyeux !
    Comme ils maraudent ! comme ils pillent !
    Où va ce tas de petits gueux
    Que tous les souffles éparpillent ?

    Ils s'en vont au clair firmament ;
    Leur voix raille, leur bec lutine ;
    Ils font rire éternellement
    La grande nature enfantine.

    Ils vont aux bois, ils vont aux champs,
    À nos toits remplis de mensonges,
    Avec des cris, avec des chants,
    Passant, fuyant, pareils aux songes.

    Comme ils sont près du Dieu vivant
    Et de l'aurore fraîche et douce,
    Ces gais bohémiens du vent
    N'amassent rien qu'un peu de mousse.

    Toute la terre est sous leurs yeux ;
    Dieu met, pour ces purs êtres frêles,
    Un triomphe mystérieux
    Dans la légèreté des ailes.

    Atteignent-ils les astres ? Non.
    Mais ils montent jusqu'aux nuages.
    Vers le rêveur, leur compagnon,
    Ils vont, familiers et sauvages.

    La grâce est tout leur mouvement,
    La volupté toute leur vie ;
    Pendant qu'ils volent vaguement
    La feuillée immense est ravie.

    L'oiseau va moins haut que Psyché.
    C'est l'ivresse dans la nuée.
    Vénus semble l'avoir lâché
    De sa ceinture dénouée.

    Il habite le demi-jour ;
    Le plaisir est sa loi secrète.
    C'est du temple que sort l'amour,
    C'est du nid que vient l'amourette.

    L'oiseau s'enfuit dans l'infini
    Et s'y perd comme un son de lyre.
    Avec sa queue il dit nenni
    Comme Jeanne avec son sourire.

    Que lui faut-il ? un réséda,
    Un myrte, un ombre, une cachette.
    Esprit, tu voudrais Velléda ;
    Oiseau, tu chercherais Fanchette.

    Colibri, comme Ithuriel,
    Appartient à la zone bleue.
    L'ange est de la cité du ciel ;
    Les oiseaux sont de la banlieue.

    II
    Une alcôve au soleil levant

    L'humble chambre a l'air de sourire ;
    Un bouquet orne un vieux bahut ;
    Cet intérieur ferait dire
    Aux prêtres : Paix ! aux femmes : Chut !

    Au fond une alcôve se creuse.
    Personne. On n'entre ni ne sort.
    Surveillance mystérieuse !
    L'aube regarde : un enfant dort.

    Une petite en ce coin sombre
    Était là dans un berceau blanc,
    Ayant je ne sais quoi dans l'ombre
    De confiant et de tremblant.

    Elle étreignait dans sa main calme
    Un grelot d'argent qui penchait ;
    L'innocence au ciel tient la palme
    Et sur la terre le hochet.

    Comme elle sommeille ! Elle ignore
    Le bien, le mal, le cœur, les sens,
    Son rêve est un sentier d'aurore
    Dont les anges sont les passants.

    Son bras, par instants, sans secousse,
    Se déplace, charmant et pur ;
    Sa respiration est douce
    Comme une mouche dans l'azur.

    Le regard de l'aube la couvre ;
    Rien n'est auguste et triomphant
    Comme cet œil de Dieu qui s'ouvre
    Sur les yeux fermés de l'enfant.

    III
    Comédie dans les feuilles

    Au fond du parc qui se délabre,
    Vieux, désert, mais encor charmant
    Quand la lune, obscur candélabre,
    S'allume en son écroulement,

    Un moineau-franc, que rien ne gêne,
    A son grenier, tout grand ouvert,
    Au cinquième étage d'un chêne
    Qu'avril vient de repeindre en vert.

    Un saule pleureur se hasarde
    À gémir sur le doux gazon,
    À quelques pas de la mansarde
    Où ricane ce polisson.

    Ce saule ruisselant se penche ;
    Un petit lac est à ses pieds,
    Où tous ses rameaux, branche à branche,
    Sont correctement copiés.

    Tout en visitant sa coquine
    Dans le nid par l'aube doré,
    L'oiseau rit du saule, et taquine
    Ce bon vieux lakiste éploré.

    Il crie à toutes les oiselles
    Qu'il voit dans les feuilles sautant :
    -- Venez donc voir, mesdemoiselles !
    Ce saule a pleuré cet étang.

    Il s'abat dans son tintamarre
    Sur le lac qu'il ose insulter :
    -- Est-elle bête cette mare !
    Elle ne sait que répéter.

    Ô mare, tu n'es qu'une ornière.
    Tu rabâches ton saule. Allons,
    Change donc un peu de manière.
    Ces vieux rameaux-là sont très longs.

    Ta géorgique n'est pas drôle.
    Sous prétexte qu'on est miroir,
    Nous faire le matin un saule
    Pour nous le refaire le soir !

    C'est classique, cela m'assomme.
    Je préférerais qu'on se tût.
    Çà, ton bon saule est un bonhomme ;
    Les saules sont de l'institut.

    Je vois d'ici bâiller la truite.
    Mare, c'est triste, et je t'en veux
    D'être échevelée à la suite
    D'un vieux qui n'a plus de cheveux.

    Invente-nous donc quelque chose !
    Calque, mais avec abandon.
    Je suis fille, fais une rose,
    Je suis âne, fais un chardon.

    Aie une idée, un iris jaune,
    Un bleu nénuphar triomphant !
    Sapristi ! Il est temps qu'un faune
    Fasse à ta naïade un enfant.—

    Puis il s'adresse à la linotte :
    -- Vois-tu, ce saule, en ce beau lieu,
    A pour état de prendre en note
    Le diable à côté du bon Dieu.

    De là son deuil. Il est possible
    Que tout soit mal, ô ma catin ;
    L'oiseau sert à l'homme de cible,
    L'homme sert de cible au destin ;

    Mais moi, j'aime mieux, sans envie,
    Errer de bosquet en bosquet,
    Corbleu, que de passer ma vie
    À remplir de pleurs un baquet !—

    Le saule à la morne posture,
    Noir comme le bois des gibets,
    Se tait, et la mère nature
    Sourit dans l'ombre aux quolibets

    Que jette, à travers les vieux marbres,
    Les quinconces, les buis, les eaux,
    À cet Héraclite des arbres
    Ce Démocrite des oiseaux.

    IV

    Les enfants lisent, troupe blonde ;
    Ils épellent, je les entends ;
    Et le maître d'école gronde
    Dans la lumière du printemps.

    J'aperçois l'école entrouverte ;
    Et je rôde au bord des marais ;
    Toute la grande saison verte
    Frissonne au loin dans les forêts.

    Tout rit, tout chante ; c'est la fête
    De l'infini que nous voyons ;
    La beauté des fleurs semble faite
    Avec la candeur des rayons.

    J'épelle aussi moi ; je me penche
    Sur l'immense livre joyeux ;
    Ô champs, quel vers que la pervenche !
    Quelle strophe que l'aigle, ô cieux !

    Mais, mystère ! Rien n'est sans tache.
    Rien !—Qui peut dire par quels noeuds
    La végétation rattache
    Le lys chaste au chardon hargneux ?

    Tandis que là-bas siffle un merle,
    La sarcelle, des roseaux plats,
    Sort, ayant au bec une perle ;
    Cette perle agonise, hélas !

    C'est le poisson qui, tout à l'heure,
    Poursuivait l'aragne, courant
    Sur sa bleue et vague demeure,
    Sinistre monde transparent.

    Un coup de fusil dans la haie,
    Abois d'un chien ; c'est le chasseur.
    Et, pensif, je sens une plaie
    Parmi toute cette douceur.

    Et, sous l'herbe pressant la fange,
    Triste passant de ce beau lieu,
    Je songe au mal, énigme étrange,
    Faute d'orthographe de Dieu.

    III. LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ



    I
    Depuis six mille ans la guerre
    Plaît aux peuples querelleurs,
    Et Dieu perd son temps à faire
    Les étoiles et les fleurs.

    Les conseils du ciel immense,
    Du lys pur, du nid doré,
    N'ôtent aucune démence
    Du coeur de l'homme effaré.

    Les carnages, les victoires,
    Voilà notre grand amour ;
    Et les multitudes noires
    Ont pour grelot le tambour.

    La gloire, sous ses chimères
    Et sous ses chars triomphants,
    Met toutes les pauvres mères
    Et tous les petits enfants.

    Notre bonheur est farouche ;
    C'est de dire : Allons ! mourons !
    Et c'est d'avoir à la bouche
    La salive des clairons.

    L'acier luit, les bivouacs fument ;
    Pâles, nous nous déchaînons ;
    Les sombres âmes s'allument
    Aux lumières des canons.

    Et cela pour des altesses
    Qui, vous à peine enterrés,
    Se feront des politesses
    Pendant que vous pourrirez,

    Et que, dans le champ funeste,
    Les chacals et les oiseaux,
    Hideux, iront voir s'il reste
    De la chair après vos os !

    Aucun peuple ne tolère
    Qu'un autre vive à côté ;
    Et l'on souffle la colère
    Dans notre imbécillité.

    C'est un Russe ! Égorge, assomme.
    Un Croate ! Feu roulant.
    C'est juste. Pourquoi cet homme
    Avait-il un habit blanc ?

    Celui-ci, je le supprime
    Et m'en vais, le coeur serein,
    Puisqu'il a commis le crime
    De naître à droite du Rhin.

    Rosbach ! Waterloo ! Vengeance !
    L'homme, ivre d'un affreux bruit,
    N'a plus d'autre intelligence
    Que le massacre et la nuit.

    On pourrait boire aux fontaines,
    Prier dans l'ombre à genoux,
    Aimer, songer sous les chênes ;
    Tuer son frère est plus doux.

    On se hache, on se harponne,
    On court par monts et par vaux ;
    L'épouvante se cramponne
    Du poing aux crins des chevaux.

    Et l'aube est là sur la plaine !
    Oh ! j'admire, en vérité,
    Qu'on puisse avoir de la haine
    Quand l'alouette a chanté.

    II
    Le vrai dans le vin

    Jean Sévère était fort ivre.
    Ô barrière ! ô lieu divin
    Où Surène nous délivre
    Avec l'azur de son vin !

    Un faune habitant d'un antre,
    Sous les pampres de l'été,
    Aurait approuvé son ventre
    Et vénéré sa gaieté.

    Il était beau de l'entendre.
    On voit, quand cet homme rit,
    Chacun des convives tendre
    Comme un verre son esprit.

    À travers les mille choses
    Qu'on dit parmi les chansons,
    Tandis qu'errent sous les roses
    Les filles et les garçons,

    On parla d'une bataille ;
    Deux peuples, russe et prussien,
    Sont hachés par la mitraille ;
    Les deux rois se portent bien.

    Chacun de ces deux bons princes
    (De là tous leurs différends)
    Trouve ses États trop minces
    Et ceux du voisin trop grands.

    Les peuples, eux, sont candides ;
    Tout se termine à leur gré
    Par un dôme d'Invalides
    Plein d'infirmes et doré.

    Les rois font pour la victoire
    Un hospice, où le guerrier
    Ira boiter dans la gloire,
    Borgne, et coiffé d'un laurier.

    Nous admirions ; mais, farouche,
    En nous voyant tous béats,
    Jean Sévère ouvrit la bouche
    Et dit ces alinéas :

    " Le pauvre genre humain pleure,
    " Nos pas sont tremblants et courts,
    " Je suis très ivre, et c'est l'heure
    " De faire un sage discours.

    " Le penseur joint sous la treille
    " La logique à la boisson ;
    " Le sage, après la bouteille,
    " Doit déboucher la raison.

    " Faire, au lieu des deux armées,
    " Battre les deux généraux,
    " Diminuerait les fumées
    " Et grandirait les héros.

    " Que me sert le dithyrambe
    " Qu'on va chantant devant eux,
    " Et que Dieu m'ait fait ingambe
    " Si les rois me font boiteux ?

    " Ils ne me connaissent guère
    " S'ils pensent qu'il me suffit
    " D'avoir les coups de la guerre
    " Quand ils en ont le profit.

    " Foin des beaux portails de marbre
    " De la Flèche et de Saint-Cyr !
    " Lorsqu'avril fait pousser l'arbre,
    " Je n'éprouve aucun plaisir,

    " En voyant la branche, où flambe
    " L'aurore qui m'éveilla,
    " À dire : " C'est une jambe
    " Peut-être qui me vient là ! "

    " L'invalide altier se traîne,
    " Du poids d'un bras déchargé ;
    " Mais moi je n'ai nulle haine
    " Pour tous les membres que j'ai.

    " Recevoir des coups de sabre,
    " Choir sous les pieds furieux
    " D'un escadron qui se cabre,
    " C'est charmant ; boire vaut mieux.

    " Plutôt gambader sur l'herbe
    " Que d'être criblé de plomb !
    " Le nez coupé, c'est superbe ;
    " J'aime autant mon nez trop long.

    " Décoré par mon monarque,
    " Je m'en reviens, ébloui,
    " Mais bancal, et je remarque
    " Qu'il a ses deux pattes, lui.

    " Manchot, fier, l'hymen m'attire ;
    " Je vois celle qui me plaît
    " En lorgner d'autres et dire :
    " Je l'aimerais mieux complet. "

    " Fils, c'est vrai, je ne savoure
    " Qu'en douteur voltairien
    " Cet effet de ma bravoure
    " De n'être plus bon à rien.

    " La jambe de bois est noire ;
    " La guerre est un dur sentier ;
    " Quant à ce qu'on nomme gloire,
    " La gloire, c'est d'être entier.

    " L'infirme adosse son râble,
    " En trébuchant, aux piliers ;
    " C'est une chose admirable,
    " Fils, que d'user deux souliers.

    " Fils, j'aimerais que mon prince,
    " En qui je mets mon orgueil,
    " Pût gagner une province
    " Sans me faire perdre un oeil.

    " Un discours de cette espèce
    " Sortant de mon hiatus,
    " Prouve que la langue épaisse
    " Ne fait pas l'esprit obtus. "

    Ainsi parla Jean Sévère,
    Ayant dans son coeur sans fiel
    La justice, et dans son verre
    Un vin bleu comme le ciel.

    L'ivresse mit dans sa tête
    Ce bon sens qu'il nous versa.
    Quelquefois Silène prête
    Son âne à Sancho Pança.

    III
    Célébration du 14 Juillet

    Dans la forêt

    Qu'il est joyeux aujourd'hui
    Le chêne aux rameaux sans nombre,
    Mystérieux point d'appui
    De toute la forêt sombre !

    Comme quand nous triomphons,
    Il frémit, l'arbre civique ;
    Il répand à plis profonds
    Sa grande ombre magnifique.

    D'où lui vient cette gaieté ?
    D'où vient qu'il vibre et se dresse,
    Et semble faire à l'été
    Une plus fière caresse ?

    C'est le quatorze juillet.
    À pareil jour, sur la terre
    La liberté s'éveillait
    Et riait dans le tonnerre.

    Peuple, à pareil jour râlait
    Le passé, ce noir pirate ;
    Paris prenait au collet
    La Bastille scélérate.

    À pareil jour, un décret
    Chassait la nuit de la France,
    Et l'infini s'éclairait
    Du côté de l'espérance.

    Tous les ans, à pareil jour,
    Le chêne au Dieu qui nous crée
    Envoie un frisson d'amour,
    Et rit à l'aube sacrée.

    Il se souvient, tout joyeux,
    Comme on lui prenait ses branches !
    L'âme humaine dans les cieux,
    Fière, ouvrait ses ailes blanches.

    Car le vieux chêne est gaulois :
    Il hait la nuit et le cloître ;
    Il ne sait pas d'autres lois
    Que d'être grand et de croître.

    Il est grec, il est romain ;
    Sa cime monte, âpre et noire,
    Au-dessus du genre humain
    Dans une lueur de gloire.

    Sa feuille, chère aux soldats,
    Va, sans peur et sans reproche,
    Du front d'Epaminondas
    À l'uniforme de Hoche.

    Il est le vieillard des bois ;
    Il a, richesse de l'âge,
    Dans sa racine Autrefois,
    Et Demain dans son feuillage.

    Les rayons, les vents, les eaux,
    Tremblent dans toutes ses fibres ;
    Comme il a besoin d'oiseaux,
    Il aime les peuples libres.

    C'est son jour. Il est content.
    C'est l'immense anniversaire.
    Paris était haletant.
    La lumière était sincère.

    Au loin roulait le tambour...—
    Jour béni ! jour populaire,
    Où l'on vit un chant d'amour
    Sortir d'un cri de colère !

    Il tressaille, aux vents bercé,
    Colosse où dans l'ombre austère
    L'avenir et le passé
    Mêlent leur double mystère.

    Les éclipses, s'il en est,
    Ce vieux naïf les ignore.
    Il sait que tout ce qui naît,
    L'oeuf muet, le vent sonore,

    Le nid rempli de bonheur,
    La fleur sortant des décombres,
    Est la parole d'honneur
    Que Dieu donne aux vivants sombres.

    Il sait, calme et souriant,
    Sérénité formidable !
    Qu'un peuple est un orient,
    Et que l'astre est imperdable.

    Il me salue en passant,
    L'arbre auguste et centenaire ;
    Et dans le bois innocent
    Qui chante et que je vénère,

    Étalant mille couleurs,
    Autour du chêne superbe
    Toutes les petites fleurs
    Font leur toilette dans l'herbe.

    L'aurore aux pavots dormants
    Verse sa coupe enchantée ;
    Le lys met ses diamants ;
    La rose est décolletée.

    Aux chenilles de velours
    Le jasmin tend ses aiguières ;
    L'arum conte ses amours,
    Et la garance ses guerres.

    Le moineau-franc, gai, taquin,
    Dans le houx qui se pavoise,
    D'un refrain républicain
    Orne sa chanson grivoise.

    L'ajonc rit près du chemin ;
    Tous les buissons des ravines
    Ont leur bouquet à la main ;
    L'air est plein de voix divines.

    Et ce doux monde charmant,
    Heureux sous le ciel prospère,
    Épanoui, dit gaiement :
    C'est la fête du grand-père.

    IV
    Souvenir des vieilles guerres

    Pour la France et la république,
    En Navarre nous nous battions.
    Là parfois la balle est oblique ;
    Tous les rocs sont des bastions.

    Notre chef, une barbe grise,
    Le capitaine, était tombé,
    Ayant reçu près d'une église
    Le coup de fusil d'un abbé.

    La blessure parut malsaine.
    C'était un vieux et fier garçon,
    En France, à Marine-sur-Seine,
    On peut voir encor sa maison.

    On emporta le capitaine
    Dont on sentait plier les os ;
    On l'assit près d'une fontaine
    D'où s'envolèrent les oiseaux.

    Nous lui criâmes : -- Guerre ! fête !
    Forçons le camp ! prenons le fort !—
    Mais il laissa pencher sa tête,
    Et nous vîmes qu'il était mort.

    L'aide-major avec sa trousse
    N'y put rien faire et s'en alla ;
    Nous ramassâmes de la mousse ;
    De grands vieux chênes étaient là.

    On fit au mort une jonchée
    De fleurs et de branches de houx ;
    Sa bouche n'était point fâchée,
    Son oeil intrépide était doux.

    L'abbé fut pris. -- Qu'on nous l'amène !
    Qu'il meure !—On forma le carré ;
    Mais on vit que le capitaine
    Voulait faire grâce au curé.

    On chassa du pied le jésuite ;
    Et le mort semblait dire : Assez !
    Quoiqu'il dût regretter la suite
    De nos grands combats commencés.

    Il avait sans doute à Marine
    Quelques bons vieux amours tremblants ;
    Nous trouvâmes sur sa poitrine
    Une boucle de cheveux blancs.

    Une fosse lui fut creusée
    À la baïonnette, en priant ;
    Puis on laissa sous la rosée
    Dormir ce brave souriant.

    Le bataillon reprit sa marche,
    À la brune, entre chien et loup ;
    Nous marchions. Les ponts n'ont qu'une arche.
    Des pâtres au loin sont debout.

    La montagne est assez maussade ;
    La nuit est froide et le jour chaud ;
    Et l'on rencontre l'embrassade
    Des grands ours de huit pieds de haut.

    L'homme en ces monts naît trabucaire ;
    Prendre et pendre est tout l'alphabet ;
    Et tout se règle avec l'équerre
    Que font les deux bras du gibet.

    On est bandit en paix, en guerre
    On s'appelle guerillero.
    Le peuple au roi laisse tout faire ;
    Cet ânier mène ce taureau.

    Dans les ravins, dans les rigoles
    Que creusent les eaux et les ans,
    De longues files d'espingoles
    Rampaient comme des vers luisants.

    Nous tenions tous nos armes prêtes
    À cause des pièges du soir ;
    Le croissant brillait sur nos têtes.
    Et nous, pensifs, nous croyions voir,

    Tout en cheminant dans la plaine
    Vers Pampelune et Teruel
    Le hausse-col du capitaine
    Qui reparaissait dans le ciel.

    V
    L'ascension humaine

    Tandis qu'au loin des nuées,
    Qui semblent des paradis,
    Dans le bleu sont remuées,
    Je t'écoute, et tu me dis :

    " Quelle idée as-tu de l'homme,
    " De croire qu'il aide Dieu ?
    " L'homme est-il donc l'économe
    " De l'eau, de l'air et du feu ?

    " Est-ce que, dans son armoire,
    " Tu l'aurais vu de tes yeux
    " Serrer les rouleaux de moire
    " Que l'aube déploie aux cieux ?

    " Est-ce lui qui gonfle et ride
    " La vague, et lui dit : Assez !
    " Est-ce lui qui tient la bride
    " Des éléments hérissés ?

    " Sait-il le secret de l'herbe ?
    " Parle-t-il au nid vivant ?
    " Met-il sa note superbe
    " Dans le noir clairon du vent ?

    " La marée âpre et sonore
    " Craint-elle son éperon ?
    " Connaît-il le météore ?
    " Comprend-il le moucheron ?

    " L'homme aider Dieu ! lui, ce songe,
    " Ce spectre en fuite et tremblant !
    " Est-ce grâce à son éponge
    " Que le cygne reste blanc ?

    " Le fait veut, l'homme acquiesce.
    " Je ne vois pas que sa main
    " Découpe à l'emporte-pièce
    " Les pétales du jasmin.

    " Donne-t-il l'odeur aux sauges,
    " Parce qu'il sait faire un trou
    " Pour mêler le grès des Vosges
    " Au salpêtre du Pérou ?

    " Règle-t-il l'onde et la brise,
    " Parce qu'il disséquera
    " De l'argile qu'il a prise
    " Près de Rio-Madera ?

    " Ôte Dieu ; puis imagine,
    " Essaie, invente ; épaissis
    " L'idéal subtil d'Égine
    " Par les dogmes d'Éleusis ;

    " Soude Orphée à Lamettrie ;
    " Joins, pour ne pas être à court,
    " L'école d'Alexandrie
    " À l'école d'Edimbourg ;

    " Va du conclave au concile,
    " D'Anaximandre à Destutt ;
    " Dans quelque cuve fossile
    " Exprime tout l'institut ;

    " Démaillote la momie ;
    " Presse Œdipe et Montyon ;
    " Mets en pleine académie
    " Le sphinx à la question ;

    " Fouille le doute et la grâce ;
    " Amalgame en ton guano
    " À la Sybaris d'Horace
    " Les Chartreux de saint Bruno ;

    " Combine Genève et Rome ;
    " Fais mettre par ton fermier
    " Toutes les vertus de l'homme
    " Dans une fosse à fumier ;

    " Travaille avec patience
    " En puisant au monde entier ;
    " Prends pour pilon la science
    " Et l'abîme pour mortier ;

    " Va, forge ! je te défie
    " De faire de ton savoir
    " Et de ta philosophie
    " Sortir un grain de blé noir !

    " Dieu, de sa droite, étreint, fauche,
    " Sème, et tout est rajeuni ;
    " L'homme n'est qu'une main gauche
    " Tâtonnant dans l'infini.

    " Aux heures mystérieuses,
    " Quand l'eau se change en miroir,
    " Rôdes-tu sous les yeuses,
    " L'esprit plongé dans le soir ?

    " Te dis-tu : -- Qu'est-ce que l'homme ?—
    " Sonde, ami, sa nullité ;
    " Cherche, de quel chiffre, en somme,
    " Il accroît l'éternité !

    " L'homme est vain. Pourquoi, poète,
    " Ne pas le voir tel qu'il est,
    " Dans le sépulcre squelette,
    " Et sur la terre valet !

    " L'homme est nu, stérile, blême,
    " Plus frêle qu'un passereau ;
    " C'est le puits du néant même
    " Qui s'ouvre dans ce zéro.

    " Va, Dieu crée et développe
    " Un lion très réussi,
    " Un bélier, une antilope,
    " Sans le concours de Poissy.

    " Il fait l'aile de la mouche
    " Du doigt dont il façonna
    " L'immense taureau farouche
    " De la Sierra Morena ;

    " Et dans l'herbe et la rosée
    " Sa génisse au fier sabot
    " Règne, et n'est point éclipsée
    " Par la vache Sarlabot.

    " Oui, la graine dans l'espace
    " Vole à travers le brouillard,
    " Et de toi le vent se passe,
    " Semoir Jacquet-Robillard !

    " Ce laboureur, la tempête,
    " N'a pas, dans les gouffres noirs,
    " Besoin que Grignon lui prête
    " Sa charrue à trois versoirs.

    " Germinal, dans l'atmosphère,
    " Soufflant sur les prés fleuris,
    " Sait encor mieux son affaire
    " Qu'un maraîcher de Paris.

    " Quand Dieu veut teindre de flamme
    " Le scarabée ou la fleur,
    " Je ne vois point qu'il réclame
    " La lampe de l'émailleur.

    " L'homme peut se croire prêtre,
    " L'homme peut se dire roi,
    " Je lui laisse son peut-être,
    " Mais je doute, quant à moi,

    " Que Dieu, qui met mon image
    " Au lac où je prends mon bain,
    " Fasse faire l'étamage
    " Des étangs, à Saint-Gobain.

    " Quand Dieu pose sur l'eau sombre
    " L'arc-en-ciel comme un siphon,
    " Quand au tourbillon plein d'ombre
    " Il attelle le typhon,

    " Quand il maintient d'âge en âge
    " L'hiver, l'été, mai vermeil,
    " Janvier triste, et l'engrenage
    " De l'astre autour du soleil,

    " Quand les zodiaques roulent,
    " Amarrés solidement,
    " Sans que jamais elles croulent,
    " Aux poutres du firmament,

    " Quand tournent, rentrent et sortent
    " Ces effrayants cabestans
    " Dont les extrémités portent
    " Le ciel, les saisons, le temps ;

    " Pour combiner ces rouages
    " Précis comme l'absolu,
    " Pour que l'urne des nuages
    " Bascule au moment voulu,

    " Pour que la planète passe,
    " Tel jour, au point indiqué,
    " Pour que la mer ne s'amasse
    " Que jusqu'à l'ourlet du quai,

    " Pour que jamais la comète
    " Ne rencontre un univers,
    " Pour que l'essaim sur l'Hymète
    " Trouve en juin les lys ouverts,

    " Pour que jamais, quand approche
    " L'heure obscure où l'azur luit,
    " Une étoile ne s'accroche
    " À quelque angle de la nuit,

    " Pour que jamais les effluves
    " Les forces, le gaz, l'aimant,
    " Ne manquent aux vastes cuves
    " De l'éternel mouvement,

    " Pour régler ce jeu sublime,
    " Cet équilibre béni,
    " Ces balancements d'abîme,
    " Ces écluses d'infini,

    " Pour que, courbée ou grandie,
    " L'oeuvre marche sans un pli,
    " Je crois peu qu'il étudie
    " La machine de Marly ! "

    Ton ironie est amère,
    Mais elle se trompe, ami.
    Dieu compte avec l'éphémère,
    Et s'appuie à la fourmi.

    Dieu n'a rien fait d'inutile.
    La terre, hymne où rien n'est vain,
    Chante, et l'homme est le dactyle
    De l'hexamètre divin.

    L'homme et Dieu sont parallèles :
    Dieu créant, l'homme inventant.
    Dieu donne à l'homme ses ailes.
    L'éternité fait l'instant.

    L'homme est son auxiliaire
    Pour le bien et la vertu.
    L'arbre est Dieu, l'homme est le lierre ;
    Dieu de l'homme s'est vêtu.

    Dieu s'en sert, donc il s'en aide.
    L'astre apparaît dans l'éclair ;
    Zeus est dans Archimède,
    Et Jéhovah dans Képler.

    Jusqu'à ce que l'homme meure,
    Il va toujours en avant.
    Sa pensée a pour demeure
    L'immense idéal vivant.

    Dans tout génie il s'incarne ;
    Le monde est sous son orteil ;
    Et s'il n'a qu'une lucarne,
    Il y pose le soleil.

    Aux terreurs inabordable,
    Coupant tous les fatals noeuds,
    L'homme marche formidable,
    Tranquille et vertigineux.

    De limon il se fait lave,
    Et colosse d'embryon ;
    Epictète était esclave,
    Molière était histrion,

    Ésope était saltimbanque,
    Qu'importe !—il n'est arrêté
    Que lorsque le pied lui manque
    Au bord de l'éternité.

    L'homme n'est pas autre chose
    Que le prête-nom de Dieu.
    Quoi qu'il fasse, il sent la cause
    Impénétrable, au milieu.

    Phidias cisèle Athènes ;
    Michel-Ange est surhumain ;
    Cyrus, Rhamsès, capitaines,
    Ont une flamme à la main ;

    Euclide trouve le mètre,
    Le rythme sort d'Amphion ;
    Jésus-Christ vient tout soumettre,
    Même le glaive, au rayon ;

    Brutus fait la délivrance ;
    Platon fait la liberté ;
    Jeanne d'Arc sacre la France
    Avec sa virginité ;

    Dans le bloc des erreurs noires
    Voltaire ses coins ;
    Luther brise les mâchoires
    De Rome entre ses deux poings ;

    Dante ouvre l'ombre et l'anime ;
    Colomb fend l'océan bleu...—
    C'est Dieu sous un pseudonyme,
    C'est Dieu masqué, mais c'est Dieu.

    L'homme est le fanal du monde.
    Ce puissant esprit banni
    Jette une lueur profonde
    Jusqu'au seuil de l'infini.

    Cent carrefours se partagent
    Ce chercheur sans point d'appui ;
    Tous les problèmes étagent
    Leurs sombres voûtes sur lui.

    Il dissipe les ténèbres ;
    Il montre dans le lointain
    Les promontoires funèbres
    De l'abîme et du destin.

    Il fait voir les vagues marches
    Du sépulcre, et sa clarté
    Blanchit les premières arches
    Du pont de l'éternité.

    Sous l'effrayante caverne
    Il rayonne, et l'horreur fuit.
    Quelqu'un tient cette lanterne ;
    Mais elle t'éclaire, ô nuit !

    Le progrès est en litige
    Entre l'homme et Jéhovah ;
    La greffe ajoute à la tige ;
    Dieu cacha, l'homme trouva.

    De quelque nom qu'on la nomme,
    La science au vaste voeu
    Occupe le pied de l'homme
    À faire les pas de Dieu.

    La mer tient l'homme et l'isole,
    Et l'égare loin du port ;
    Par le doigt de la boussole
    Il se fait montrer le nord.

    Dans sa morne casemate,
    Penn rend ce damné meilleur ;
    Jenner dit : Va-t'en, stigmate !
    Jackson dit : Va-t'en, douleur !

    Dieu fait l'épi, nous la gerbe ;
    Il est grand, l'homme est fécond ;
    Dieu créa le premier verbe
    Et Gutenberg le second.

    La pesanteur, la distance,
    Contre l'homme aux luttes prêt,
    Prononcent une sentence ;
    Montgolfier casse l'arrêt.

    Tous les anciens maux tenaces,
    Hurlant sous le ciel profond,
    Ne sont plus que des menaces
    De fantômes qui s'en vont.

    Le tonnerre au bruit difforme
    Gronde...—on raille sans péril
    La marionnette énorme
    Que Franklin tient par un fil.

    Nemrod était une bête
    Chassant aux hommes, parmi
    La démence et la tempête
    De l'ancien monde ennemi.

    Dracon était un cerbère
    Qui grince encor sous le ciel
    Avec trois têtes : Tibère,
    Caïphe et Machiavel.

    Nemrod s'appelait la Force,
    Dracon s'appelait la Loi ;
    On les sentait sous l'écorce
    Du vieux prêtre et du vieux roi.

    Tous deux sont morts. Plus de haines !
    Oh ! ce fut un puissant bruit
    Quand se rompirent les chaînes
    Qui liaient l'homme à la nuit !

    L'homme est l'appareil austère
    Du progrès mystérieux ;
    Dieu fait par l'homme sur terre
    Ce qu'il fait par l'ange aux cieux.

    Dieu sur tous les êtres pose
    Son reflet prodigieux,
    Créant le bien par la chose,
    Créant par l'homme le mieux.

    La nature était terrible,
    Sans pitié, presque sans jour ;
    L'homme la vanne en son crible,
    Et n'y laisse que l'amour.

    Toutes sortes de lois sombres
    Semblaient sortir du destin ;
    Le mal heurtait aux décombres
    Le pied de l'homme incertain.

    Pendant qu'à travers l'espace
    Elle roule en hésitant ;
    Un flot de ténèbres passe
    Sur la terre à chaque instant ;

    Mais des foyers y flamboient,
    Tout s'éclaircit, on le sent,
    Et déjà les anges voient
    Ce noir globe blanchissant.

    Sous l'urne des jours sans nombre
    Depuis qu'il suit son chemin,
    La décroissance de l'ombre
    Vient des yeux du genre humain.

    L'autel n'ose plus proscrire ;
    La misère est morte enfin ;
    Pain à tous ! on voit sourire
    Les sombres dents de la faim.

    L'erreur tombe ; on l'évacue ;
    Les dogmes sont muselés ;
    La guerre est une vaincue ;
    Joie aux fleurs et paix aux blés !

    L'ignorance est terrassée ;
    Ce monstre, à demi dormant,
    Avait la nuit pour pensée
    Et pour voix le bégaiement.

    Oui, voici qu'enfin recule
    L'affreux groupe des fléaux !
    L'homme est l'invincible hercule,
    Le balayeur du chaos.

    Sa massue est la justice,
    Sa colère est la bonté.
    Le ciel s'appuie au solstice
    Et l'homme à sa volonté.

    Il veut. Tout cède et tout plie.
    Il construit quand il détruit ;
    Et sa science est remplie
    Des lumières de la nuit.

    Il enchaîne les désastres,
    Il tord la rébellion,
    Il est sublime ; et les astres
    Sont sur sa peau de lion.

    VI
    Le grand siècle

    Ce siècle a la forme
    D'un monstrueux char.
    Sa croissance énorme
    Sous un nain césar,

    Son air de prodige,
    Sa gloire qui ment,
    Mêlent le vertige
    À l'écrasement.

    Louvois pour ministre,
    Scarron pour griffon,
    C'est un chant sinistre
    Sur un air bouffon.

    Sur sa double roue
    Le grand char descend ;
    L'une est dans la boue,
    L'autre est dans le sang.

    La Mort au carrosse
    Attelle,—où va-t-il ?—
    Lavrillière atroce,
    Roquelaure vil.

    Comme un geai dans l'arbre,
    Le roi s'y tient fier ;
    Son coeur est de marbre,
    Son ventre est de chair.

    On a, pour sa nuque
    Et son front vermeil,
    Fait une perruque
    Avec le soleil.

    Il règne et végète,
    Effrayant zéro
    Sur qui se projette
    L'ombre du bourreau.

    Ce trône est la tombe ;
    Et sur le pavé
    Quelque chose en tombe
    Qu'on n'a point lavé.

    VII
    Égalité

    Dans un grand jardin en cinq actes,
    Conforme aux préceptes du goût,
    Où les branches étaient exactes,
    Où les fleurs se tenaient debout,

    Quelques clématites sauvages
    Poussaient, pauvres bourgeons pensifs,
    Parmi les nobles esclavages
    Des buis, des myrtes et des ifs.

    Tout près, croissait, sur la terrasse
    Pleine de dieux bien copiés,
    Un rosier de si grande race
    Qu'il avait du marbre à ses pieds.

    La rose sur les clématites
    Fixait ce regard un peu sec
    Que Rachel jette à ces petites
    Qui font le choeur du drame grec.

    Ces fleurs, tremblantes et pendantes,
    Dont Zéphyre tenait le fil,
    Avaient des airs de confidentes
    Autour de la reine d'avril.

    La haie, où s'ouvraient leurs calices
    Et d'où sortaient ces humbles fleurs,
    Écoutait du bord des coulisses
    Le rire des bouvreuils siffleurs.

    Parmi les brises murmurantes
    Elle n'osait lever le front ;
    Cette mère de figurantes
    Était un peu honteuse au fond.

    Et je m'écriai : -- Fleurs éparses
    Près de la rose en ce beau lieu,
    Non, vous n'êtes pas les comparses
    Du grand théâtre du bon Dieu.

    Tout est de Dieu l'oeuvre visible.
    La rose, en ce drame fécond,
    Dit le premier vers, c'est possible,
    Mais le bleuet dit le second.

    Les esprits vrais, que l'aube arrose,
    Ne donnent point dans ce travers
    Que les campagnes sont en prose
    Et que les jardins sont en vers.

    Avril dans les ronces se vautre,
    Le faux art que l'ennui couva
    Lâche le critique Lenôtre
    Sur le poète Jéhovah.

    Mais cela ne fait pas grand-chose
    À l'immense sérénité,
    Au ciel, au calme grandiose
    Du philosophe et de l'été.

    Qu'importe ! croissez, fleurs vermeilles !
    Soeurs, couvrez la terre aux flancs bruns,
    L'hésitation des abeilles
    Dit l'égalité des parfums.

    Croissez, plantes, tiges sans nombre !
    Du verbe vous êtes les mots.
    Les immenses frissons de l'ombre
    Ont besoin de tous vos rameaux.

    Laissez, broussailles étoilées,
    Bougonner le vieux goût boudeur ;
    Croissez, et sentez-vous mêlées
    À l'inexprimable grandeur !

    Rien n'est haut et rien n'est infime.
    Une goutte d'eau pèse un ciel ;
    Et le mont Blanc n'a pas de cime
    Sous le pouce de l'Éternel.

    Toute fleur est un premier rôle ;
    Un ver peut être une clarté ;
    L'homme et l'astre ont le même pôle ;
    L'infini, c'est l'égalité.

    L'incommensurable harmonie,
    Si tout n'avait pas sa beauté,
    Serait insultée et punie
    Dans tout être déshérité.

    Dieu, dont les cieux sont les pilastres,
    Dans son grand regard jamais las
    Confond l'éternité des astres
    Avec la saison des lilas.

    Les prés, où chantent les cigales,
    Et l'Ombre ont le même cadran.
    Ô fleurs, vous êtes les égales
    Du formidable Aldébaran.

    L'intervalle n'est qu'apparence.
    Ô bouton d'or tremblant d'émoi,
    Dieu ne fait pas de différence
    Entre le zodiaque et toi.

    L'être insondable est sans frontière.
    Il est juste, étant l'unité.
    La création tout entière
    Attendrit sa paternité.

    Dieu, qui fit le souffle et la roche,
    Oeil de feu qui voit nos combats,
    Oreille d'ombre qui s'approche
    De tous les murmures d'en bas,

    Dieu, le père qui mit dans les fêtes
    Dans les éthers, dans les sillons,
    Qui fit pour l'azur les comètes
    Et pour l'herbe les papillons,

    Et qui veut qu'une âme accompagne
    Les êtres de son flanc sortis,
    Que l'éclair vole à la montagne
    Et la mouche au myosotis,

    Dieu, parmi les mondes en fuite,
    Sourit, dans les gouffres du jour,
    Quand une fleur toute petite
    Lui conte son premier amour.

    VIII
    La méridienne du lion

    Le lion dort, seul sous sa voûte.
    Il dort de ce puissant sommeil
    De la sieste, auquel s'ajoute,
    Comme un poids sombre, le soleil.

    Les déserts, qui de loin écoutent,
    Respirent ; le maître est rentré.
    Car les solitudes redoutent
    Ce promeneur démesuré.

    Son souffle soulève son ventre ;
    Son oeil de brume est submergé,
    Il dort sur le pavé de l'antre,
    Formidablement allongé.

    La paix est sur son grand visage,
    Et l'oubli même, car il dort.
    Il a l'altier sourcil du sage
    Et l'ongle tranquille du fort.

    Midi sèche l'eau des citernes ;
    Rien du sommeil ne le distrait ;
    Sa gueule ressemble aux cavernes,
    Et sa crinière à la forêt.

    Il entrevoit des monts difformes,
    Des Ossas et des Pélions,
    À travers les songes énormes
    Que peuvent faire les lions.

    Tout se tait sur la roche plate
    Où ses pas tout à l'heure erraient.
    S'il remuait sa grosse patte,
    Que de mouches s'envoleraient !

    IV
    NIVÔSE
    ------

    I

    -- Va-t'en, me dit la bise.
    C'est mon tour de chanter.—
    Et, tremblante, surprise,
    N'osant pas résister,

    Fort décontenancée
    Devant un Quos ego,
    Ma chanson est chassée
    Par cette virago.

    Pluie. On me congédie
    Partout, sur tous les tons.
    Fin de la comédie.
    Hirondelles, partons.

    Grêle et vent. La ramée
    Tord ses bras rabougris ;
    Là-bas fuit la fumée,
    Blanche sur le ciel gris.

    Une pâle dorure
    Jaunit les coteaux froids.
    Le trou de ma serrure
    Me souffle sur les doigts.

    II
    Pendant une maladie

    On dit que je suis fort malade,
    Ami ; j'ai déjà l'oeil terni ;
    Je sens la sinistre accolade
    Du squelette de l'infini.

    Sitôt levé, je me recouche ;
    Et je suis comme si j'avais
    De la terre au fond de la bouche ;
    Je trouve le souffle mauvais.

    Comme une voile entrant au havre,
    Je frissonne ; mes pas sont lents,
    J'ai froid ; la forme du cadavre,
    Morne, apparaît sous mes draps blancs.

    Mes mains sont en vain réchauffées ;
    Ma chair comme la neige fond ;
    Je sens sur mon front des bouffées
    De quelque chose de profond.

    Est-ce le vent de l'ombre obscure ?
    Ce vent qui sur Jésus passa !
    Est-ce le grand Rien d'Épicure,
    Ou le grand Tout de Spinosa ?

    Les médecins s'en vont moroses ;
    On parle bas autour de moi,
    Et tout penche, et même les choses
    Ont l'attitude de l'effroi.

    Perdu ! voilà ce qu'on murmure.
    Tout mon corps vacille, et je sens
    Se déclouer la sombre armure
    De ma raison et de mes sens.

    Je vois l'immense instant suprême
    Dans les ténèbres arriver.
    L'astre pâle au fond du ciel blême
    Dessine son vague lever.

    L'heure réelle, ou décevante,
    Dresse son front mystérieux.
    Ne crois pas que je m'épouvante ;
    J'ai toujours été curieux.

    Mon âme se change en prunelle ;
    Ma raison sonde Dieu voilé ;
    Je tâte la porte éternelle,
    Et j'essaie à la nuit ma clé.

    C'est Dieu que le fossoyeur creuse ;
    Mourir, c'est l'heure de savoir ;
    Je dis à la mort : Vieille ouvreuse,
    Je viens voir le spectacle noir.

    III
    À un ami

    Sur l'effrayante falaise,
    Mur par la vague entrouvert,
    Roc sombre où fleurit à l'aise
    Un charmant petit pré vert,

    Ami, puisque tu me laisses
    Ta maison loin des vivants
    Entre ces deux allégresses,
    Les grands flots et les grands vents,

    Salut ! merci ! les fortunes
    Sont fragiles, et nos temps,
    Comme l'algue sous les dunes,
    Sont dans l'abîme, et flottants.

    Nos âmes sont des nuées
    Qu'un vent pousse, âpre ou béni,
    Et qui volent, dénouées,
    Du côté de l'infini.

    L'énorme bourrasque humaine,
    Dont l'étoile est la raison,
    Prend, quitte, emporte et ramène
    L'espérance à l'horizon.

    Cette grande onde inquiète
    Dont notre siècle est meurtri
    Écume et gronde, et me jette
    Parfois mon nom dans un cri.

    La haine sur moi s'arrête.
    Ma pensée est dans ce bruit
    Comme un oiseau de tempête
    Parmi les oiseaux de nuit.

    Pendant qu'ici je cultive
    Ton champ comme tu le veux,
    Dans maint journal l'invective
    Grince et me prend aux cheveux.

    La diatribe m'écharpe ;
    Je suis âne ou scélérat ;
    Je suis Pradon pour Laharpe,
    Et pour de Maistre Marat.

    Qu'importe ! les coeurs sont ivres.
    Les temps qui viennent feront
    Ce qu'ils pourront de mes livres
    Et de moi ce qu'ils voudront.

    J'ai pour joie et pour merveille
    De voir, dans ton pré d'Honfleur,
    Trembler au poids d'une abeille
    Un brin de lavande en fleur.

    IV
    Clôture

    À mon ami ****

    I
    La sainte chapelle

    Tu sais ? tu connais ma chapelle,
    C'est la maison des passereaux.
    L'abeille aux offices m'appelle
    En bourdonnant dans les sureaux.

    Là, mon coeur prend sa nourriture.
    Dans ma stalle je vais m'asseoir.
    Oh ! quel bénitier, la nature !
    Quel cierge, l'étoile du soir !

    Là, je vais prier ; je m'enivre
    De l'idéal dans le réel ;
    La fleur, c'est l'âme ; et je sens vivre,
    À travers la terre, le ciel.

    Et la rosée est mon baptême.
    Et le vrai m'apparaît ! je crois.
    Je dis : viens ! à celle que j'aime.
    Elle, moi, Dieu, nous sommes trois.

    (Car j'ai dans des bribes latines
    Lu que Dieu veut le nombre impair.)
    Je vais chez l'aurore à matines,
    Je vais à vêpres chez Vesper.

    La religion naturelle
    M'ouvre son livre où Job lisait,
    Où luit l'astre, où la sauterelle
    Saute de verset en verset.

    C'est le seul temple. Tout l'anime.
    Je veux Christ ; un rayon descend ;
    Et si je demande un minime,
    L'infusoire me dit : Présent.

    La lumière est la sainte hostie ;
    Le lévite est le lys vermeil ;
    Là, resplendit l'eucharistie
    Qu'on appelle aussi le soleil.

    La bouche de la primevère
    S'ouvre, et reçoit le saint rayon ;
    Je regarde la rose faire
    Sa première communion.

    II
    Amour de l'eau

    Je récite mon bréviaire
    Dans les champs, et j'ai pour souffleur
    Tantôt le jonc sur la rivière,
    Tantôt la mouche dans la fleur.

    Le poète aux torrents se plonge ;
    Il aime un roc des vents battu ;
    Ce qui coule ressemble au songe,
    Et ce qui lave à la vertu.

    Pas de ruisseau qui, sur sa rive
    Où l'air jase, où germinal rit,
    N'attire un bouvreuil, une grive,
    Un merle, un poète, un esprit.

    Le poète, assis sous l'yeuse,
    Dans les fleurs, comme en un sérail,
    Aime l'eau, cette paresseuse
    Qui fait un si profond travail.

    Que ce soit l'Erdre ou la Durance,
    Pourvu que le flot soit flâneur,
    Il se donne la transparence
    D'une rivière pour bonheur.

    Elle erre ; on dirait qu'elle écoute ;
    Recevant de tout un tribut,
    Oubliant comme lui sa route,
    Et, comme lui, sachant son but.

    Et sur sa berge il mène en laisse
    Ode, roman, ou fabliau.
    George Sand a la Gargilesse
    Comme Horace avait l'Anio.

    III
    Le poète est un riche

    Nous avons des bonnes fortunes
    Avec le bleuet dans les blés ;
    Les halliers pleins de pâles lunes
    Sont nos appartement meublés.

    Nous y trouvons sous la ramée,
    Où chante un pinson, gai marmot,
    De l'eau, du vent, de la fumée,
    Tout le nécessaire, en un mot.

    Nous ne produirions rien qui vaille
    Sans l'ormeau, le frêne et le houx ;
    L'air nous aide ; et l'oiseau travaille
    À nos poèmes avec nous.

    Le pluvier, le geai, la colombe,
    Nous accueillent dans le buisson,
    Et plus d'un brin de mousse tombe
    De leur nid dans notre chanson.

    Nous habitons chez les pervenches
    Des chambres de fleurs, à crédit ;
    Quand la fougère a, sous les branches,
    Une idée, elle nous la dit.

    L'autan, l'azur, le rameau frêle,
    Nous conseillent sur les hauteurs,
    Et jamais on n'a de querelle
    Avec ces collaborateurs.

    Nous trouvons dans les eaux courantes
    Maint hémistiche, et les lacs verts,
    Les prés généreux, font des rentes
    De rimes à nos pauvres vers.

    Mon patrimoine est la chimère,
    Sillon riche, ayant pour engrais
    Les vérités, d'où vient Homère,
    Et les songes, d'où sort Segrais.

    Le poète est propriétaire
    Des rayons, des parfums, des voix ;
    C'est à ce songeur solitaire
    Qu'appartient l'écho dans les bois.

    Il est, dans le bleu, dans le rose,
    Millionnaire, étant joyeux ;
    L'illusion étant la chose
    Que l'homme possède le mieux.

    C'est pour lui qu'un ver luisant rampe ;
    C'est pour lui que, sous le bouleau,
    Le cheval de halage trempe
    Par moments sa corde dans l'eau.

    Sous la futaie où l'herbe est haute,
    Il est le maître du logis
    Autant que l'écureuil qui saute
    Dans les pins par l'aube rougis.

    Avec ses stances, il achète
    Au bon Dieu le nuage noir,
    L'astre, et le bruit de la clochette
    Mêlée aux feuillages le soir.

    Il achète le feu de forge,
    L'écume des écueils grondants,
    Le cou gonflé du rouge-gorge
    Et les hymnes qui sont dedans.

    Il achète le vent qui râle,
    Les lichens du cloître détruit,
    Et l'effraction sépulcrale
    Du vitrail par l'oiseau de nuit,

    Et l'espace où les souffles errent,
    Et, quand hurlent les chiens méchants,
    L'effroi des moutons qui se serrent
    L'un contre l'autre dans les champs.

    Il achète la roue obscure
    Du char des songes dans l'horreur
    Du ciel sombre, où rit Épicure
    Et dont Horace est le doreur.

    Il achète les rocs incultes,
    Le mont chauve, et la quantité
    D'infini qui sort des tumultes
    D'un vaste branchage agité.

    Il achète tous ces murmures,
    Tout ce rêve, et, dans les taillis,
    L'écrasement des fraises mûres
    Sous les pieds nus d'Amaryllis.

    Il achète un cri d'alouette,
    Les diamants de l'arrosoir,
    L'herbe, l'ombre et la silhouette
    Des danses autour du pressoir.

    Jadis la naïade à Boccace
    Vendait le reflet d'un étang,
    Glaïeuls, roseaux, héron, bécasse,
    Pour un sonnet, payé comptant.

    Le poète est une hirondelle
    Qui sort des eaux, que l'air attend,
    Qui laisse parfois de son aile
    Tomber des larmes en chantant.

    L'or du genêt, l'or de la gerbe,
    Sont à lui ; le monde est son champ ;
    Il est le possesseur superbe
    De tous les haillons du couchant.

    Le soir, quand luit la brume informe,
    Quand les brises dans les clartés
    Balancent une pourpre énorme
    De nuages déchiquetés,

    Quand les heures font leur descente
    Dans la nue où le jour passa,
    Il voit la strophe éblouissante
    Pendre à ce Décroche-moi-ça.

    Maïa pour lui n'est pas défunte ;
    Dans son vers, de pluie imbibé,
    Il met la prairie ; il emprunte
    Souvent de l'argent à Phoebé.

    Pour lui le vieux saule se creuse.
    Il a tout, aimer, croire et voir.
    Dans son âme mystérieuse
    Il agite un vague encensoir.

    IV
    Notre ancienne dispute

    Te souviens-tu qu'en l'âge tendre
    Où tu n'étais qu'un citadin,
    Tu me raillais toujours de prendre
    La nature pour mon jardin ?

    Un jour, tu t'armas d'un air rogue,
    Et moi d'accents très convaincus,
    Et nous eûmes ce dialogue,
    Alterné, comme dans Moschus :

    TOI
    " Si tu fais ce qu'on te conseille,
    " Tu n'iras point dans ce vallon
    " Affronter l'aigreur de l'oseille
    " Et l'épigramme du frelon.

    MOI
    " J'irai.

    TOI
    La nature est morose
    " Souvent, pour l'homme fourvoyé.
    " Si l'on est baisé par la rose,
    " Par l'épine on est tutoyé.

    MOI
    " Soit.

    TOI
    Paris à l'homme est propice.
    " Perlet joue au Gymnase, vois,
    " Ravignan prêche à Saint-Sulpice.

    MOI
    " Et la fauvette chante aux bois.

    TOI
    " Que viens-tu faire dans ces plaines ?
    " On ne te connaît pas ici.
    " Les bêtes parfois sont vilaines,
    " L'herbe est parfois mauvaise ; ainsi

    " Crois-moi, n'en franchis point la porte.
    " On n'y sait pas ton nom.

    MOI
    Pardon !
    " Vadius l'a dit au cloporte,
    " Trissotin l'a dit au chardon.

    TOI
    " Reste dans la ville où nous sommes,
    " Car les champs ne sont meilleurs.

    MOI
    " J'ai des ennemis chez les hommes,
    " Je n'en ai point parmi les fleurs. "

    V
    Ce jour-là, trouvaille de l'église

    Et ce même jour, jour insigne,
    Je trouvai ce temple humble et grand
    Dont Fénelon serait le cygne
    Et Voltaire le moineau-franc.

    Un moine, assis dans les coulisses,
    Aux papillons, grands et petits,
    Tâchait de vendre des calices
    Que l'églantier donnait gratis.

    Là, point d'orangers en livrée ;
    Point de grenadiers alignés ;
    Là, point d'ifs allant en soirée,
    Pas de buis, par Boileau peignés.

    Pas de lauriers dans des guérites ;
    Mais, parmi les prés et les blés,
    Les paysannes marguerites
    Avec leurs bonnets étoilés.

    Temple où les fronts se rassérènent,
    Où se dissolvent les douleurs,
    Où toutes les vérités prennent
    La forme de toutes les fleurs !

    C'est là qu'avril oppose au diable,
    Au pape, aux enfers, aux satans,
    Cet alléluia formidable,
    L'éclat de rire du printemps.

    Oh ! la vraie église divine !
    Au fond de tout il faisait jour.
    Une rose me dit : Devine.
    Et je lui répondis : Amour.

    VI
    L'hiver

    L'autre mois pourtant, je dois dire
    Que nous ne fûmes point reçus ;
    L'église avait cessé de rire ;
    Un brouillard sombre était dessus ;

    Plus d'oiseaux, plus de scarabées ;
    Et par des bourbiers, noirs fossés,
    Par toutes les feuilles tombées,
    Par tous les rameaux hérissés,

    Par l'eau qui détrempait l'argile,
    Nous trouvâmes barricadé
    Ce temple qu'eût aimé Virgile
    Et que n'eût point haï Vadé.

    On était au premier novembre.
    Un hibou, comme nous passions,
    Nous cria du fond de sa chambre :
    Fermé pour réparations.


    AU CHEVAL

    I

    Monstre, à présent reprends ton vol.
    Approche, que je te déboucle.
    Je te lâche, ôte ton licol,
    Rallume en tes yeux l'escarboucle.

    Quitte ces fleurs, quitte ce pré.
    Monstre, Tempé n'est point Capoue.
    Sur l'océan d'aube empourpré,
    Parfois l'ouragan calmé joue.

    Je t'ai quelque temps tenu là.
    Fuis !—Devant toi les étendues,
    Que ton pied souvent viola,
    Tremblent, et s'ouvrent, éperdues.

    Redeviens ton maître, va-t'en !
    Cabre-toi, piaffe, redéploie
    Tes farouches ailes, titan,
    Avec la fureur de la joie.

    Retourne aux pâles profondeurs.
    Sois indomptable, recommence
    Vers l'idéal, loin des laideurs,
    Loin des hommes, la fuite immense.

    Cheval, devance l'aquilon,
    Toi, la raison et la folie,
    L'échappé du bois d'Apollon,
    Le dételé du char d'Élie.

    Vole au-dessus de nos combats,
    De nos succès, de nos désastres,
    Et qu'on aperçoive d'en bas
    Ta forme sombre sous les astres.

    II

    Mais il n'est plus d'astre aux sommets !
    Hélas, la brume sur les faîtes
    Rend plus lugubre que jamais
    L'échevèlement des prophètes.

    Toi, brave tout ! qu'au ciel terni
    Ton caprice énorme voltige ;
    Quadrupède de l'infini,
    Plane, aventurier du vertige.

    Fuis dans l'azur, noir ou vermeil.
    Monstre, au galop, ventre aux nuages !
    Tu ne connais ni le sommeil,
    Ni le sépulcre, nos péages.

    Sois plein d'un implacable amour.
    Il est nuit. Qu'importe. Nuit noire.
    Tant mieux, on y fera le jour.
    Pars, tremblant d'un frisson de gloire !

    Sans frein, sans trêve, sans flambeau,
    Cherchant les cieux hors de l'étable,
    Vers le vrai, le juste et le beau,
    Reprends ta course épouvantable.

    III

    Reprends ta course sans pitié,
    Si terrible et si débordée
    Que Néron se sent châtié
    Rien que pour l'avoir regardée.

    Va réveiller Démogorgon.
    Sois l'espérance et l'effroi, venge,
    Rassure et console, dragon
    Par une aile, et par l'autre, archange.

    Verse ton souffle auguste et chaud
    Jusque sur les plus humbles têtes.
    Porte des reproches là-haut,
    Égal aux dieux, frère des bêtes.

    Fuis, cours ! sois le monstre du bien,
    Le cheval démon qui délivre !
    Rebelle au despote, au lien,
    De toutes les vérités ivre !

    Quand vient le déclin d'un tyran,
    Quand vient l'instant des lois meilleures,
    Qu'au ciel sombre, éternel cadran,
    Ton pied frappe ces grandes heures,

    Donne à tout ce qui rampe en bas,
    Au barde qui vent Calliope,
    Au peuple voulant Barabbas,
    À la religion myope,

    Donne à quiconque ignore ou nuit,
    Aux fausses gloires, aux faux zèles,
    Aux multitudes dans la nuit,
    L'éblouissement de tes ailes.

    IV

    Va ! pour vaincre et pour transformer,
    Pour que l'homme se transfigure,
    Qu'il te suffise de fermer
    Et de rouvrir ton envergure.

    Sois la bonté, sois le dédain ;
    Qu'un incompréhensible Éole
    Fasse parfois sortir soudain
    Des foudres de ton auréole.

    Ton poitrail resplendit, on croit
    Que l'aube, aux tresses dénouées,
    Le dore, et sur ta croupe on voit
    Toutes les ombres des nuées.

    Jette au peuple un hennissement,
    À l'échafaud une ruade ;
    Fais une brèche au firmament
    Pour l'esprit humain s'évade.

    Soutiens le penseur, qui dément
    L'autel, l'augure et la sibylle,
    Et n'a pas d'autre adossement
    Que la conscience immobile.

    Plains les martyrs maintenant,
    Attendris ton regard sévère,
    Et contemple, tout en planant,
    Leur âpre montée au calvaire.

    V

    Cours sans repos, pense aux donjons,
    Pense aux murs hauts de cent coudées,
    Franchis, sans brouter les bourgeons,
    La forêt vierge des idées.

    Ne t'attarde pas, même au beau.
    S'il est traître ou froid, qu'il t'indigne.
    La nuit ne fait que le corbeau,
    La neige ne fait que le cygne,

    Le soleil seul fait l'aigle. Va !
    Le soleil au mal est hostile.
    Quand l'oeuf noir du chaos creva,
    Il en sortit, beau, mais utile.

    Immortel, protège l'instant.
    L'homme a besoin de toi, te dis-je.
    Précipite-toi, haletant,
    À la poursuite du prodige.

    Le prodige, c'est l'avenir ;
    C'est la vie idéalisée,
    Le ciel renonçant à punir,
    L'univers fleur et Dieu rosée.

    Plonge dans l'inconnu sans fond !
    Cours, passe à travers les trouées !
    Et, du vent que dans le ciel font
    Tes vastes plumes secouées,

    Tâche de renverser les tours,
    Les geôles, les temples athées,
    Et d'effaroucher les vautours
    Tournoyant sur les Prométhées.

    Vole, altier, rapide, insensé,
    Droit à la cible aux cieux fixée,
    Comme si je t'avais lancé,
    Flèche, de l'arc de ma pensée.

    VI

    Pourtant sur ton dos garde-moi ;
    Car tous mes songes font partie
    De ta crinière, et je voi
    Rien sur terre après ta sortie.

    Je veux de telles unions
    Avec toi, cheval météore,
    Que, nous mêlant, nous parvenions
    À ne plus être qu'un centaure.

    Retourne aux problèmes profonds.
    Brise Ananké, ce lourd couvercle
    Sous qui, tristes, nous étouffons ;
    Franchis la sphère, sors du cercle !

    Quand, l'oeil plein de vagues effrois,
    Tu viens regarder l'invisible,
    Avide et tremblant à la fois
    D'entrer dans ce silence horrible,

    La Nuit grince lugubrement ;
    Le Mal, qu'aucuns rayons n'éclairent,
    Fait en arrière un mouvement
    Devant tes naseaux qui le flairent ;

    La Mort, qu'importune un témoin,
    S'étonne, et rentre aux ossuaires ;
    On entrevoit partout au loin
    La fuite obscure des suaires.

    Tu ne peux, étant âme et foi,
    Apparaître à l'horizon sombre
    Sans qu'il se fasse autour de toi
    Un recul de spectres dans l'ombre.

    VII
    Tout se tait dans l'affreux lointain
    Vers qui l'homme effaré s'avance ;
    L'oubli, la tombe, le destin,
    Et la nuit, sont de connivence.

    Dans le gouffre, piège muet,
    D'où pas un conseil ne s'élance,
    Déjoue, ô toi ; grand inquiet,
    La méchanceté du silence.

    Tes pieds volants, tes yeux de lynx
    Peuvent sonder tous les peut-êtres ;
    Toi seul peux faire peur aux sphynx,
    Et leur dire : Ah çà, parlez, traîtres !

    D'en haut, jette à l'homme indécis
    Tous les mots des énigmes louches.
    Déchire la robe d'Isis.
    Fais retirer les doigts des bouches.

    Connaître, c'est là notre faim.
    Toi, notre esprit, presse et réclame.
    Que la matière avoue enfin,
    Mise à la question par l'âme.

    Et qu'on sache à quoi s'en tenir
    Sur la quantité de souffrance
    Dont il faut payer l'avenir,
    Dût pleurer un peu l'espérance !

    VIII

    Sois le trouble-fête du mal.
    Force le dessous à paraître.
    Tire du sultan l'animal,
    Du Dieu le nain, l'homme du prêtre.

    Lutte. Aiguillon contre aiguillon !
    La haine attaque, guette, veille ;
    Elle est le sinistre frelon,
    Mais n'es-tu pas la grande abeille !

    Extermine l'obstacle épais,
    L'antagonisme, la barrière.
    Mets au service de la paix
    La vérité, cette guerrière.

    L'inquisition souriant
    Rêve le glaive aidant la crosse ;
    Pour qu'elle s'éveille en criant,
    Mords jusqu'au sang l'erreur féroce.

    IX

    Si le passé se reconstruit
    Dans toute son horreur première,
    Si l'abîme fait de la nuit,
    Ô cheval, fais de la lumière.

    Tu n'as pas pour rien quatre fers.
    Galope sur l'ombre insondable ;
    Qu'un rejaillissement d'éclairs
    Sois ton annonce formidable.

    Traverse tout, enfers, tombeaux,
    Précipices, néants, mensonges,
    Et qu'on entende tes sabots
    Sonner sur le plafond des songes.

    Comme sur l'enclume un forgeur,
    Sur les brumes universelles,
    Abats-toi, fauve voyageur,
    Ô puissant faiseur d'étincelles !

    Sers les hommes en les fuyant.
    Au-dessus de leurs fronts funèbres,
    Si le zénith reste effrayant,
    Si le ciel s'obstine aux ténèbres,

    Si l'espace est une forêt,
    S'il fait nuit comme dans les Bibles,
    Si pas un rayon ne paraît,
    Toi, de tes quatre pieds terribles,

    Faisant subitement tout voir,
    Malgré l'ombre, malgré les voiles,
    Envoie à ce fatal ciel noir
    Une éclaboussure d'étoiles.