Les chansons de Bilitis

Pierre Louys

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  • VIE DE BILITIS
  • I. BUCOLIQUES EN PAMPHYLIE
  • II. ELEGIES A MYTYLENE
  • III. EPIGRAMMES DANS L'ILE DE CHYPRE

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                   CE PETIT LIVRE D'AMOUR ANTIQUE
            	 EST DEDIE RESPECTUEUSEMENT
               AUX JEUNES FILLES DE LA SOCIETE FUTURE
    

    VIE DE BILITIS

    Bilitis naquit au commencement du sixieme siecle avant notre ere, dans un village de montagnes situe sur les bords du Melas, vers l'orient de la Pamphylie. Ce pays est grave et triste, assombri par des forets profondes, domine par la masse enorme du Taurus; des sources petrifiantes sortent de la roche; de grands lacs sales sejournent sur les hauteurs, et les vallees sont pleines de silence.

    Elle etait fille d'un Grec et d'une Phenicienne. Elle semble n'avoir pas connu son pere, car il n'est mele nulle part aux souvenirs de son enfance. Peut-etre meme etait-il mort avant qu'elle ne vint au monde. Autrement on s'expliquerait mal comment elle porte un nom phenicien que sa mere seule lui put donner.

    Sur cette terre presque deserte, elle vivait d'une vie tranquille avec sa mere et ses soeurs. D'autres jeunes filles, qui furent ses amies, habitaient non loin de la. Sur les pentes boisees du Taurus, des bergers paissaient leurs troupeaux.

    Le matin, des le chant du coq, elle se levait, allait a l'etable, menait boire les animaux et s'occupait de traire leur lait. Dans la journee, s'il pleuvait, elle restait au gynecee et filait sa quenouille de laine. Si le temps etait beau, elle courait dans les champs et faisait avec ses compagnes mille jeux dont elle nous parle.

    Bilitis avait a l'egard des Nymphes une piete tres ardente. Les sacrifices qu'elle offrait, presque toujours etaient pour leur fontaine. Souvent meme elle leur parlait, mais il semble bien qu'elle ne les a jamais vues, tant elle rapporte avec veneration les souvenirs d'un vieillard qui autrefois les avait surprises.

    La fin de son existence pastorale fut attristee par un amour sur lequel nous savons peu de chose bien qu'elle en parle longuement. Elle cessa de le chanter des qu'il devint malheureux. Devenue mere d'un enfant qu'elle abandonna, Bilitis quitta la Pamphylie, d'une facon assez mysterieuse, et ne revit jamais le lieu de sa naissance.

    Nous la retrouvons ensuite a Mytilene ou elle etait venue par la route de mer en longeant les belles cotes d'Asie. Elle avait a peine seize ans, selon les conjectures de M. Heim qui etablit avec vraisemblance quelques dates dans la vie de Bilitis, d'apres un vers qui fait allusion a la mort de Pittakos.

    Lesbos etait alors le centre du monde. A mi-chemin, entre la belle Attique et la fastueuse Lydie, elle avait pour capitale une cite plus eclairee qu'Athenes et plus corrompue que Sardes: Mytilene, batie sur une presqu'ile en vue des cotes d'Asie. La mer bleue entourait la ville. De la hauteur des temples on distinguait a l'horizon la ligne blanche d'Atarnee qui etait le port de Pergame.

    Les rues etroites et toujours encombrees par la foule resplendissaient d'etoffes bariolees, tuniques de pourpre et d'hyacinthe, cyclas de soies transparentes, bassaras trainantes dans la poussiere des chaussures jaunes. Les femmes portaient aux oreilles de grands anneaux d'or enfiles de perles brutes, et aux bras des bracelets d'argent massif grossierement ciseles en relief. Les hommes eux-memes avaient la chevelure brillante et parfumee d'huiles rares. Les chevilles des Grecques etaient nues dans le cliquetis des periscelis, larges serpents de metal clair qui tintaient sur les talons; celles des Asiatiques se mouvaient en des bottines molles et peintes. Par groupes, les passants stationnaient devant des boutiques tout en facade et ou l'on ne vendait que l'etalage: tapis de couleurs sombres, housses brochees de fils d'or, bijoux d'ambre et d'ivoire, selon les quartiers. L'animation de Mytilene ne cessait pas avec le jour; il n'y avait pas d'heure si tardive, ou l'on n'entendit, par les portes ouvertes, des sons joyeux d'instruments, des cris de femmes, et le bruit des danses. Pittakos meme, qui voulait donner un peu d'ordre a cette perpetuelle debauche, fit une loi qui defendait aux joueuses de flutes trop fatiguees de s'employer dans les festins nocturnes; mais cette loi ne fut jamais severe.

    Dans une societe ou les maris sont la nuit si occupes par le vin et les danseuses, les femmes devaient fatalement se rapprocher et trouver entre elles la consolation de leur solitude. De la vint qu elles s'attendrirent a ces amours delicates, auxquelles l'antiquite donnait deja leur nom, et qui entretiennent, quoi qu'en pensent les hommes, plus de passion vraie que de vicieuse recherche.

    Alors, Sappho etait encore belle. Bilitis l'a connue, et elle nous parle d'elle sous le nom de Psappha quelle portait a Lesbos. Sans doute ce fut cette femme admirable qui apprit a la petite Pamphylienne l'art de chanter en phrases rhythmees, et de conserver a la posterite le souvenir des etres chers. Malheureusement Bilitis donne peu de details sur cette figure aujourd'hui si mal connue, et il y a lieu de le regretter, tant le moindre mot eut ete precieux touchant la grande Inspiratrice. En revanche elle nous a laisse en une trentaine d'elegies l'histoire de son amitie avec une jeune fille de son age qui se nommait Mnasidika, et qui vecut avec elle. Deja nous connaissions le nom de cette jeune fille par un vers de Sappho ou sa beaute est exaltee ; mais ce nom meme etait douteux, et Bergk etait pres de penser qu'elle s'appelait simplement Mnais. Les chansons qu'on lira plus loin prouvent que cette hypothese doit etre abandonnee. Mnasidika semble avoir ete une petite fille tres douce et tres innocente, un de ces etres charmants qui ont pour mission de se laisser adorer, d'autant plus cheris qu'ils font moins d'efforts pour meriter ce qu'on leur donne. Les amours sans motifs durent le plus longtemps: celui-ci dura dix annees. On verra comment il se rompit par la faute de Bilitis, dont la jalousie excessive ne comprenait aucun eclectisme.

    Quand elle sentit que rien ne la retenait plus a Mytilene, sinon des souvenirs douloureux, Bilitis fit un second voyage: elle se rendit a Chypre, ile grecque et phenicienne comme la Pamphylie elle-meme et qui dut lui rappeler souvent l'aspect de son pays natal.

    Ce fut la que Bilitis recommenca pour la troisieme fois sa vie, et d'une facon qu'il me sera plus difficile de faire admettre si l'on na pas encore compris a quel point l'amour etait chose sainte chez les peuples antiques. Les courtisanes d'Amathonte n'etaient pas comme les notres, des creatures en decheance exilees de toute societe mondaine; c'etaient des filles issues des meilleures familles de la cite, et qui remerciaient Aphrodite de la beaute qu'elle leur avait donnee, en consacrant au service de son culte cette beaute reconnaissante. Toutes les villes qui possedaient comme celles de Chypre un temple riche en courtisanes avaient a l'egard de ces femmes les memes soins respectueux.

    L'incomparable histoire de Phryne, telle qu'Athenee nous l'a transmise, donnera quelque idee d'une telle veneration. Il n'est pas vrai qu'Hyperide eut besoin de la mettre nue pour flechir l'Areopage, et pourtant le crime etait grand: elle avait assassine. L'orateur ne dechira que le haut de sa tunique et revela seulement les seins. Et il supplia les Juges ((de ne pas mettre a mort la pretresse et l'inspiree d'Aphrodite)). Au contraire des autres courtisanes qui sortaient vetues de cyclas transparentes a travers lesquelles paraissaient tous les details de leur corps, Phryne avait coutume de s'envelopper meme les cheveux dans un de ces grands vetements plisses dont les figurines de Tanagre nous ont conserve la grace. Nul, s'il n'etait de ses amis, n'avait vu ses bras ni ses epaules, et jamais elle ne se montrait dans la piscine des bains publics. Mais un jour il se passa une chose extraordinaire. C'etait le jour des fetes d'Eleusis, vingt mule personnes, venues de tous les pays de la Grece, etaient assemblees sur la plage, quand Phryne s'avanca pres des vagues: elle ota son vetement, elle defit sa ceinture, elle ota meme sa tunique de dessous, ((elle deroula tous ses cheveux et elle entra dans la mer)). Et dans cette foule il y avait Praxitele qui d'apres cette deesse vivante dessina l'_Aphrodite de Cnide; et Apelle qui entrevit la forme de son Anadyomene. Peuple admirable, devant qui la Beaute pouvait paraitre nue sans exciter le rire ni la fausse honte!

    Je voudrais que cette histoire fut celle de Bilitis, car, en traduisant ses Chansons, je me suis pris a aimer l'amie de Mnasidika. Sans doute sa vie fut tout aussi merveilleuse. Je regrette seulement qu'on n'en ait pas parle davantage et que les auteurs anciens, ceux du moins qui ont survecu, soient si pauvres de renseignements sur sa personne. Philodeme, qui l'a pillee deux fois, ne mentionne pas meme son nom. A defaut de belles anecdotes, je prie qu'on veuille bien se contenter des details qu'elle nous donne elle-meme sur sa vie de courtisane. Elle fut courtisane, cela n'est pas niable; et meme ses dernieres chansons prouvent que si elle avait les vertus de sa vocation, elle en avait aussi les pires faiblesses. Mais je ne veux connaitre que ses vertus. Elle etait pieuse, et meme pratiquante. Elle demeura fidele au temple, tant qu'Aphrodite consentit a prolonger la jeunesse de sa plus pure adoratrice. Le jour ou elle cessa d'etre aimee, elle cessa d'ecrire, dit-elle. Pourtant il est difficile d'admettre que les chansons de Pamphylie aient ete ecrites a l'epoque ou elles ont ete vecues. Comment une petite bergere de montagnes eut-elle appris a scander ses vers selon les rythmes difficiles de la tradition eolienne? On trouvera plus vraisemblable que, devenue vieille, elle se plut a chanter pour elle-meme les souvenits de sa lointaine enfance. Nous ne savons rien sur cette derniere periode de sa vie. Nous ne savons meme pas a quel age elle mourut.

    Son tombeau a ete retrouve par M. G. Heim a Palaeo-Limisso, sur le bord d'une route antique, non loin des ruines d'Amathonte. Ces ruines ont presque disparu depuis trente ans, et les pierres de la maison ou peut-etre vecut Bilitis pavent aujourd'hui les quais de Port-Said. Mais le tombeau etait souterrain, selon la coutume phenicienne, et il avait echappe meme aux voleurs de tresors.

    M. Heim y penetra par un puits etroit comble de terre, au fond duquel il rencontra une porte muree qu'il fallut demolir. Le caveau spacieux et bas, pave de dalles de calcaire, avait quatre murs recouverts par des plaques d'amphibolite noire, ou etaient gravees en capitales primitives toutes les chansons qu'on va lire, a part les trois epitaphes qui decoraient le sarcophage.

    C'etait la que reposait l'amie de Mnasidika, dans un grand cercueil de terre cuite, sous un couvercle modele par un statuaire delicat qui avait figure dans l'argile le visage de la morte : les cheveux etaient peints en noir, les yeux a demi fermes et prolonges au crayon comme si elle eut ete vivante, et la joue a peine attendrie par un sourire leger qui naissait des lignes de la bouche. Rien ne dira jamais ce qu'etaient ces levres, a la fois nettes et rebordees, molles et fines, unies l'une a l'autre, et comme enivrees de se joindre. Les traits celebres de Bilitis ont ete souvent reproduits par les artistes de l'Ionie, et le musee du Louvre possede une terre cuite de Rhodes qui en est le plus parfait monument, apres le buste de Larnaka.

    Quand on ouvrit la tombe, elle apparut dans l'etat ou une main pieuse l'avait rangee, vingt-quatre siecles auparavant. Des fioles de parfums pendaient aux chevilles de terre, et l'une d'elles, apres si longtemps, etait encore embaumee. Le miroir d'argent poli ou Bilitis s'etait vue, le stylet qui avait traine le fard bleu sur ses paupieres, furent retrouves a leur place. Une petite Astarte nue, relique a jamais precieuse, veillait toujours sur le squelette orne de tous ses bijoux d'or et blanc comme une branche de neige, mais si doux et si fragile qu'au moment ou on l'effleura, il se confondit en poussiere.

                         PIERRE LOUYS

    Constantine, Aout 1894.

    I. BUCOLIQUES EN PAMPHYLIE

        (Hady`de'moi to`me'lisma. kai` e'n sy'rhiggi meli'sd_o
        k_e'n aul_o*i lale'_o, k_e'n d_o'naki, k_e'n plagiau'l_o*i.)

                         THEOCRITE.

     1 — L'ARBRE

     Je me suis devetue pour monter a un arbre;
     mes cuisses nues embrassaient l'ecorce lisse
     et humide; mes sandales marchaient sur les
     branches.

     Tout en haut, mais encore sous les feuilles
     et a l'ombre de la chaleur, je me suis mise a
     cheval sur une fourche ecartee en balancant
     mes pieds dans le vide.

     Il avait plu. Des gouttes d'eau tombaient et
     coulaient sur ma peau. Mes mains etaient
     tachees de mousse, et mes orteils etaient
     rouges, a cause des fleurs ecrasees.

     Je sentais le bel arbre vivre quand le vent
     passait au travers; alors je serrais mes
     jambes davantage et j'appliquais mes levres
     ouvertes sur la nuque chevelue d'un rameau.

     2 — CHANT PASTORAL

     Il faut chanter un chant pastoral, invoquer
     Pan, dieu du vent d'ete. Je garde mon
     troupeau et Selenis le sien, a l'ombre ronde
     d'un olivier qui tremble.

     Selenis est couchee sur le pre. Elle se
     leve et court, ou cherche des cigales, ou
     cueille des fleurs avec des herbes, ou lave
     son visage dans l'eau fraiche du ruisseau.

     Moi, j'arrache la laine au dos blond des
     moutons pour en garnir ma quenouille, et je
     file. Les heures sont lentes. Un aigle
     passe dans le ciel.

     L'ombre tourne: changeons de place la corbeille
     de figues et la jarre de lait. Il faut chanter
     un chant pastoral, invoquer Pan, dieu du vent d'ete.

     3 — PAROLES MATERNELLES

     Ma mere me baigne dans l'obscurite, elle
     m'habille au grand soleil et me coiffe dans
     la lumiere; mais si je sors au clair de lune,
     elle serre ma ceinture et fait un double
     noeud.

     Elle me dit: ((Joue avec les vierges, danse
     avec les petits enfants; ne regarde pas par
     la fenetre; fuis la parole des jeunes hommes
     et redoute le conseil des veuves.

     ((Un soir, quelqu'un, comme pour toutes, te
     viendra prendre sur le seuil au milieu d'un
     grand cortege de tympanons sonores et de
     flutes amoureuses.

     ((Ce soir-la, quand tu t'en iras, Bilito, tu
     me laisseras trois gourdes de fiel: une pour
     le matin, une pour le midi, et la troisieme,
     la plus amere, la troisieme pour les jours de
     fete.))

     4 — LES PIEDS NUS

     J'ai les cheveux noirs, le long de mon dos,
     et une petite calotte ronde. Ma chemise est
     de laine blanche. Mes jambes fermes
     brunissent au soleil.

     Si j'habitais la ville, j'aurais des bijoux d'or,
     et des chemises dorees et des souliers d'argent...
     Je regarde mes pieds nus, dans leurs souliers
     de poussiere.

     Psophis! viens ici, petite pauvre! porte-moi
     jusqu'aux sources, lave mes pieds dans tes
     mains et presse des olives avec des violettes
     pour les parfumer sur les fleurs.

     Tu seras aujourd'hui mon esclave; tu me
     suivras et tu me serviras, et a la fin dela
     journee je te donnerai, pour ta mere, des
     lentilles du jardin de la mienne.

     5 — LE VIEILLARD ET LES NYMPHES

     Un vieillard aveugle habite la montagne.
     Pour avoir regarde les nymphes, ses yeux sont
     morts, voila longtemps. Et depuis, son
     bonheur est un souvenir lointain.

     ((Oui, je les ai vues, m'a-t-il dit.
     Helopsychria, Limnanthis; elle etaient
     debout, pres du bord, dans l'etang vert de
     Physos. L'eau brillait plus haut que leurs
     genoux.

     ((Leurs nuques se penchaient sous les
     cheveux longs. Leurs ongles etaient minces
     comme des ailes de cigales. Leurs mamelons
     etaient creux comme des calices de jacinthes.

     ((Elles promenaient leurs doigts sur l'eau
     et tiraient de la vase invisible les nenufars
     a longue tige. Autour de leurs cuisses separees,
     des cercles lents s'elargissaient...))

     6 — CHANSON

     ((Torti-tortue, que fais-tu la au milieu?
     —Je devide la laine et le fil de Milet.
     —He las Helas! Que ne viens-tu danser?
     —J'ai beaucoup de chagrin. J'ai beaucoup de chagrin.

     —Torti-tortue, que fais-tu la au milieu?
     —Je taille un roseau pour la flute funebre.
     —Helas! Helas! Qu'est-il arrive!
     —Je ne le dirai pas. Je ne le dirai pas.

     —Torti-tortue, que fais-tu la au milieu?
     —Je presse les olives pour l'huile de la stele.
     —Helas! Helas! Et qui donc est mort?
     —Peux-tu le demander? Peux-tu le demander?

     —Torti-tortue, que fais-tu la au milieu?
     —Il est tombe dans la mer...
     —Helas! Helas! et comment cela?
     —Du haut des chevaux blancs. Du haut des chevaux blancs))

     7 — LE PASSANT

     Comme j'etais assise le soir devant la porte
     de la maison, un jeune homme est venu a
     passer. Il m'a regardee, j'ai tourne la
     tete. Il m'a parle, je n'ai pas repondu.

     Il a voulu m'approcher. J'ai pris une faulx
     contre le mur et je lui aurais fendu la joue
     s'il avait avance d'un pas.

     Alors reculant un peu, il se mit a sourire et
     souffla vers moi dans sa main, disant. ((Recois
     le baiser.)) Et j'ai crie' et j'ai pleure.
     Tant, que ma mere est accourue.

     Inquiete, croyant que j'avais ete piquee par
     un scorpion. Je pleurais ((Il m'a embrassee.))
     Ma mere aussi m'a embrassee et m'a emportee
     dans ses bras.

     8 — LE REVEIL

     Il fait deja grand jour. Je devrais etre
     levee. Mais le sommeil du matin est doux et
     la chaleur du lit me retient blottie. Je
     veux rester couchee encore.

     Tout a l'heure j'irai dans l'etable. Je
     donnerai aux chevres de l'herbe et des
     fleurs, et l'outre d'eau fraiche tiree du
     puits, ou je boirai en meme temps qu'elles.

     Puis je les attacherai au poteau pour traire
     leurs douces mamelles tiedes; et si les
     chevreaux n'en sont pas jaloux, je sucerai
     avec eux les tettes assouplies.

     Amaltheia n'a-t-elle pas nourri Dzeus?
     J'irai donc. Mais pas encore. Le soleil
     s'est leve trop tot et ma mere n'est pas
     eveillee.

     9 — LA PLUIE

     La pluie fine a mouille toutes choses, tres
     doucement, et en silence. Il pleut encore un
     peu. Je vais sortir sous les arbres. Pieds
     nus, pour ne pas tacher mes chaussures.

     La pluie au printemps est delicieuse. Les
     branches chargees de fleurs mouillees ont un
     parfum qui m'etourdit. On voit briller au
     soleil la peau delicate des ecorces.

     Helas! que de fleurs sur la terre! Ayez
     pitie des fleurs tombees. Il ne faut pas les
     balayer et les meler dans la boue; mais les
     conserver aux abeilles.

     Les scarabees et les limaces traversent le
     chemin entre les flaques d'eau; je ne veux
     pas marcher sur eux, ni effrayer ce lezard
     dore qui s'etire et cligne des paupieres.

     10 — LES FLEURS

     Nymphes des bois et des fontaines, Amies
     bienfaisantes, je suis la. Ne vous cachez pas,
     mais venez m'aider car je suis fort en peine
     de tant de fleurs cueillies.

     Je veux choisir dans toute la foret une
     pauvre hamadryade aux bras leves, et dans
     ses cheveux couleur de feuilles je piquerai
     ma plus lourde rose.

     Voyez: j'en ai tant pris aux champs que
     je ne pourrai les rapporter si vous ne m'en
     faites un bouquet. Si vous refusez, prenez
     garde:

     Celle de vous qui a les cheveux oranges je
     l'ai vue hier saillie comme une bete par le
     satyre Lamprosathes, et je denoncerai
     l'impudique.

     11 — IMPATIENCE

     Je me jetai dans ses bras en pleurant, et
     longtemps elle sentit couler mes larmes
     chaudes sur son epaule, avant que ma douleur
     me laissat parler:

     ((Helas! je ne suis qu'une enfant; les
     jeunes hommes ne me regardent pas. Quand
     aurai-je comme toi des seins de jeune fille
     qui gonflent la robe et tentent le baiser?

     ((Nul n'a les yeux curieux si ma tunique
     glisse; nul ne ramasse une fleur qui tombe
     de mes cheveux; nul ne dit qu'il me tuera si
     ma bouche se donne a un autre.))

     Elle m'a repondu tendrement: ((Bilitis,
     petite vierge, tu cries comme une chatte a
     la lune et tu t'agites sans raison. Les filles
     les plus impatientes ne sont pas les plus tot
     choisies.))

     12 — LES COMPARAISONS

     Bergeronnette, oiseau de Kypris, chante
     avec nos premiers desirs! Le corps nouveau
     des jeunes filles se couvre de fleurs comme
     la terre. La nuit de tous nos reves approche
     et nous en parlons entre nous.

     Parfois nous comparons ensemble nos beautes
     si differentes, nos chevelures deja longues,
     nos jeunes seins encore petits, nos pubertes
     rondes comme des cailles et blotties sous la
     plume naissante.

     Hier je luttai de la sorte contre Melantho
     mon ainee. Elle etait fiere de sa poitrine qui
     venait de croitre en un mois, et, montrant
     ma tunique droite, elle m'avait appelee:
     petite enfant.

     Pas un homme ne pouvait nous voir, nous nous
     mimes nues devant les filles, et, si elle
     vainquit sur un point, je l'emportait de loin
     sur les autres. Bergeronnette, oiseau de
     Kypris, chante avec nos premiers desirs!

     13 — LA RIVIERE DE LA FORET

     Je me suis baignee seule dans la riviere
     de la foret. Sans doute je faisais peur aux
     naiades car je les devinais a peine et de
     tres loin, sous l'eau obscure.

     Je les ai appelees. Pour leur ressembler
     tout a fait, j'ai tresse derriere ma nuque
     des iris noirs comme mes cheveux, avec des
     grappes de giroflees jaunes.

     D'une longue herbe flottante, je me suie
     fait une ceinture verte, et pour la voir je
     pressais mes seins en penchant un peu la
     tete.

     Et j'appelais: ((Naiades! naiades! jouez
     avec moi, soyez bonnes.)) Mais les naiades
     sont transparentes, et peut-etre, sans le
     savoir, j'ai caresse leurs bras legers.

     14 — PHITTA MELIAI

     Des que le soleil sera moins brulant nous
     irons jouer sur les bords du fleuve, nous
     lutterons pour un crocos frele et pour une
     jacinthe mouillee.

     Nous ferons le collier de la ronde et la
     guirlande de la course. Nous nous prendrons
     par la main et par la queue de nos tuniques.

     Phitta Meliai! donnez-nous du miel. Phitta
     Naiades! baignez-nous avec vous. Phitta
     Meliades! donnez l'ombre douce a nos corps
     en sueur.

     Et nous vous offrirons, Nymphes bienfaisantes,
     non le vin honteux, mais l'huile et le
     lait et des chevres aux cornes courbes.

     15 — LA BAGUE STMBOLIQUE

     Les voyageurs qui reviennent de Sardes
     parlent des colliers et des pierres qui
     chargent les femmes de Lydie, du sommet de
     leurs cheveux jusqu'a leurs pieds fardes.

     Les filles de mon pays n'ont ni bracelets
     ni diademes, mais leur doigt porte une
     bague d'argent, et sur le chaton est grave
     le triangle de la deesse.

     Quand elles tournent la pointe en dehors
     cela veut dire: Psyche a prendre. Quand
     elles tournent la pointe en dedans, cela
     veut dire: Psyche prise.

     Les hommes y croient. Les femmes non.
     Pour moi je ne regarde guere de quel cote
     la pointe se tourne, car Psyche se delivre
     aisement. Psyche est toujours a prendre.

     16 — LES DANSES AU CLAIR DE LUNE

     Sur l'herbe molle, dans la nuit, les jeunes
     filles aux cheveux de violettes ont danse
     toutes ensemble, et l'une de deux faisait les
     reponses de l'amant.

     Les vierges ont dit: ((Nous ne sommes pas pour
     vous.)) Et comme si elles etaient honteuses
     elles cachaient leur virginite. Un aegipan
     jouait de la flute sous les arbres.

     Les autres ont dit: ((Vous nous viendrez
     chercher.)) Elles avaient serre leurs robes
     en tunique d'homme, et elles luttaient sans
     energie en melant leurs jambes dansantes.

     Puis chacune se disant vaincue, a pris son
     amie par les oreilles comme une coupe par les
     deux anses, et, la tete penchee, a bu le
     baiser.

     17 — LES PETITS ENFANTS

     La riviere est presque a sec; les joncs
     fletris meurent dans la fange; l'air brule,
     et loin des berges creuses, un ruisseau clair
     coule sur les graviers.

     C'est la que du matin au soir les petits
     enfants nus viennent jouer. Ils se baignent,
     pas plus haut que leurs mollets, tant la
     riviere est basse.

     Mais ils marchent dans le courant, et
     glissent quelquefois sur les roches, et les
     petits garcons jettent de l'eau sur les
     petites filles qui rient.

     Et quand une troupe de marchands qui passe,
     mene boire au fleuve les enormes boeufs
     blancs, ils croisent leurs mains derriere eux
     et regardent les grandes betes.

     18 — LES CONTES

     Je suis aimee des petits enfants; des qu'ils
     me voient, ils courent a moi, et s'accrochent
     a ma tunique et prennent mes jambes dans
     leurs petits bras.

     S'ils ont cueilli des fleurs, ils me les donnent
     toutes; s'ils ont pris un scarabee ils le
     mettent dans ma main; s'ils n'ont rien ils me
     caressent et me font asseoir devant eux.

     Alors ils m'embrassent sur la joue, ils
     posent leurs tetes sur mes seins; ils me
     supplient avec les yeux. Je sais bien ce que
     cela veut dire.

     Cela veut dire: ((Bilitis cherie, dis-nous,
     car nous sommes gentils, l'histoire du heros
     Perseus ou la mort de la petite Helle.))

     19 — L'AMIE MARIEE

     Nos meres etaient grosses en meme temps et ce
     soir elle s'est mariee, Melissa, ma plus
     chere amie. Les roses sont encore sur la
     route; les torches n'ont pas fini de bruler.

     Et je reviens par le meme chemin, avec
     maman, et je songe. Ainsi, ce qu'elle est
     aujourd'hui, moi aussi j'aurais pu l'etre.
     Suis-je deja si grande fille?

     Le cortege, les flutes, le chant nuptial et
     le char fleuri de l'epoux, toutes ces fetes,
     un autre soir, se derouleront autour de moi,
     parmi les branches d'olivier.

     Comme a cette heure-meme Melissa, je me
     devoilerai devant un homme, je connaitrai
     l'amour dans la nuit, et plus tard des petits
     enfants se nourriront a mes seins gonfles...

     20 — LES CONFIDENCES

     Le lendemain, je suis allee chez elle, et
     nous avons rougi des que nous nous sommes
     vues. Elle m'a fait entrer dans sa chambre
     pour que nous fussions toutes seules.

     J'avais beaucoup de choses a lui dire; mais
     en la voyant j'oubliai. Je n'osais pas meme
     me jeter a son cou, je regardais sa ceinture
     haute.

     Je m'etonnais que rien n'eut change sur son
     visage, qu'elle semblat encore mon amie et
     que cependant, depuis la veille, elle eut
     appris tant de choses qui m'effarouchaient.

     Soudain je m'assis sur ses genoux, je la pris
     dans mes bras, je lui parlai a l'oreille
     vivement, anxieusement. Alors elle mit sa
     contre la mienne, et me dit tout.

     21 — LA LUNE AUX YEUX BLEUS

     La nuit, les chevelures des femmes et les
     brandies des saules se confondent. Je
     marchais au bord de l'eau. Tout a coup,
     j'entendis chanter: alors seulement je
     reconnus qu'il y avait la des jeunes filles.

     Je leur dis: ((Que chantez-vous?)) Elles
     repondirent: ((Ceux qui reviennent.)) L'une
     attendait son pere et l'autre son frere; mais
     celle qui attendait son fiance etait la plus
     impatiente.

     Elles avaient tresse pour eux des couronnes
     et des guirlandes, coupe des palmes aux
     palmiers et tire des lotus de l'eau. Elles
     se tenaient par le cou et chantaient l'une
     apres l'autre.

     Je m'en allai le long du fleuve, tristement,
     et toute seule, mais en regardant autour de
     moi, je vis que derriere les grands arbres la
     lune aux yeux bleus me reconduisait.

     22 — REFLEXIONS (non traduite)

     23 — CHANSON (Ombre du bois)

     ((Ombre du bois ou elle devait venir, dis-moi,
     ou est allee ma maitresse?—Elle est
     descendue dans la plaine.—Plaine, ou est
     allee ma maitresse?—Elle a suivi les bords
     du fleuve.

     —Beau fleuve qui la vue passer, dis-moi,
     est-elle pres d'ici?—Elle m'a quitte pour le
     chemin.—Chemin, la vois-tu encore?—
     Elle m'a laisse pour la route.

     —O route blanche, route de la ville, dis-moi,
     ou l'as-tu conduite?—A la rue d'or
     qui entre a Sardes.—O rue de lumiere,
     touches-tu ses pieds nus?—Elle est entree
     au palais du roi.

     —O palais, splendeur de la torre,
     rends-la-moi!—Regarde, elle a des colliers
     sur les seins et des houppes dans les
     cheveux, cent perles le long des jambes,
     deux bras autour de la taille.))

     24 — LYKAS

     Venez, nous irons dans les champs, sous les
     buissons de genevriers; nous mangerons du
     miel dans les ruches, nous ferons des pieges
     a sauterelles avec des tiges d'asphodele.

     Venez; nous irons voir Lykas, qui garde
     les troupeaux de son pere sur les pentes du
     Tauros ombreux. Surement il nous donnera
     du lait.

     J'entends deja le son de sa flute. C'est un
     joueur fort habile. Voici les chiens et les
     agneaux, et lui-meme, debout contre un arbre.
     N'est-il pas beau comme Adonis!

     O Lykas, donne-nous du lait. Voici des
     figues de nos figuiers. Nous allons rester
     avec toi. Chevres barbues, ne sautez pas, de
     peur d'exciter les boucs inquiets.

     25 — L'OFFRANDE A LA DEESSE

     Ce n'est pas pour l'Artemis qu'on adore a
     Perga, cette guirlande tressee par mes mains,
     bien que l'Artemis soit une bonne deesse qui
     me gardera des couches difficiles.

     Ce n'est pas pour l'Athena qu'on adore a
     Side, bien qu'elle soit d'ivoire et d'or et
     qu'elle porte dans la main une pomme de
     grenade qui tente les oiseaux.

     Non, c'est pour l'Aphrodite que j'adore
     dans ma poitrine, car elle seule me donnera
     ce qui manque a mes levres, si je suspends
     a l'arbre-sacre ma guirlande de tendres roses.

     Mais je ne dirai pas tout haut ce que je la
     supplie de m'accorder. Je me hausserai sur
     la pointe des pieds et par la fente de
     l'ecorce je lui confierai mon secret.

     26 — L'AMIE COMPLAISANTE

     L'orage a dure toute la nuit. Selenis aux
     beaux cheveux etait venue filer avec moi. Elle
     est restee de peur de la boue. Nous avons
     entendu les prieres et serrees l'une contre
     l'autre nous avons empli mon petit lit.

     Quand les filles couchent a deux, le sommeil
     reste a la porte. ((Bilitis, dis-moi,
     dis-moi, qui tu aimes.)) Elle faisait glisser
     sa jambe sur la mienne pour me caresser
     doucement.

     Et elle a dit, devant ma bouche: ((Je sais,
     Bilitis, qui tu aimes. Ferme les yeux, je
     suis Lykas.)) Je repondis en la touchant: ((Ne
     vois-je pas bien que tu es fille? Tu
     plaisantes mal a propos.))

     Mais elle reprit: ((En verite, je suis Lykas,
     si tu fermes les paupieres. Voila ses bras,
     voila ses mains...)) Et tendrement, dans le
     silence, elle enchanta ma reverie d'une
     illusion singuliere.

     27 — PRIERE A PERSEPHONE

     Purifiees par les ablutions rituelles, et
     vetues de tuniques violettes, nous avons
     baisse vers la terre nos mains chargees de
     branches d'olivier.

     ((O Persephone souterraine, ou quel que soit
     le nom que tu desires, si ce nom t'agree ,
     ecoute-nous, o Chevelue-de-tenebres, Reine
     sterile et sans sourire!

     ((Kokhlis, fille de Thrasymakhos, est malade,
     et dangereusement. Ne la rappelle pas
     encore. Tu sais qu'elle ne peut t'echapper:
     un jour, plus tard, tu la prendras.

     ((Mais ne l'entraine pas si vite, o Dominatrice
     invisible! Car elle pleure sa virginite,
     elle te supplie par nos prieres, et nous
     donnerons pour la sauver trois brebis noires
     non tondues.))

     28 — LA PARTIE D'OSSELETS

     Comme nous l'aimions tous les deux, nous
     l'avons joue aux osselets. Et ce fut une
     partie celebre. Beaucoup de jeunes filles y
     assistaient.

     Elle amena d'abord le coup des Kyklopes, et
     moi, le coup de Solon. Mais elle le
     Kallibolos, et moi, me sentant perdue, je
     priais la deesse!

     Je jouai, j'eus l'Epiphenon, elle le terrible
     coup de Khios, moi l'Antiteukhos , elle le
     Trikhias, et moi le coup d'Aphrodite qui
     gagna l'amant dispute.

     Mais la voyant palir, je la pris par le cou
     et je lui dis tout pres de l'oreille (pour
     qu'elle seule m'entendit): ((Ne pleure pas,
     petite amie, nous le laisserons choisir entre
     nous.))

     29 — LA QUENOUILLE

     Pour tout le jour ma mere m'a enfermee au
     gynecee, avec mes soeurs que je n'aime pas et
     qui parlent entre elles a voix basse. Moi,
     dans un petit coin, je file ma quenouille.

     Quenouille, puisque je suis seule avec toi,
     c'est a toi que je vais parler. Avec la
     perruque de laine blanche tu es comme une
     vieille femme. Ecoute-moi.

     Si je le pouvais, je ne serais pas ici,
     assise dans l'ombre du mur et filant avec
     ennui: je serais couchee dans les violettes
     sur les pentes du Tauros.

     Comme il est plus pauvre que moi, ma mere ne
     veut pas qu'il m epouse. Et pourtant, je te
     le dis: ou je ne verrai pas le jour des
     noces, ou ce sera lui qui me fera passer le
     seuil.

     30 — LA FLUTE DE PAN

     Pour le jour des Hyacinthies, il m'a donne
     une syrinx faite de roseaux bien tailles,
     unis avec de la blanche cire qui est douce a
     mes levres comme du miel.

     Il m'apprend a jouer, assise sur ses genoux;
     mais je suis un peu tremblante. Il en joue
     apres moi, si doucement que je l'entends a
     peine.

     Nous n'avons rien a nous dire, tant nous
     sommes pres l'un de l'autre; mais nos chansons
     veulent se repondre, et tour a tour nos
     bouches s'unissent sur la flute.

     Il est tard, voici le chant des grenouilles
     vertes qui commence avec la nuit. Ma mere ne
     croira jamais que je suis restee si longtemps
     a chercher ma ceinture perdue.

     31 — LA CHEVELURE

     Il m'a dit: ((Cette nuit, j'ai reve. J'avais
     ta chevelure autour de mon cou. J'avais tes
     cheveux comme un collier noir autour de ma
     nuque et sur ma poitrine.

     ((Je les caressais, et c'etaient les miens; et
     nous etions lies pour toujours ainsi, par la
     meme chevelure la bouche sur la bouche, ainsi
     que deux lauriers n'ont souvent qu'une
     racine.

     ((Et peu a peu, il m'a semble, tant nos
     membres etaient confondus, que je devenais
     toi-meme ou que tu entrais en moi comme mon
     songe.))

     Ouand il eut acheve, il mit doucement ses
     mains sur mes epaules, et il me regarda d'un
     regard si tendre, que je baissai les yeux
     avec un frisson.

     32 — LA COUPE

     Lykas m'a vue arriver, seulement vetue d'une
     exomis succincte, car les journees sont
     accablantes; il a voulu mouler mon sein qui
     restait a decouvert.

     Il a pris de l'argile fine, petrie dans l'eau
     fraiche et legere. Quand il l'a serree sur
     ma peau, j'ai pense defaillir tant cette
     terre etait froide.

     De mon sein moule, il a fait une coupe,
     arrondie et ombiliquee. Il l'a mise secher
     au au soleil et l'a peinte de pourpre et
     d'ocre en pressant des fleurs tout autour.

     Puis nous sommes alles jusqu'a la fontaine
     qui est consacree aux nymphes, et nous
     avons jete la coupe dans le courant, avec
     des tiges de giroflees.

     33 — ROSES DANS LA NUIT

     Des que la nuit monte au ciel, le monde
     est a nous, et aux dieux. Nous allons des
     champs a la source, des bois obscurs aux
     clairieres, ou nous menent nos pieds nus.

     Les petites etoiles brillent assez pour les
     petites ombres que nous sommes. Quelquefois,
     sous les branches basses, nous trouvons
     des biches endormies.

     Mais plus charmant la nuit que toute autre
     chose, il est un lieu connu de nous seuls et
     qui nous attire a travers la foret: un buisson
     de roses mysterieuses.

     Car rien n'est divin sur la terre a l'egal
     du parfum des roses dans la nuit. Comment
     se fait-il qu'au temps ou j'etais seule je
     ne m'en sentais pas enivree?

     34 — LES REMORDS

     D'abord je n'ai pas repondu, et j'avais la
     honte sur les joues, et les battements de
     mon coeur faisaient mal a mes seins.

     Puis j'ai resiste, j'ai dit: ((Non. Non.)) J'ai
     tourne la tete en arriere et le baiser n'a pas
     franchi mes levres, ni l'amour mes genoux
     serres.

     Alors il m'a demande pardon, il m'a embrasse
     les cheveux, j'ai senti son haleine brulante,
     et il est parti... Maintenant je suis seule.

     Je regarde la place vide, le bois desert, la
     terre foulee. Et je mords mes poings jusqu'au
     sang et j'etouffe mes cris dans l'herbe

     35 — LE SOMMEIL INTERROMPU

     Toute seule je m'etais endormie, comme
     une perdrix dans la bruyere. Le vent leger,
     le bruit des eaux, la douceur de le nuit
     m'avaient retenue la.

     Je me suis endormie, imprudente, et je me
     suis reveillee en criant, et j'ai lutte, et
     j'ai pleure; mais deja il etait trop tard.
     Et que peuvent les bras d'une fille?

     Il ne me quitta pas. Au contraire, plus
     tendrement dans ses bras, il me serra contre
     lui et je ne vis plus au monde ni la terre ni
     les arbres mais seulement la lueur de ses
     yeux...

     A toi, Kypris victorieuse, je consacre ces
     offrandes encore mouillees de rosee, vestiges
     des douleurs de la vierge, temoins de mon
     sommeil et de ma resistance.

     36 — AUX LAVEUSES

     Laveuses, ne dites pas que vous m'avez vue!
     Je me confie a vous; ne le repetez pas!
     Entre ma tunique et mes seins je vous apporte
     quelque chose.

     Je suis comme une petite poule effrayee...
     Je ne sais pas si j'oserai vous dire... Mon
     coeur bat comme si je mourais... C'est un
     voile que je vous apporte.

     Un voile et les rubans de mes jambes. Vous
     voyez: il y a du sang. Par l'Apollon c'est
     malgre moi! Je me suis bien defendue; mais
     l'homme qui aime est plus fort que nous.

     Lavez-les bien; n'epargnez ni le sel ni la
     craie. Je mettrai quatre oboles pour vous
     aux pieds de l'Aphrodite; et meme une
     drachme d'argent.

     37 — CHANSON

     Quand il est revenu, je me suis cache la
     figure avec les deux mains. Il m'a dit: ((Ne
     crains rien. Qui a vu notre baiser?—Qui
     nous a vus? la nuit et la lune,

     ((Et les etoiles et la premiere aube. La lune
     s'est miree au lac et l'a dit a l'eau sous
     les saules. L'eau du lac l'a dit a la rame.

     ((Et la rame l'a dit a la barque et la barque
     l'a dit au pecheur. Helas, helas! si c'etait
     tout! Mais le pecheur l'a dit a` une femme.

     ((Le pecheur l'a dit a une femme: mon pere et
     ma mere et mes soeurs, et toute la Hellas le
     saura.))

     38 — BILITIS

     Une femme s'enveloppe de laine blanche. Une
     autre se vet de soie et d'or. Une autre se
     couvre de fleurs, de feuilles vertes et de
     raisins.

     Moi je ne saurais vivre que nue. Mon amant,
     prends-moi comme je suis: sans robe ni bijoux
     ni sandales voici Bilitis toute seule.

     Mes cheveux sont noirs de leur noir et mes
     levres rouges de leur rouge. Mes boucles
     flottent autour de moi, libres et rondes
     comme des plumes.

     Prends moi telle que ma mere m'a faite dans
     une nuit d'amour lointaine, et si je te plais
     ainsi n'oublie pas de me le dire.

     39 — LA PETITE MAISON

     La petite maison ou est son lit est la plus
     belle de la terre. Elle est faite avec des
     branches d'arbre, quatre murs de terre seche
     et une chevelure de chaume.

     Je l'aime, car nous y couchons depuis que les
     nuits sont fraiches; et plus les nuits sont
     fraiches, plus elles sont longues aussi. Au
     jour levant je me sens enfin lassee.

     Le matelas est sur le sol; deux couvertures
     de laine noire enferment nos corps qui se
     rechauffent. Sa poitrine refoule mes seins.
     Mon coeur bat...

     Il m'etreint si fort qu'il me brisera, pauvre
     petite fille que je suis; mais des qu'il est
     en moi je ne sais plus rien du monde, et on
     me couperait les quatre membres sans me
     reveiller de ma joie.

     40 — LA JOIE (non traduite)

     41 — LA LETTRE PERDUE

     Helas sur moi! j'ai perdu sa lettre. Je
     l'avais mise entre ma peau et mon strophion,
     sous la chaleur de mon sein. J'ai couru,
     elle sera tombee.

     Je vais retourner sur mes pas: si quelqu'un
     la trouvait, on le dirait a ma mere et je
     serais fouettee devant mes soeurs moqueuses.

     Si c'est un homme qui l'a trouvee il me la
     rendra; ou meme, s'il veut me parler en
     secret je sais le moyen de la lui ravir.

     Si c'est une femme qui l'a lue, o Dzeus
     Gardien, protege-moi! car elle le dira a
     tout le monde, ou elle me prendra mon amant.

     42 — CHANSON

     ((La nuit est si profonde qu'elle entre dans
     mes yeux.—Tu ne verras pas le chemin. Tu te
     perdras dans la foret.

     —Le bruit des chutes d'eau remplit mes
     oreilles.—Tu n'entendrais pas la voix de
     ton amant meme s'il etait a vingt pas.

     —L'odeur des fleurs est si forte que je
     defaille et vais tomber.—Tu ne le sentirais
     pas s'il croisait ton passage.

     —Ah! il est bien loin d'ici, de l'autre
     cote de la montagne, mais je le vois et je
     l'entends et je le sens comme s'il me touchait.))

     43 — LE SERMENT

     ((Lorsque l'eau des fleuves remontera
     jusqu'aux sommets couverts de neiges;
     lorsqu'on semera l'orge et le ble dans
     les sillons mouvants de la mer;

     ((Lorsque les pins naitront des lacs et les
     nenufars des rochers, lorsque le soleil
     deviendra noir, lorsque la lune tombera sur
     l'herbe.

     ((Alors, mais alors seulement, je prendrai
     une autre femme, et je t'oublierai, Bilitis,
     ame de ma vie, coeur de mon coeur.))

     Il me l'a dit, il me l'a dit! Que m'importe
     le reste du monde! Ou es-tu, bonheur insense
     qui te compares a mon bonheur!

     44 — LA NUIT

     C'est moi maintenant qui le recherche.
     Chaque nuit, tres doucement, je quitte la
     maison, et je vais par une longue route,
     jusqu'a sa prairie, le regarder dormir.

     Quelquefois je reste longtemps sans parler,
     heureuse de le voir seulement, et j'approche
     mes levres des siennes, pour ne baiser que
     son haleine.

     Puis tout a coup je m'etends sur lui. Il se
     reveille dans mes bras, et il ne peut plus se
     relever car je lutte! Il renonce, et rit, et
     m'etreint. Ainsi nous jouons dans la nuit

     ... Premiere aube, o clarte mechante, toi
     deja! En quel antre toujours nocturne, sur
     quelle prairie souterraine pourrons-nous si
     longtemps aimer, que nous perdions ton
     souvenir...

     45 — BERCEUSE

     Dors: j'ai demande a Sardes tes jouets, et
     tes vetements a Babylone. Dors, tu es fille
     de Bilitis et d'un roi du soleil levant.

     Les bois, ce sont les palais qu'on batit pour
     toi seule et que je t'ai donnes. Les troncs
     des pins, ce sont les colonnes; les hautes
     branches, ce sont les voutes.

     Dors. Pour qu'il ne t'eveille pas, je vendrais
     le soleil a la mer. Le vent des ailes de
     la colombe est moins leger que ton haleine.

     Fille de moi, chair de ma chair, tu diras
     quand tu ouvriras les yeux, si tu veux la
     plaine ou la ville, ou la montagne ou la
     lune, ou le cortege blanc des dieux.

     46 — LE TOMBEAU DES NAIADES

     Le long du bois couvert de givre, je
     marchais; mes cheveux devant ma bouche se
     fleurissaient de petits glacons, et mes
     sandales etaient lourdes de neige fangeuse
     et tassee.

     Il me dit: ((Que cherches-tu?—Je suis la
     trace du satyre. Ses petits pas fourchus
     alternent comme des trous dans un manteau
     blanc.)) Il me dit: ((Les satyres sont morts.

     ((Les satyres et les nymphes aussi. Depuis
     trente ans il n'a pas fait un hiver aussi
     terrible. La trace que tu vois est celle
     d'un bouc. Mais restons ici, ou est leur
     tombeau.))

     Et avec le fer de sa houe il cassa la glace
     de la source ou jadis riaient les naiades.
     Il prenait de grands morceaux froids, et, les
     soulevant vers le ciel pale, il regardait au
     travers.

    II. ELEGIES A MYTYLENE

         (Eumorphote'rha Mnasidi'ka ta^s hapala^s Gyrhinn_o^s.)

                         SAPPHO

     47 — AU VAISSEAU

     Beau navire qui m'as menee ici, le long des
     cotes de l'Ionie, je t'abandonne aux flots
     brillants, et d'un pied leger je saute sur la
     greve.

     Tu vas retourner au pays ou la vierge est
     l'amie des nymphes. N'oublie pas de remercier
     les conseilleres invisibles, et porte-leur
     en offrande ce rameau cueilli par mes mains.

     Tu fus pin, et sur les montagnes, le vaste
     Notos enflamme agitait tes branches epineuses,
     tes ecureuils et tes oiseaux.

     Que le Boreus maintenant te guide, et te
     pousse mollement vers le port, nef noire
     escortee des dauphins au gre de la mer
     bienveillante.

     48 — PSAPPHA

     Je me frotte les yeux... Il fait deja jour,
     je crois. Ah! qui est aupres de moi?... une
     femme?... Par la Paphia, j'avais oublie...
     O Charites! que je suis honteuse.

     Dans quel pays suis-je venue, et quelle est
     cette ile-ci ou l'on entend ainsi l'amour?
     Si je n'etais pas ainsi lassee, je croirais a
     quelque reve... Est-il possible que ce soit
     la Psappha!

     Elle dort... Elle est certainement belle,
     bien que ses cheveux soient coupes comme ceux
     d'un athlete. Mais cet etrange visage, cette
     poitrine virile et ces hanches etroites...

     Je veux m'en aller avant qu'elle ne s'eveille.
     Helas! je suis du cote du mur. Il me faudra
     l'enjamber. J'ai peur de froler sa hanche et
     qu'elle ne me reprenne au passage.

     49 — LA DANSE DE GLOTTIS ET DE KYSE

     Deux petites filles m'ont emmenee chez elles,
     et des que la porte fut fermee, elles
     allumerent au feu la meche de la lampe et
     voulurent danser pour moi.

     Leurs joues n'etaient pas fardees, aussi
     brunes que leurs petits ventres. Elles se
     tiraient par les bras et parlaient en meme
     temps, dans une agonie de gaiete.

     Assises sur leur matelas que portaient deux
     treteaux eleves, Glottis chantait a voix
     aigue et frappait en mesure ses petites mains
     sonores.

     Kyse dansait par saccades, puis s'arretait,
     essoufflee par le rire, et, prenant sa soeur
     par les seins, la mordait a l'epaule et la
     renversait, comme une chevre qui veut jouer.

     50 — LES CONSEILS

     Alors Syllikhmas est entree, et nous voyant
     si familieres, elle s'est assise sur le banc.
     Elle a pris Glottis sur son genou, Kyse sur
     l'autre et elle a dit:

     ((Viens ici, petite.)) Mais je restais loin.
     Elle reprit: ((As-tu peur de nous?
     Approche-toi: ces enfants t'aiment. Elles
     t'apprendront ce que tu ignores: le miel des
     caresses de la femme.

     ((L'homme est violent et paresseux. Tu le
     connais, sans doute. Hais-le. Il a la
     poitrine plate, la peau rude, les cheveux
     ras, les bras velus. Mais les femmes sont
     toutes belles.

     ((Les femmes seules savent aimer; reste avec
     nous, Bilitis, reste. Et si tu as une ame
     ardente, tu verras ta beaute comme dans un
     miroir sur le corps de tes amoureuses.))

     51 — L'INCERTITUDE

     De Glottis ou de Kyse je ne sais qui
     j'epouserai. Comme elles ne se ressemblent
     pas, l'une ne me consolerait pas de l'autre
     et j'ai peur de mal choisir.

     Chacune d'elles a l'une de mes mains,
     l'une de mes mamelles aussi. Mais a qui
     donnerai-je ma bouche? a qui donnerai-je
     mon coeur et tout ce qu'on ne peut partager?

     Nous ne pouvons rester ainsi toutes les
     trois dans la meme maison. On en parle
     dans Mytilene. Hier, devant le temple d'Ares,
     une femme ne m'a pas dit: ((Salut!))

     C'est Glottis que je prefere; mais je ne
     puis repudier Kyse. Que deviendrait-elle
     toute seule? Les laisserai-je ensemble comme
     elles etaient et prendrai-je une autre amie?

     52 — LA RENCONTRE

     Je l'ai trouvee comme un tresor, dans un
     champ, sous un buisson de myrte, enveloppee
     de la gorge aux pieds dans un peplos jaune
     brode de bleu.

     ((Je n'ai pas d'amie, m'a-t-elle dit; car la
     ville la plus proche est a quarante stades
     d'ici. Je vis seule avec ma mere qui est
     veuve et toujours triste. Si tu veux, je te
     suivrai.

     ((Je te suivrai jusqu'a ta maison, fut-elle de
     l'autre cote de l'ile et je vivrai chez toi
     jusqu'a ce que tu me renvoies. Ta main est
     tendre, tes yeux sont bleus.

     ((Partons. Je n'emporte rien avec moi, que
     la petite Aphrodite qui est pendue a mon
     collier. Nous la mettrons pres de la tienne,
     et nous leur donnerons des roses en
     recompense de chaque nuit.))

     53 — LA PETITE APHRODITE DE TERRE CUITE

     La petite Aphrodite gardienne qui protege
     Mnasidika fut modelee a Camiros par un potier
     fort habile. Elle est grande comme le pouce,
     et de terre fine et jaune.

     Ses cheveux retombent et s'arrondissent sur
     ses epaules etroites. Ses yeux sont
     longuement fendus et sa bouche est toute
     petite. Car elle est la Tres-Belle.

     De la main droite, elle designe sa divinite,
     qui est criblee de petits trous sur le
     bas-ventre et le long des aines. Car elle
     est la Tres-Amoureuse.

     Du bras gauche elle soutient ses mamelles
     pesantes et rondes. Entre ses hanches
     elargies se gonfle un ventre feconde. Car
     elle est la Mere-de-toutes-choses.

     54 — LE DESIR

     Elle entra, et passionnement, les yeux
     fermes a demi, elle unit ses levres aux
     miennes et nos langues se connurent...
     Jamais il n'y eut dans ma vie un baiser
     comme celui-la.

     Elle etait debout contre moi, toute en
     amour et consentante. Un de mes genoux,
     peu a peu, montait entre ses cuisses chaudes
     qui cedaient comme pour un amant.

     Ma main rampante sur sa tunique cherchait a
     deviner le corps derobe, qui tour a tour
     onduleux se pliait, ou cambre se raidissait
     avec des fremissements de la peau.

     De ses yeux en delire elle designait le lit;
     mais nous n'avions pas le droit d'aimer avant
     la ceremonie des noces, et nous nous separames
     brusquement.

     55 — LES NOCES

     Le matin, on fit le repas de noces, dans la
     maison d'Acalanthis qu'elle avait adoptee
     pour mere. Mnasidika portait le voile blanc
     et moi la tunique virile.

     Et ensuite, au milieu de vingt femmes, elle a
     mis ses robes de fete. On l'a parfumee de
     bakkaris, on l'a poudree de poudre d'or, on
     lui a ote ses bijoux.

     Dans sa chambre pleine de feuillages, elle
     m'a attendue comme un epoux. Et je l'ai
     emmenee sur un char entre moi et la
     nymphagogue, et les passants nous
     acclamaient.

     On a chante le chant nuptial; les flutes
     ont chante aussi. J'ai emporte Mnasidika
     sous les epaules et sous les genoux, et nous
     avons passe le seuil couvert de roses.

     56 — LE LIT (non traduite)

     57 — LE PASSE QUI SURVIT

     Je laisserai le lit comme elle l'a laisse,
     defait et rompu, les draps meles, afin que
     la forme de son corps reste empreinte a cote
     du mien.

     Jusqu'a demain je n'irai pas au bain, je ne
     porterai pas de vetements et je ne peignerai
     pas mes cheveux, de peur d'effacer les
     caresses.

     Ce matin, je ne mangerai pas, ni ce soir,
     et sur mes levres je ne mettrai ni rouge ni
     poudre, afin que son baiser demeure.

     Je laisserai les volets clos et je n'ouvrirai
     pas la porte, de peur que le souvenir reste
     ne s'en aille avec le vent.

     58 — LA METAMORPHOSE

     Je fus jadis amoureuse de la beaute des
     jeunes hommes, et le souvenir de leurs
     paroles, jadis, me tint eveillee.

     Je me souviens d'avoir grave un nom dans
     l'ecorce d'un platane. Je me souviens
     d'avoir laisse un morceau de ma tunique dans
     un chemin ou passait quelqu'un.

     Je me souviens d'avoir aime... O Pannychis,
     mon enfant, en quelles mains t'ai-je laissee?
     comment, o malheureuse, t'ai-je abandonnee?

     Aujourd'hui Mnasidika seule, et pour
     toujours, me possede. Qu'elle recoive en
     sacrifice le bonheur de ceux que j'ai quittes
     pour elle.

     59 — LE TOMBEAU SANS NOM

     Mnasidika m'ayant prise par la main me
     mena hors des portes de la ville, jusqu'a un
     petit champ inculte ou il y avait une stele de
     marbre. Et elle me dit: ((Celle-ci fut l'amie
     de ma mere.))

     Alors je sentis un grand frisson, et sans
     cesser de lui tenir la main, je me penchai
     sur son epaule, afin de lire les quatre vers
     entre la coupe creuse et le serpent:

     ((Ce n'est pas la mort qui m'a enlevee, mais
     les Nymphes des fontaines. Je repose ici
     sous une terre legere avec la chevelure
     coupee de Xantho. Qu'elle seule me pleure.
     Je ne dis pas mon nom.))

     Longtemps nous sommes restees debout, et nous
     n'avons pas verse la libation. Car comment
     appeler une ame inconnue d'entre les foules
     de l'Hades?

     60 — LES TROIS BEAUTES DE MNASIDIKA

     Pour que Mnasidika soit protegee des dieux,
     j'ai sacrifie a l'Aphrodita-qui-aime-les-sourires,
     deux lievres males et deux colombes.

     Et j'ai sacrifie a l'Ares deux coqs armes
     pour la lutte et a la sinistre Hekata deux
     chiens qui hurlaient sous le couteau.

     Et ce n'est pas sans raison que j'ai implore
     ces trois Immortels, car Mnasidika porte sur
     son visage le reflet de leur triple divinite:

     Ses levres sont rouges comme le cuivre, ses
     cheveux bleuatres comme le fer, et ses yeux
     noirs, comme l'argent.

     61 — L'ANTRE DES NYMPHES

     Tes pieds sont plus delicats que ceux de
     Thetis argentine. Entre tes bras croises tu
     reunis tes seins, et tu les berces mollement
     comme deux beaux corps de colombes.

     Sous tes cheveux tu dissimules tes yeux
     mouilles, ta bouche tremblante et les fleurs
     rouges de tes oreilles; mais rien n'arretera
     mon regard ni le souffle chaud du baiser.

     Car, dans le secret de ton corps, c'est toi,
     Mnasidika aimee, qui receles l'antre des
     nymphes dont parle le vieil Homeros, le lieu
     ou les naiades tissent des linges de pourpre,

     Le lieu ou coulent, goutte a goutte, des
     sources intarissables, et d'ou la porte du
     Nord laisse descendre les hommes et ou` la
     porte du Sud laisse entrer les Immortels.

     62 — LES SEINS DE MNASIDIKA

     Avec soin, elle ouvrit d'une main sa tunique
     et me tendit ses seins tiedes et doux, ainsi
     qu'on offre a la deesse une paire de
     tourterelles vivantes.

     ((Aime-les bien, me dit-elle; je les aime
     tant! Ce sont des cheris, des petits
     enfants. Je m'occupe d'eux quand je suis
     seule. Je joue avec eux; je leur fais
     plaisir.

     ((Je les lave avec du lait. Je les poudre
     avec des fleurs. Mes cheveux fins qui les
     essuient sont chers a leurs petits bouts. Je
     les caresse en frissonnant. Je les couche
     dans de la laine.

     ((Puisque je n'aurai jamais d'enfants, sois
     leur nourrisson, mon amour; et, puisqu'ils
     sont si loin de ma bouche, donne-leur des
     baisers de ma part.))

     63 — LA CONTEMPLATION (non traduite)

     64 — LA POUPEE

     Je lui ai donne une poupee, une poupee de
     cire aux joues roses. Ses bras sont attaches
     par de petites chevilles, et ses jambes
     elles-memes se plient.

     Quand nous sommes ensemble elle la couche
     entre nous et c'est notre enfant. Le soir
     elle la berce et lui donne le sein avant de
     l'endormir.

     Elle lui a tisse trois petites tuniques, et
     nous lui donnons des bijoux le jour des
     Aphrodisies, des bijoux et des fleurs aussi.

     Elle a soin de sa vertu et ne la laisse pas
     sortir sans elle; pas au soleil, surtout, car
     la petite poupee fondrait en gouttes de cire.

     65 — TENDRESSES

     Ferme doucement tes bras, comme une ceinture,
     sur moi. O touche, o touche ma peau ainsi!
     Ni l'eau ni la brise de midi ne sont plus
     douces que ta main.

     Aujourd'hui cheris-moi, petite soeur, c'est
     ton tour. Souviens-toi des tendresses que je
     t'ai apprises la nuit derniere, et pres de moi
     qui suis lasse agenouille-toi sans parler.

     Tes levres descendent de mes levres. Tous
     tes cheveux defaits les suivent, comme la
     caresse suit le baiser. Ils glissent sur mon
     sein gauche; ils me cachent tes yeux.

     Donne-moi ta main. Qu'elle est chaude!
     Serre la mienne, ne la quitte pas. Les mains
     mieux que les bouches s'unissent, et leur
     passion ne s'egale a` rien.

     66 — JEUX

     Plus que ses balles ou sa poupee, je suis
     pour elle un jouet. De toutes les parties de
     mon corps elle s'amuse comme une enfant,
     pendant de longues heures, sans parler.

     Elle defait ma chevelure et la reforme selon
     son caprice, tantot nouee sous le menton
     comme une etoffe epaisse, ou tordue en
     chignon ou tressee jusqu'au bout.

     Elle regarde avec etonnement la couleur
     de mes cils, le pli de mon coude. Parfois
     elle me fait mettre a genoux et poser les
     mains sur les draps;

     Alors (et c'est un de ses jeux) elle glisse
     sa petite tete par-dessous et imite le
     chevreau tremblant qui s'allaite au ventre
     de sa mere.

     67 — EPISODE (non traduite)

     68 — PENOMBRE

     Sous le drap de laine transparent nous nous
     sommes glissees, elle et moi. Meme nos tetes
     etaient blotties, et la lampe eclairait
     l'etoffe au-dessus de nous.

     Ainsi je voyais son corps cheri dans une
     mysterieuse lumiere. Nous etions plus pres
     l'une de l'autre, plus libres, plus intimes, plus
     nues. ((Dans la meme chemise,)) disait-elle.

     Nous etions restees coiffees pour etre encore
     plus decouvertes, et dans l'air etroit du
     lit, deux odeurs de femmes montaient, des
     deux cassolettes naturelles.

     Rien au monde, pas meme la lampe, ne nous a
     vues cette nuit-la. Laquelle de nous fut
     aimee, elle seule et moi le pourrions dire.
     Mais les hommes n'en sauront rien.

     69 — LA DORMEUSE

     Elle dort dans ses cheveux defaits, les mains
     melees derriere la nuque. Reve-t-elle? Sa
     bouche est ouverte; elle respire doucement.

     Avec un peu de cygne blanc, j'essuie, mais
     sans l'eveiller, la sueur de ses bras, la
     fievre de ses joues. Ses paupieres fermees
     sont deux fleurs bleues.

     Tout doucement je vais me lever; j'irai
     puiser l'eau, traire la vache et demander du
     feu aux voisins. Je veux etre frisee et
     vetue quand elle ouvrira les yeux.

     Sommeil, demeure encore longtemps entre ses
     beaux cils recourbes et continue la nuit
     heureuse par un songe de bon augure.

     70 — LE BAISER

     Je baiserai d'un bout a l'autre les longues
     ailes noires de ta nuque, o doux oiseau,
     colombe prise dont le coeur bondit sous ma
     main.

     Je prendrai ta bouche dans ma bouche
     comme un enfant prend le sein de sa mere.
     Frissonne!... car le baiser penetre
     profondement et suffirait a l'amour.

     Je promenerai mes levres comme du feu, sur
     tes bras, autour de ton cou, et je ferai
     tourner sur tes cotes chatouilleuses la
     caresse etirante des ongles.

     Ecoute bruire en ton oreille toute la rumeur
     de la mer... Mnasidika! ton regard
     m'importune. J'enfermerai dans mon baiser
     tes paupieres freles et brulantes.

     71 — LES SOINS JALOUX,

     Il ne faut pas que tu te coiffes, de peur que
     le fer trop chaud ne brule ta nuque ou tes
     cheveux. Tu les laisseras sur tes epaules et
     repandus le long de tes bras.

     Il ne faut pas que tu t'habilles, de peur
     qu'une ceinture ne rougisse les plis effiles
     de ta hanche. Tu resteras nue comme une
     petite fille.

     Meme il ne faut pas que tu te leves, de peur
     que tes pieds fragiles ne s'endolorissent en
     marchant. Tu reposeras au lit, o victime
     d'Eros, et je panserai ta pauvre plaie.

     Car je ne veux voir sur ton corps d'autres
     marques, Mnasidika, que la tache d'un baiser
     trop long, l'egratignure d'un ongle aigu,
     ou la barre pourpree de mon etreinte.

     72 — L'ETREINTE EPERDUE

     Aime-moi, non pas avec des sourires, des
     flutes ou des fleurs tressees, mais avec ton
     coeur et tes larmes, comme je t'aime avec ma
     poitrine et avec mes gemissements.

     Quand tes seins s'alternent a mes seins,
     quand je sens ta vie contre ma vie, quand
     tes genoux se dressent derriere moi, alors
     ma bouche haletante ne sait meme plus
     trouver la tienne.

     Etreins-moi comme je t'etreins! Vois, la
     lampe vient de mourir, nous roulons dans la
     nuit; mais je presse ton corps brulant et
     j'entends ta plainte perpetuelle...

     Gemis! gemis! gemis! o femme! Eros
     nous traine dans la douleur. Tu souffrirais
     moins sur ce lit pour mettre un enfant au
     monde que pour accoucher de ton amour.

     73 — REPRISE (non traduite)

     74 — LE COEUR

     Haletante, je lui pris la main et je
     l'appliquai fortement sous la peau moite de
     mon sein gauche. Et je tournais la tete ici
     et la et je remuais les levres sans parler.

     Mon coeur affole, brusque et dur, battait
     et battait ma poitrine, comme un satyre
     emprisonne heurterait, ploye dans une outre.
     Elle me dit: ((Ton coeur te fait mal...))

     ((O Mnasidika, repondis-je, le coeur des
     femmes n'est pas la. Celui-ci est un pauvre
     oiseau, une colombe qui remue ses ailes
     faibles. Le coeur des femmes est plus terrible.

     ((Semblable a une petite baie de myrte,
     il brule dans la flamme rouge et sous une
     ecume abondante. C'est la que je me sens
     mordue par la vorace Aphrodite.))

     75 — PAROLES DANS LA NUIT

     Nous reposons, les yeux fermes; le silence
     est grand autour de notre couche. Nuits
     ineffables de l'ete! Mais elle, qui me croit
     endormie, pose sa main chaude sur mon bras

     Elle murmure: ((Bilitis, tu dors?)) Le coeur
     me bat, mais sans repondre, je respire
     regulierement comme une femme couchee dans
     les reves. Alors elle commence a parler:

     ((Puisque tu ne m'entends pas, dit-elle,
     ah! que je t'aime!)) Et elle repete mon nom.
     ((Bilitis... Bilitis...)) Et elle m'effleure du
     bout de ses doigts tremblants:

     ((C'est a moi, cette bouche! a moi seule!
     Y en a-t-il une plus belle au monde? Ah!
     mon bonheur, mon bonheur! C'est a moi
     ces bras nus, cette nuque et ces cheveux...))

     76 — L'ABSENCE

     Elle est sortie, elle est loin, mais je la
     vois, car tout est plein d'elle dans cette
     chambre, tout lui appartient, et moi comme
     le reste.

     Ce lit encore tiede ou je laisse errer ma
     bouche, est foule a la mesure de son corps.
     Dans ce coussin tendre a dormi sa petite tete
     enveloppee de cheveux.

     Ce bassin est celui ou elle s'est lavee; ce
     peigne a penetre les noeuds de sa chevelure
     emmelee. Ces pantoufles prirent ses pieds
     nus. Ces poches de gaze continrent ses seins.

     Mais ce que je n'ose toucher du doigt, c'est
     ce miroir ou elle a vu ses meurtrissures
     toutes chaudes, et ou subsiste peut-etre
     encore le reflet de ses levres mouillees.

     77 — L'AMOUR

     Helas, si je pense a elle, ma gorge se desseche,
     ma tete retombe, mes seins durcissent et me
     font mal, je frissonne et je pleure en marchant.

     Si je la vois, mon coeur s'arrete, mes mains
     tremblent, mes pieds se glacent, une rougeur
     de feu monte a mes joues, mes tempes battent
     douloureusement.

     Si je la touche, je deviens folle, mes bras
     se raidissent, mes genoux defaillent. Je tombe
     devant elle, et je me couche comme une
     femme qui va mourir.

     De tout ce qu'elle me dit je me sens blessee.
     Son amour est une torture et les passants
     entendent mes plaintes... Helas! Comment
     puis-je l'appeler Bien-Aimee?

     78 — LA PURIFICATION

     Te voila! defais tes bandelettes, et tes
     agrafes et ta tunique. Ote jusqu'a tes
     sandales, jusqu'aux rubans de tes jambes,
     jusqu'a la bande de ta poitrine.

     Lave le noir de tes sourcils, et le rouge de
     tes levres. Efface le blanc de tes epaules
     et defrise tes cheveux dans l'eau.

     Car je veux t'avoir toute pure, telle que tu
     naquis sur le lit, aux pieds de ta mere feconde
     et devant ton pere glorieux,

     Si chaste que ma main dans ta main te fera
     rougir jusqu'a la bouche, et qu'un mot de moi
     sous ton oreille affolera tes yeux
     tournoyants.

     79 — LA BERCEUSE DE MNASIDIKA

     Ma petite enfant, si peu d'annees que j'aie
     de plus que toi-meme, je t'aime, non pas
     comme une amante, mais comme si tu etais
     sortie de mes entrailles laborieuses.

     Lorsque etendue sur mes genoux, tes deux
     bras freles autour de moi, tu cherches mon
     sein, la bouche tendue, et me tettes avec
     lenteur entre tes levres palpitantes,

     Alors je reve qu'autrefois, j'ai allaite
     reellement cette bouche douillette, souple et
     baignee, ce vase myrrhin couleur de pourpre
     ou le bonheur de Bilitis est mysterieusement
     enferme.

     Dors. Je te bercerai d'une main sur mon
     genou qui se leve et s'abaisse. Dors ainsi.
     Je chanterai pour toi les petites chansons
     lamentables qui endorment les nouveaux-nes...

     80 — PROMENADE AU BORD DE LA MER

     Comme nous marchions sur la plage, sans
     parler, et enveloppees jusqu'au menton
     dans nos robes de laine sombre, des jeunes
     filles joyeuses ont passe.

     ((Ah! c'est Bilitis et Mnasidika! Voyez,
     le beau petit ecureuil que nous avons pris:
     il est doux comme un oiseau et effare comme
     un lapin.

     ((Chez Lyde nous le mettrons en cage et nous
     lui donnerons beaucoup de lait avec des
     feuilles de salade. C'est une femelle, elle
     vivra longtemps.))

     Et les folles sont parties en courant. Pour
     nous, sans parler nous noius sommes assises,
     moi sur une roche, elle sur le sable, et nous
     avons regarde la mer.

     81 — L'OBJET

     ((Salut, Bilitis, Mnasidika, salut.—Assieds-toi.
     Comment va ton mari?—Trop bien. Ne lui dites
     pas que vous m'avez vue. Il me tuerait s'il me
     savait ici.—Sois sans crainte.

     —Et voila votre chambre? et voila votre
     lit? Pardonne-moi. Je suis curieuse.—Tu
     connais cependant le lit de Myrrhine.—Si
     peu.—On la dit jolie.—Et lascive, o ma
     chere! mais taisons-nous.

     —Que voulais-tu de moi?—Que tu me
     pretes...—Parle.—Je n'ose nommer
     l'objet.—Nous n'en avons pas.—Vraiment?
     —Mnasidika est vierge.—Alors, ou en
     acheter?—Chez le cordonnier Drakhon.

     —Dis aussi: qui te vend ton fil a broder?
     Le mien se casse des qu'on le regarde.—
     Je le fais moi-meme, mais Nais en vend
     d'excellent.—A quel prix?—Trois oboles.
     —C'est cher. Et l'objet?—Deux drachmes
     —Adieu.))

     82 — SOIR PRES DU FEU

     L'hiver est dur, Mnasidika. Tout est froid,
     hors notre lit. Leve-toi, cependant, viens
     avec moi, car j'ai allume un grand feu avec
     des souches mortes et du bois fendu.

     Nous nous chaufferons accroupies, toutes
     nues, nos cheveux sur le dos, et nous boirons
     du lait dans la meme coupe et nous mangerons
     des gateaux au miel.

     Comme la flamme est sonore et gaie! N'es-tu
     pas trop pres? Ta peau devient rouge.
     Laisse-moi la baiser partout ou le feu l'a
     faite brulante.

     Au milieu des tisons ardents je vais chauffer
     le fer et te coiffer ici. Avec les charbons
     eteints j'ecrirai ton nom sur le mur.

     83 — PRIERES

     Que veux-tu? dis-le. S'il le faut, je
     vendrai mes derniers bijoux pour qu'une
     esclave attentive guette le desir de tes
     yeux, la soif quelconque de tes levres,

     Si le lait de nos chevres te semble fade, je
     louerai pour toi, comme pour un enfant, une
     nourrice aux mamelles gonflees qui chaque
     matin t'allaitera.

     Si notre lit te semble rude, j'acheterai tous
     les coussins mous, toutes les couvertures de
     soie, tous les draps fourres de plumes des
     marchandes amathusiennies.

     Tout. Mais il faut que je te suffise, et si
     nous dormions sur la terre, il faut que la
     terre te soit plus douce que le lit chaud
     d'une etrangere.

     84 — LES YEUX

     Larges yeux de Mnasidika, combien vous
     me rendez heureuse quand l'amour noircit
     vos paupieres et vous anime et vous noie
     sous les larmes;

     Mais combien folle, quand vous vous
     detournez ailleurs, distraits par une femme
     qui passe ou par un souvenir qui n'est pas
     le mien.

     Alors mes joues se creusent, mes mains
     tremblent et je souffre... Il me semble que
     de toutes parts, et devant vous ma vie s'en va.

     Larges yeux de Mnasidika, ne cessez pas de me
     regarder! ou je vous trouerai avec mon
     aiguille et vous ne verrez plus que la nuit
     terrible.

     85 — LES FARDS

     Tout, et ma vie, et le monde, et les hommes,
     tout ce qui n'est pas elle n'est rien.
     Tout ce qui n'est pas elle, je te le donne,
     passant.

     Sait-elle que de travaux j'accomplis pour
     etre belle a ses yeux, par ma coiffure et par
     mes fards, par mes robes et mes parfums?

     Aussi longtemps je tournerais la meule, je
     ferais plonger la rame ou je becherais la
     terre, s'il fallait a ce prix la retenir ici.

     Mais faites qu'elle ne l'apprenne jamais,
     Deesses qui veillez sur nous! Le jour ou
     elle saura que je l'aime elle cherchera une
     autre femme.

     86 — LE SILENCE DE MNASIDIKA

     Elle avait ri toute la journee, et meme elle
     s'etait un peu moquee de moi. Elle avait
     refuse de m'obeir, devant plusieurs femmes
     etrangeres.

     Quand nous sommes rentrees, j'ai affecte
     de ne pas lui parler, et comme elle se jetait
     a mon cou, en disant: ((Tu es fachee?)) je
     lui ai dit:

     ((Ah! tu n'es plus comme autrefois, tu n'es
     plus comme le premier jour. Je ne te
     reconnais plus, Mnasidika.)) Elle ne m'a rien
     repondu;

     Mais elle a mis tous ses bijoux qu'elle ne
     portait plus depuis longtemps, et la meme
     robe jaune brodee de bleu que le jour de
     notre rencontre.

     87 — SCENE

     ((Ou etais-tu?—Chez la marchande de fleurs.
     J'ai achete des iris tres beaux. Les voici,
     je te les apporte.—Pendant si longtemps tu
     as achete quatre fleurs?—La marchande m'a
     retenue.

     —Tu as les joues pales et les yeux
     brillants.—C'est la fatigue de la
     route.—Tes cheveux sont mouilles et
     meles.—C'est la chaleur et c'est le vent
     qui m'ont toute decoiffee.

     —On a denoue ta ceinture. J'avais fait le
     noeud moi-meme, plus lache que celui-ci.—
     Si lache qu'elle s'est defaite; un esclave qui
     passait me l'a renouee.

     —Il y a une trace a ta robe.—C'est l'eau
     des fleurs qui est tombee.—Mnasidika, ma
     petite ame, tes iris sont les plus beaux qu'il
     y ait dans tout Mytilene—Je le sais bien,
     je le sais bien.))

     88 — ATTENTE

     Le soleil a passe toute la nuit chez les
     morts depuis que je l'attends, assise sur mon
     lit, lasse d'avoir veille. La meche de la lampe
     epuisee a brule jusqu'a la fin.

     Elle ne reviendra plus: voici la derniere
     etoile. Je sais bien qu'elle ne viendra plus.
     Je sais meme le nom que je hais. Et cependant
     j'attends encore.

     Qu'elle vienne maintenant! oui, qu'elle
     vienne, la chevelure defaite et sans roses,
     la robe souillee, tachee, froissee, la langue
     seche et les paupieres noires!

     Des qu'elle ouvrira la porte, je lui dirai...
     mais la voici... C'est sa robe que je touche,
     ses mains, ses cheveux, sa peau. Je l'embrasse
     d'une bouche eperdue, et je pleure.

     89 — LA SOLITUDE

     Pour qui maintenant farderais-je mes levres?
     Pour qui polirais-je mes ongles? Pour qui
     paifumerais-je mes cheveux?

     Pour qui mes seins poudres de rouge, s'ils ne
     doivent plus la tenter? Pour qui mes bras
     laves de lait s'ils ne doivent plus jamais
     l'etreindre?

     Comment pourrais-je dormir? Comment
     pourrais-je me coucher? Ce soir ma main,
     dans tout mon lit, n'a pas trouve sa main
     chaude.

     Je n'ose plus rentrer chez moi, dans la
     chambre affreusement vide. Je n'ose plus
     rouvrir la porte. Je n'ose meme plus rouvrir
     les yeux.

     90 — LETTRE

     Cela est impossible, impossible. Je t'en
     supplie a genoux, avec larmes, toutes les
     larmes que j'ai pleurees sur cette horrible
     lettre, ne m'abandonne pas ainsi.

     Songes-tu combien c'est affreux de te reperdre
     a jamais pour la seconde fois, apres avoir
     eu l'immense joie d'esperer te reconquerir.
     Ah! mes amours! ne sentez-vous donc
     pas a quel point je vous aime!

     Ecoute-moi. Consens a me revoir encore
     une fois. Veux-tu etre demain, au soleil
     couchant, devant ta porte? Demain, ou le jour
     suivant. Je viendrai te prendre. Ne me refuse
     pas cela.

     La derniere fois peut-etre, soit, mais encore
     cette fois, encore cette fois! Je te le
     demande, je te le crie, et songe que de ta
     reponse depend le reste de ma vie.

     91 — LA TENTATIVE

     Tu etais jalouse de nous, Gyrinno, fille
     trop ardente. Que de bouquets as-tu fait
     suspendre au marteau de notre porte! Tu
     nous attendais au passage et tu nous suivais
     dans la rue.

     Maintenant tu es selon tes voeux, etendue
     a la place aimee, et la tete sur ce coussin
     ou flotte une autre odeur de femme. Tu es
     plus grande qu'elle n'etait. Ton corps
     different m'etonne.

     Regarde, je t'ai enfin cede. Oui, c'est
     moi. Tu peux jouer avec mes seins, caresser
     ma hanche, ouvrir mes genoux. Mon corps
     tout entier s'est livre a tes levres
     infatigables,—helas!

     Ah! Gyrinno! avec l'amour mes larmes aussi
     debordent! Essuie-les avec tes cheveux, ne
     les baise pas, ma cherie; et enlace moi de
     plus pres encore pour maitriser mes
     tremblements.

     92 — L'EFFORT

     Encore! assez de soupirs et de bras etires!
     Recommence! Penses-tu donc que l'amour
     soit un delassement? Gyrinno, c'est
     une tache, et de toutes la plus rude.

     Reveille-toi! Il ne faut pas que tu dormes!
     Que m'importent tes paupieres bleues et
     la barre de douleur qui brule tes jambes
     maigres. Astarte bouillonne dans mes reins.

     Nous nous sommes couchees avant le crepuscule.
     Voici deja la mauvaise aurore; mais je ne
     suis pas lasse pour si peu. Je ne dormirai
     pas avant le second soir.

     Je ne dormirai pas: il ne faut pas que tu
     dormes. Oh! comme la saveur du matin est
     amere! Gyrinno, appprecie-la. Les baisers
     sont plus difficiles, mais plus etranges, et
     plus lents.

     93 — MYRRHINE (non traduite)

     94 — A GYRINNO

     Ne crois pas que je t'aie aimee. Je t'ai
     mangee comme une figue mure, je t'ai bue
     comme une eau ardente, je t'ai portee autour
     de moi comme une ceinture de peau.

     Je me suis amusee de ton corps, parce que
     tu as les cheveux courts, les seins en pointe
     sur ton corps maigre, et les mamelons noirs
     comme deux petites dattes.

     Comme il faut de l'eau et des fruits, une
     femme aussi est necessaire, mais deja je ne
     sais plus ton nom, toi qui as passe dans mes
     bras comme l'ombre d'une autre adoree.

     Entre ta chair et la mienne, un reve brulant
     m'a possedee. Je te serrais sur moi comme
     sur une blessure et je criais: Mnasidika!
     Mnasidika! Mnasidika!

     95 — LE DERNIER ESSAI

     ((Que veux-tu, vieille?—Te consoler.—C'est
     peine perdue.—On m'a dit que depuis ta
     rupture, tu allais d'amour en amour sans
     trouver l'oubli ni la paix. Je viens te
     proposer quelqu'un.

     —Parle.—C'est une jeune esclave nee a
     Sardes. Elle n'a pas sa pareille au monde,
     car elle est a la fois homme et femme, bien
     que sa poitrine et ses longs cheveux et sa
     voix claire fassent illusion.

     —Son age?—Seize ans.—Sa taille?—Grande.
     Elle n'a connu personne ici, hors Psappha
     qui en est eperdument amoureuse et a voulu
     me l'acheter vingt mines. Si tu la loues,
     elle est a toi.—Et qu'en ferai-je?

     Voici vingt-deux nuits que j'essaye en vain
     d'echapper au souvenir... Soit, je prendrai
     celle-ci encore, mais previens la pauvre
     petite, pour qu'elle ne s'effraye point si je
     sanglote dans ses bras.))

     96 — LE SOUVENIR DECHIRANT

     Je me souviens... (a quelle heure du jour ne
     l'ai-je pas devant mes yeux?) je me souviens
     de la facon dont Elle soulevait ses cheveux
     avec ses faibles doigts si pales.

     Je me souviens d'une nuit qu'elle passa,
     la joue sur mon sein, si doucement, que le
     bonheur me tint eveillee, et le lendemain elle
     avait au visage la marque de la papille ronde.

     Je la vois tenant sa tasse de lait et me
     regardant de cote, avec un sourire. Je la
     vois, poudree et coiffee, ouvrant ses grands
     yeux devant son miroir, et retouchant du
     doigt le rouge de ses levres.

     Et surtout, si mon desespoir est une perpetuelle
     torture, c'est que je sais, instant par
     instant, comment elle defaille dans les bras
     de l'autre, et ce qu'elle lui demande et ce
     qu'elle lui donne.

     97 — A LA POUPEE DE CIRE

     Poupee de cire, jouet cheri qu'elle appelait
     son enfant, elle t'a laissee toi aussi et elle
     t'oublie comme moi, qui fus avec elle ton
     pere ou ta mere, je ne sais.

     La pression de ses levres avaient deteint
     tes petites joues; et a ta main gauche voici
     ce doigt casse qui la fit tant pleurer. Cette
     petite cyclas que tu portes, c'est elle qui te
     l'a brodee.

     A l'entendre, tu savais deja lire. Pourtant
     tu n'etais pas sevree, et le soir, penchee sur
     toi, elle ouvrait sa tunique et te donnait le
     sein, ((afin que tu ne pleures pas)), disait-elle.

     Poupee, si je voulais la revoir, je te donnerais
     a l'Aphrodite, comme le plus cher de mes cadeaux.
     Mais je veux penser qu'elle est tout a fait morte.

     98 — CHANT FUNEBRE

     Chantez un chant funebre, muses Mytileniennes,
     chantez! La terre est sombre comme un vetement
     de deuil et les arbres jaunes frissonnent comme
     des chevelures coupees.

     Heraios! o mois triste et doux! les feuilles
     tombent doucement comme la neige; le soleil
     est plus penetrant dans la foret plus eclaircie.
     Je n'entends plus rien que le silence.

     Voici qu'on a porte au tombeau Pittakos
     charge d'annees. Beaucoup sont morts, que
     j'ai connus. Et celle qui vit est pour moi
     comme si elle n'etait plus.

     Celui-ci est le dixieme automne que j'ai vu
     mourir sur cette plaine. Il est temps aussi
     que je disparaisse. Pleurez avec moi, muses
     Mytileniennes, pleurez sur mes pas!

    III. EPIGRAMMES DANS L'ILE DE CHYPRE

           (Alla' me narhki'ssois anad_e'sate, kai` plagiau'l_on
              geu'sate kai` krhoki'nois chrhi'sate gui^a my'rhois.
            Kai` Mytil_enai'_o*i to`n pneu`mona te'gxate Bakch_o*i
              xai` syzeu'xate moi ph_ola'da parhthenix_e'n.)

                         PHILODEME.

     99 — HYMNE A ASTARTE

     Mere inepuisable, incorruptible, creatrice,
     nee la premiere, engendree par toi-meme,
     concue de toi-meme, issue de toi seule et
     qui te rejouis en toi, Astarte!

     O perpetuellement fecondee, o vierge et
     nourrice de tout, chaste et lascive, pure et
     jouissante, ineffable, nocturne, douce,
     respiratrice du feu, ecume de la mer!

     Toi qui accordes en secret la grace, toi
     qui unis, toi qui aimes, toi qui saisis d'un
     furieux desir les races multipliees des betes
     sauvages, et joins les sexes dans les forets,

     O Astarte irresistible, entends-moi, prends-moi,
     possede-moi, o Lune! et treize fois, chaque
     annee, arrache a mes entrailles la libation
     de mon sang!

     100 — HYMNE A LA NUIT

     Les masses noires des arbres ne bougent
     pas plus que des montagnes. Les etoiles
     emplissent un ciel immense. Un air chaud
     comme un souffle humain caresse mes yeux
     et mes joues.

     O Nuit qui enfantas les Dieux! comme tu es
     douce sur mes levres! comme tu es chaude
     dans mes cheveux! comme tu entres en moi
     ce soir, et comme je me sens grosse de tout
     ton printemps!

     Les fleurs qui vont fleurir vont toutes
     naitre de moi. Le vent qui respire est mon
     haleine. Le parfum qui passe est mon desir.
     Toutes les etoiles sont dans mes yeux.

     Ta voix, est-ce le bruit de la mer, est-ce
     le silence de la plaine? Ta voix, je ne la
     comprends pas, mais elle me jette la tete aux
     pieds et mes larmes lavent mes deux mains.

     101 — LES MENADES

     A travers les forets qui dominent la mer,
     les Menades se sont ruees. Maskhale aux
     seins fougueux, hurlante, brandissait le
     phallos, qui etait de bois de sycomore et
     barbouille de vermillon.

     Toutes, sous la bassaris et les couronnes
     de pampre, couraient et criaient et sautaient,
     les crotales claquaient dans les mains, et
     les thyrses crevaient la peau des tympanons
     retentissants.

     Chevelures mouillees, jambes agiles, seins
     rougis et bouscules, sueur des joues, ecume
     des levres, o Dionysos, elles t'offraient
     en retour l'ardeur que tu jetais en elles!

     Et le vent de la mer relevant vers le ciel
     les cheveux roux de Heliokomis, les tordait
     comme une flamme furieuse sur une torche
     de blanche cire.

     102 — LA MER DE KYPRIS

     Sur le plus haut promontoire je me suis
     couchee en avant. La mer etait noire comme
     un champ de violettes. La voie lactee
     ruisselait de la grande mamelle divine.

     Mille Menades autour de moi dormaient dans
     les fleurs dechirees. Les longues herbes
     se melaient aux chevelures. Et voici que
     le soleil naquit dans l'eau orientale.

     C'etaient les memes flots et le meme rivage
     qui virent un jour apparaitre le corps blanc
     d'Aphrodita... Je cachai tout a coup mes
     yeux dans mes mains.

     Car j'avais vu trembler sur l'eau mille
     petites levres de lumiere: le sexe pur ou le
     sourire de Kypris Philommeides.

     103 — LES PRETRESSES DE L'ASTARTE

     Les pretresses de l'Astarte font l'amour au
     lever de la lune; puis elles se relevent et
     se baignent dans un bassin vaste aux
     margelles d'argent.

     De leurs doigts recourbes, elles peignent
     leurs chevelures, et leurs mains teintes de
     pourpre, melees a leurs boucles noires,
     semblent des branches de corail dans une mer
     sombre et flottante.

     Elles ne s'epilent jamais, pour que le
     triangle de la deesse marque leur ventre
     comme un temple; mais elles se teignent au
     pinceau et se parfument profondement.

     Les pretresses de l'Astarte font l'amour au
     coucher de la lune; puis dans une salle de
     tapis ou brule une haute lampe d'or, elles se
     couchent au hasard.

     104 — LES MYSTERES

     Dans l'enceinte trois fois mysterieuse, ou
     les hommes ne penetrent pas, nous t'avons
     fetee, Astarte de la Nuit, Mere du Monde,
     Fontaine de la vie des Dieux!

     J'en revelerai quelque chose, mais pas
     plus qu'il n'est permis. Autour du Phallos
     couronne, cent vingt femmes se balancaient
     en criant. Les initiees etaient en habits
     d'hommes, les autres en tunique fendue.

     Les fumees des parfums, les fumees des
     torches, flottaient entre nous comme des
     nuees. Je pleurais alarmes brulantes.
     Toutes, aux pieds de la Borbeia nous nous
     sommes jetees sur le dos.

     Enfin, quand l'Acte religieux fut consomme,
     et quand, dans le Triangle Unique on eut
     plonge le phallos pourpre, alors le mystere
     commenca, mais je n'en dirai pas davantage.

     105 — LES COURTISANES EGYPTIENNES

     Je suis allee avec Plango chez les courtisanes
     egyptiennes, tout en haut de la vieille ville.
     Elles ont des amphores de terre, des plateaux
     de cuivre et des nattes jaunes ou elles
     s'accroupissent sans effort.

     Leurs chambres sont silencieuses, sans
     angles et sans encoignures, tant les couches
     successives de chaux bleue ont emousse les
     chapiteaux et arrondi le pied des murs.

     Elles se tiennent immobiles, les mains
     posees sur les genoux. Quand elles offrent
     la bouillie elles murmurent: ((Bonheur.))
     Et quand on les remercie, elles disent:
     ((Grace a toi.))

     Elles comprennent le hellene et feignent de
     le parler mal pour se rire de nous dans leur
     langue; mais nous, dent pour dent, nous
     parlons lydien et elles s'inquietent tout a
     coup.

     106 — JE CHANTE MA CHAIR ET MA VIE

     Certes je ne chanterai pas les amantes
     celebres. Si elles ne sont plus, pourquoi
     en parler? Ne suis-je pas semblable a elles?
     N'ai-je pas trop de songer a moi-meme?

     Je t'oublierai, Pasiphae, bien que ta passion
     fut extreme. Je ne te louerai pas, Syrinx
     ni toi, Byblis, ni toi, par la deesse entre
     toutes choisie, Helene aux bras blancs!

     Si quelqu'un souffrit, je ne le sens qu'a
     peine. Si quelqu'un aima, j'aime davantage.
     Je chante ma chair et ma vie, et non pas
     l'ombre sterile des amoureuses enterrees.

     Reste couche, o mon corps, selon ta mission
     voluptueuse! Savoure la jouissance
     quotidienne et les passions sans lendemain.
     Ne laisse pas une joie inconnue aux regrets
     du jour de ta mort.

     107 — LES PARFUMS

     Je me parfumerai toute la peau pour attirer
     les amants. Sur mes belles jambes, dans
     un bassin d'argent, je verserai du nard de
     Tarsos et du metopion d'Aigypte.

     Sous mes bras, de la menthe crepue; sur
     mes cils et sur mes yeux, de la marjolaine
     de Kos. Esclave, defais ma chevelure et
     emplis-la de fumee d'encens.

     Voici l'oinanthe des montagnes de Kypre; je
     la ferai couler entre mes seins; la liqueur
     de rose qui vient de Phaselis embaumera ma
     nuque et mes joues.

     Et maintenant, repands sur mes reins la
     bakkaris irresistible. Il vaut mieux, pour
     une courtisane, connaitre les parfums de
     Lydie que les moeurs du Peloponnese.

     108 — CONVERSATION

     ((Bonjour.—Bonjour aussi.—Tu es bien
     pressee.—Peut-etre moins que tu ne
     penses.—Tu es une jolie fille.—Peut-etre
     plus que tu ne crois.

     —Quel est ton nom charmant?—Je ne dis
     pas cela si vite.—Tu as quelqu'un ce
     soir?—Toujours celui qui m'aime.—Et
     comment l'aimes-tu?—Comme il veut.

     —Soupons ensemble.—Si tu le desires.
     Mais que donnes-tu?—Ceci.—Cinq drachmes?
     C'est pour mon esclave. Et pour moi?
     —Dis toi-meme.—Cent.

     —Ou demeures-tu?—Dans cette maison
     bleue.—A quelle heure veux-tu que je
     t'envoie chercher?—Tout de suite si tu
     veux.—Tout de suite.—Va devant.))

     109 — LA ROBE DECHIREE

     ((Hola! par les deux deesses, qui est
     l'insolent qui a mis le pied sur ma
     robe?—C'est un amoureux.—C'est un
     sot.—J'ai ete maladroit, pardonne-moi.

     —L'imbecile! ma robe jaune est toute
     dechiree par derriere, et si je marche ainsi
     dans la rue, on va me prendre pour une
     fille pauvre qui sert la Kypris inverse.

     —Ne t'arreteras-tu pas?—Je crois qu'il
     me parle encore!—Me quitteras-tu ainsi
     fachee?... Tu ne reponds pas? Helas!
     je n'ose plus parler.

     —Il faut bien que je rentre chez moi
     pour changer de robe.—Et je ne puis te
     suivre?—Qui est ton pere?—C'est le
     riche armateur Nikias.—Tu as de beaux
     yeux, je te pardonne.))

     110 — LES BIJOUX

     Un diademe d'or ajoure couronne mon front
     etroit et blanc. Cinq chainettes d'or, qui
     font le tour de mes joues et de mon menton,
     se suspendent aux cheveux par deux larges
     agrafes.

     Sur mes bras qu'envierait Iris, treize
     bracelets d'argent s'etagent. Qu'ils sont
     lourds! Mais ce sont des armes; et je sais
     une ennemie qui en a souffert.

     Je suis vraiment toute couverte d'or. Mes
     seins sont cuirasses de deux pectoraux d'or.
     Les images des dieux ne sont pas aussi riches
     que je le suis.

     Et je porte sur ma robe epaisse une cointure
     lamee d'argent. Tu pourras y lire ce vers:
     ((Aime-moi eternellement; mais ne sois pas
     afllige si je te trompe trois fois par jour.))

     111 — L'INDIFFERENT

     Des qu'il est entre dans ma chambre, quel
     qu'il soit (cela importe-t-il?): ((Vois,
     dis-je a l'esclave, quel bel homme! et
     qu'une courtisane est heureuse!))

     Je le declare Adonis, Ares ou Herakles
     selon son visage, ou le Vieillard des Mers,
     si ses cheveux sont de pale argent. Et
     alors, quels dedains pour la jeunesse legere!

     ((Ah! fais-je, si je n'avais pas demain a
     payer mon fleuriste et mon orfevre, comme
     j'aimerais a te dire: Je ne veux pas de ton
     or! Je suis ta servante passionnee!))

     Puis, quand il a referme ses bras sous mes
     epaules, je vois un batelier du port passer
     comme une image divine sur le ciel etoile
     de mes paupieres transparentes.

     112 — L'EAU PURE DU BASSIN

     ((Eau pure du bassin, miroir immobile, dis-moi
     ma beaute.—O Bilitis, ou qui que tu sois,
     Tethys peut-etre ou Amphritrite, tu es belle,
     sache-le.

     ((Ton visage se penche sous ta chevelure
     epaisse, gonflee de fleurs et de parfums.
     Tes paupieres molles s'ouvrent a peine et
     tes flancs sont las des mouvements de
     l'amour.

     ((Ton corps fatigue du poids de tes seins
     porte les marques fines de l'ongle et les
     taches bleues du baiser. Tes bras sont
     rougis par l'etreinte. Chaque ligne de ta
     peau fut aimee.

     —Eau claire du bassin, ta fraicheur repose.
     Recois-moi, qui suis lasse en effet. Emporte
     le fard de mes joues, et la sueur de mon
     ventre et le souvenir de la nuit.))

     113 — LA FETE NOCTURNE (non traduite)

     114 — VOLUPTE

     Sur une terrasse blanche, la nuit, ils nous
     laisserent evanouies dans les roses. La
     sueur chaude coulait comme des larmes, de nos
     aisselles sur nos seins. Une volupte
     accablante empourprait nos tetes renversees.

     Quatre colombes captives, baignees dans
     quatre parfums, voleterent au dessus de nous
     en silence. De leurs ailes, sur les femmes
     nues, ruisselaient des gouttes de senteur.
     Je fus inondee d'essence d'iris.

     O lassitude! je reposai ma joue sur le
     ventre d'une jeune fille qui s'enveloppa de
     fraicheur avec ma chevelure humide. L'odeur
     de sa peau safranee enivrait ma bouche
     ouverte. Elle ferma sa cuisse sur ma nuque.

     Je dormis, mais un reve epuisant m'eveilla:
     l'iynx, oiseau des desirs nocturnes, chantait
     eperdument au loin. Je toussai avec un frisson.
     Un bras languissant comme une fleur s'elevait
     peu a peu vers la lune, dans l'air.

     115 — L'HOTELLERIE

     Hotelier, nous sommes quatre. Donne-nous
     une chambre et deux lits. Il est trop tard
     maintenant pour rentrer a la ville et la
     pluie a creve la route.

     Apporte une corbeille de figues, du fromage
     et du vin noir; mais ote d'abord mes sandales
     et lave-moi les pieds, car la boue me
     chatouille.

     Tu feras porter dans la chambre deux bassins
     avec de l'eau, une lampe pleine, un cratere
     et des kylix. Tu secoueras les couvertures
     et tu battras les coussins.

     Mais que les lits soient de bon erable et
     que les planches soient muettes! Demain
     tu ne nous reveilleras pas.

     116 — LA DOMESTICITE

     Quatre esclaves gardent ma maison: deux
     Thraces robustes a ma porte, un Sicilien a
     ma cuisine et une Phrygienne docile et
     muette pour le service de mon lit.

     Les deux Thraces sont de beaux hommes.
     Ils ont un baton a la main pour chasser les
     amants pauvres et un marteau pour clouer
     sur le mur les couronnes que l'on m'envoie.

     Le Sicilien est un cuisinier rare; je l'ai
     paye douze mines. Aucun autre ne sait
     comme lui preparer des croquettes frites et
     des gateaux de coquelicots.

     La Phrygienne me baigne, me coiffe et
     m'epile. Elle dort le matin dans ma chambre
     et pendant trois nuits, chaque mois, elle me
     remplace pres de mes amants.

     117 — LE TRIOMPHE DE BILITIS

     Les processionnaires m'ont portee en
     triomphe, moi, Bilitis, toute nue sur un
     char en coquille ou des esclaves, pendant la
     nuit, avaient effeuille dix mille roses.

     J'etais couchee, les mains sous la nuque,
     mes pieds seuls etaient vetus d'or, et mon
     corps s'allongeait mollement, sur le lit de
     mes cheveux tiedes meles aux petales frais.

     Douze enfants, les epaules ailees, me
     servaient comme une deesse; les uns tenaient
     un parasol, les autres me mouillaient de
     parfums, ou brulaient de l'encens a la proue.

     Et autour de moi j'entendais bruire la rumeur
     ardente de la foule, tandis que l'haleine des
     desirs flottait sur ma nudite, dans les
     brumes bleues des aromates.

     118 — A SES SEINS

     Chairs en fleurs, o mes seins! que vous
     etes riches de volupte! Mes seins dans mes
     mains, que vous avez de mollesses et de
     moelleuses chaleurs et de jeunes parfums!

     Jadis, vous etiez glaces comme une poitrine
     de statue et durs comme d'insensibles
     marbres. Depuis que vous flechissez je vous
     cheris davantage, vous qui futes aimes.

     Votre forme lisse et renflee est l'honneur de
     mon torse brun. Soit que je vous emprisonne
     sous la resille d'or, soit que je vous
     delivre tout nus, vous me precedez de votre
     splendeur.

     Soyez donc heureux cette nuit. Si mes doigts
     enfantent des caresses, vous seuls le saurez
     jusqu'a demain matin; car, cette nuit,
     Bilitis a paye Bilitis.

     119 — LIBERTE (non traduite)

     120 — MYDZOURIS

     Mydzouris, petite ordure, ne pleure plus.
     Tu es mon amie. Si ces femmes t'insultent
     encore, c'est moi qui leur repondrai. Viens
     sous mon bras, et seche tes yeux.

     Oui, je sais que tu es une horrible enfant
     et que ta mere t'apprit de bonne heure a faire
     preuve de tous les courages. Mais tu es jeune
     et c'est pourquoi tu ne peux rien faire qui
     ne soit charmant.

     La bouche d'une fille de quinze ans reste
     pure malgre tout. Les levres d'une femme
     chenue, meme vierges, sont degradees; car
     le seul opprobre est de vieillir et nous ne
     sommes fletries que par la ride.

     Mydzouris, j'aime tes yeux francs, ton
     nom impudique et hardi, ta voix rieuse et
     ton corps leger. Viens chez moi, tu seras
     mon aide, et quand nous sortirons ensemble,
     les femmes te diront: Salut.

     121 — LE BAIN

     Enfant, garde bien la porte et ne laisse
     pas entrer les passants, car moi et six filles
     aux beaux bras nous nous baignons secretement
     dans les eaux tiedes du bassin.

     Nous ne voulons que rire et nager. Laisse
     les amants dans la rue. Nous tremperons
     nos jambes dans l'eau et, assises sur le bord
     du marbre, nous jouerons aux osselets.

     Nous jouerons aussi a la balle. Ne laisse
     pas entrer les amants; nos chevelures sont
     trop mouillees; nos gorges ont la chair de
     poule et le bout de nos doigts se ride.

     D'ailleurs, il s'en repentirait, celui qui
     nous surprendrait nues! Bilitis n'est pas
     Athena, mais elle ne se montre qu'a ses
     heures et chatie les yeux trop ardents.

     122 — AU DIEU DE BOIS

     O Venerable Priapos, dieu de bois que j'ai
     fait sceller dans le marbre du bord de mes
     bains, ce n'est pas sans raison, gardien des
     vergers, que tu veilles ici sur des
     courtisanes.

     Dieu, nous ne t'avons pas achete pour te
     sacrifier nos virginites. Nul ne peut donner
     ce qu'il n'a plus, et les zelatrices de Pallas
     ne courent pas les rues d'Amathonte.

     Non. Tu veillais autrefois sur les chevelures
     des arbres, sur les fleurs bien arrosees,
     sur les fruits lourds et savoureux. C'est
     pourquoi nous t'avons choisi.

     Garde aujourd'hui nos tetes blondes, les
     pavots ouverts de nos levres et les violettes
     de nos yeux. Garde les fruits durs de nos
     seins et donne-nous des amants qui te
     ressemblent.

     123 — LA DANSEUSE AUX CROTALES

     Tu attaches a tes mains legeres tes crotales
     retentissants, Myrrhinidion ma cherie, et a
     peine nue hors de la robe, tu etires tes membres
     nerveux. Que tu es jolie, les bras en l'air,
     les reins arques et les seins rouges!

     Tu commences: tes pieds l'un devant l'autre
     se posent, hesitent, et glissent mollement.
     Ton corps se plie comme une echarpe, tu
     caresses ta peau qui frissonne, et la volupte
     inonde tes longs yeux evanouis.

     Tout a coup, tu claques des crotales! Cambre-
     toi sur les pieds dresses, secoue les reins,
     lance les jambes et que tes mains pleines de
     fracas appellent tous les desirs en bande
     autour de ton corps tournoyant!

     Nous, applaudissons a grands cris, soit que,
     souriant sur l'epaule, tu agites d'un
     fremissement ta croupe convulsive et musclee,
     soit que tu ondules presque etendue, au
     rhythme de tes souvenirs.

     124 — LA JOUEUSE DE FLUTE

     Melixo, les jambes serrees, le corps penche,
     les bras en avant, tu glisses ta double
     flute legere entre tes levres mouillees de vin,
     et tu joues au dessus de la couche ou Teleas
     m'etreint encore.

     Ne suis-je pas bien imprudente, moi qui loue
     une aussi jeune fille pour distraire mes
     heures laborieuses, moi qui la montre ainsi
     nue aux regards curieux de mes amants, ne
     suis-je pas inconsideree?

     Non, Melixo, petite musicienne, tu es une
     honnete amie. Hier tu ne m'as pas refuse de
     changer ta flute pour une autre quand je
     desesperais d'accomplir un amour plein de
     difficultes. Mais tu es sure.

     Car je sais bien a quoi tu penses. Tu
     attends la fin de cette nuit excessive qui
     t'anime cruellement en vain et au premier
     matin tu courras dans la rue, avec ton seul
     ami Psyllos, vers ton petit matelas defonce.

     125 — LA CEINTURE CHAUDE

     ((Tu crois que tu ne m'aimes plus, Teleas, et
     depuis un mois tu passes tes nuits a table,
     comme si les fruits, les vins, les miels
     pouvaient te faire oublier ma bouche. Tu
     crois que tu ne m'aimes plus, pauvre fou!))

     Disant cela, j'ai denoue ma ceinture en
     moiteur et je l'ai roulee autour de sa tete.
     Elle etait toute chaude encore de la chaleur
     de mon ventre; le parfum de ma peau sortait
     de ses mailles fines.

     Il la respira longuement, les yeux fermes,
     puis je sentis qu'il revenait a moi et je vis
     meme tres clairement ses desirs reveilles
     qu'il ne me cachait point, mais, par ruse, je
     sus resister.

     ((Non, mon ami. Ce soir, Lysippos me possede.
     Adieu!)) Et j'ajoutai en m'enfuyant: ((O gourmand
     de fruits et de legumes! le petit jardin de
     Bilitis n'a qu'une figue, mais elle est bonne.))

     126 — A UN MARI HEUREUX

     Je t'envie, Agorakrites, d'avoir une femme
     aussi zelee. C'est elle-meme qui soigne
     l'etable, et le matin, au lieu de faire
     l'amour elle donne a boire aux bestiaux.

     Tu t'en rejouis. Que d'autres, dis-tu, ne
     songent qu'aux voluptes basses, veillent la
     nuit, dorment le jour et demandent encore a
     l'adultere une satiete criminelle.

     Oui; ta femme travaille a l'etable. On dit
     meme qu'elle a mille tendresses pour le plus
     jeune de tes anes. Ah! Ha! c'est un bel
     animal! Il a une touffe noire sur les yeux.

     On dit qu'elle joue entre ses pattes, sous
     son ventre gris et doux... Mais ceux qui
     disent cela sont des medisants. Si ton ane
     lui plait, Agorakrites, c'est que son regard
     sans doute lui rappelle le tien.

     127 — A UN EGARE

     L'amour des femmes est le plus beau de
     tous ceux que les mortels eprouvent, et tu
     penserais ainsi, Kleon, si lu avais l'ame
     vraiment voluptueuse; mais tu ne reves que
     vanites.

     Tu perds tes nuits a cherir les ephebes
     qui nous meconnaissent. Regarde-les donc!
     Qu'ils sont laids! Compare a leurs tetes
     rondes nos chevelures immenses; cherche
     nos seins blancs sur leurs poitrines.

     A cote de leurs flancs etroits, considere
     nos hanches luxuriantes, large couche creusee
     pour l'amant. Dis enfin quelles levres
     humaines, sinon celles qu'ils voudraient
     avoir, elaborent les voluptes?

     Tu es malade, o Kleon, mais une femme
     te peut guerir. Va chez la jeune Satyra,
     la fille de ma voisine Gorgo. Sa croupe est
     une rose au soleil, et elle ne te refusera pas
     le plaisir qu'elle-meme prefere.

     128 — THERAPEUTIQUE

     O Asklepios, sois-moi propice, o dieu de
     la sante divine, le jour ou l'eternelle nuit
     noire menacera mes yeux effrayes; car le
     poison de ma beaute, un jour, a servi de
     remede.

     On m'avait mandee en costume dans la chambre
     d'un jeune homme que les femmes ne tentaient
     point. Des calecons creves se collaient a
     mes cuisses, et mes seins jaillissaient nus
     d'une brassiere brodee d'or.

     J'ai danse selon le rite au son des crotales,
     les douze desirs d'Aphrodite. Et voici que
     l'amour est entre en lui tout a coup, et sur
     le lit de sa virginite j'ai recommence toute
     la danse.

     ((Tu sais te faire aimer, disait-il, mais tu
     n'en es pas emue. Que faut-il faire pour
     que tu m'aimes?)) Je le regardai plus
     loin que les yeux et je lui dis avec lenteur:
     ((T'imaginer que tu es femme.))

     129 — LA COMMANDE

     ((Vieille, ecoute-moi. Je donne un festin dans
     trois jours. Il me faut un divertissement.
     Tu me loueras toutes tes filles. Combien en
     as-tu et que savent-elles faire?

     —J'en ai sept. Trois dansent la kordax
     avec l'echarpe et le phallos. Nephele aux
     aisselles lisses mimera l'amour de la
     colombe entre ses seins couleur de roses.

     Une chanteuse en peplos brode chantera
     des chansons de Rhodes, accompagnee par
     deux auletrides qui auront des guirlandes
     de myrte enroulees a leurs jambes brunes.

     —C'est bien. Qu'elles soient epilees de
     frais, lavees et parfumees des pieds a la
     tete, pretes a d'autres jeux si on les leur
     demande. Va donner les ordres. Adieu.))

     130 — LA FIGURE DE PASIPHAE

     Dans une debauche que deux jeunes gens et des
     courtisanes firent chez moi, ou l'amour
     ruissela comme le vin, Damalis, pour feter
     son nom, dansa la Figure de Pasiphae.

     Elle avait fait faire a Kition deux masques
     de vache et de taureau, pour elle et pour
     Kharmantides. Elle portait des cornes
     terribles, et une queue veritable a son
     calecon de cuir.

     Les autres femmes menees par moi, tenant des
     fleurs et des flambeaux, nous tournions sur
     nous-memes avec des cris, et nous caressions
     Damalis du bout de nos chevelures pendantes.

     Ses mugissements et nos chants et les danses
     effrenees ont dure plus que la nuit. La
     chambre vide est encore chaude. Je regarde
     mes mains rougies et les canthares de Khios
     ou nagent des roses.

     131 — LA JONGLEUSE

     Quand la premiere aube se mela aux lueurs
     affaiblies des flambeaux, je fis entrer dans
     l'orgie une joueuse de flute vicieuse et
     agile, qui tremblait un peu, ayant froid.

     Louez la petite fille aux paupieres bleues,
     aux cheveux courts, aux seins aigus, vetue
     seulement d'une ceinture, d'ou pendaient des
     rubans jaunes et des tiges d'iris noirs.

     Louez-la! car elle fut adroite et fit des
     tours difficiles. Elle jonglait avec des
     cerceaux, sans rien casser dans la salle, et
     se glissait au travers comme une sauterelle.

     Parfois elle faisait la roue sur les mains
     et sur les pieds. Ou bien les deux bras en
     l'air et les genoux ecartes elle se courbait
     a la renverse et touchait la terre en riant.

     132 — LA DANSE DES FLEURS

     Anthis, danseuse de Lydie, a sept voiles
     autour d'elle. Elle deroule le voile jaune,
     sa chevelure noire se repand. Le voile rose
     glisse de sa bouche. Le voile blanc tombe
     laisse voir ses bras nus.

     Elle degage ses petits seins du voile rouge
     qui se denoue. Elle abaisse le voile vert de
     sa croupe jusqu'aux pieds. Elle tire le
     voile bleu de ses epaules, mais elle presse
     sur sa pudeur le dernier voile transparent.

     Les jeunes gens la supplient: elle secoue la
     tete en arriere. Au son des flutes seulement,
     elle le dechire un peu, puis tout a fait, et,
     avec les gestes de la danse, elle cueille les
     fleurs de son corps,

     En chantant: ((Ou sont mes roses? ou sont mes
     violettes parfumees? Ou sont mes touffes de
     persil?—Voila mes roses, je vous les donne.
     Voila mes violettes, en voulez- vous? Voila
     mes beaux persils frises.))

     133 — LA DANSE DE SATYRA (non traduite)

     134 — MYDZOURIS COURONNEE (non traduite)

     135 — LA VIOLENCE

     Non, tu ne me prendras pas de force, n'y
     compte pas, Lamprias. Si tu as entendu dire
     qu'on a viole Parthenis, sache qu'elle y a
     mis du sien, car on ne jouit pas de nous sans
     y etre invite.

     Oh! va de ton mieux, fais des efforts, c'est
     manque. Je me defends a peine, cependant.
     Je n'appellerai pas au secours. Et je ne
     lutte meme pas; mais je bouge. Pauvre ami,
     c'est manque encore.

     Continue. Ce petit jeu m'amuse. D'autant
     que je suis sure de vaincre. Encore un essai
     malheureux, et peut-etre tu seras moins
     dispose a me prouver tes desirs eteints.

     Bourreau, que fais-tu! Chien! tu me brises
     les poignets! et ce genou qui m'eventre!
     Ah! va, maintenant, c'est une belle victoire,
     que de ravir a terre une jeune fille en larmes.

     136 — CHANSON

     Le premier me donna un collier, un collier de
     perles qui vaut une ville, avec les palais et
     les temples, et les tresors et les esclaves.

     Le second fit pour moi des vers. Il disait
     que mes cheveux sont noirs comme ceux de la
     nuit sur la mer et mes yeux bleus comme ceux
     du matin.

     Le troisieme etait si beau que sa mere ne
     l'embrassait pas sans rougir. Il mit ses
     mains sur mes genoux, et ses levres sur mon
     pied nu.

     Toi, tu ne m'as rien dit. Tu ne m'as rien
     donne, car tu es pauvre. Et tu n'es pas
     beau, mais c'est toi que j'aime.

     137 — CONSEILS A UN AMANT

     Si tu veux etre aime d'une femme, o jeune
     ami, quelle qu'elle soit, ne lui dis pas que
     tu la veux, mais fais qu'elle te voie tous les
     jours, puis disparais, pour revenir.

     Si elle t'adresse la parole, sois amoureux
     sans empressement. Elle viendra d'elle-meme
     a toi. Sache alors la prendre de force, le
     jour ou elle entend se donner.

     Quand tu la recevras dans ton lit, neglige
     ton propre plaisir. Les mains d'une femme
     amoureuse sont tremblantes et sans caresses.
     Dispense-les d'etre zelees.

     Mais toi, ne prends pas de repos. Prolonge
     les baisers a perte d'haleine. Ne la laisse
     pas dormir, meme si elle t'en prie. Baise
     toujours la partie de son corps vers laquelle
     elle tourne les yeux.

     138 — LES AMIES A DINER

     Myromeris et Maskhale, mes amies, venez avec
     moi, car je n'ai pas d'amant ce soir, et,
     couchees sur des lits de byssos, nous
     causerons autour du diner.

     Une nuit de repos vous fera du bien: vous
     dormirez dans mon lit, meme sans fards et mal
     coiffees. Mettez une simple tunique de laine
     et laissez vos bijoux au coffre.

     Nul ne vous fera danser pour admirer vos
     jambes et les mouvements lourds de vos reins.
     Nul ne vous demandera les Figures sacrees,
     pour juger si vous etes amoureuses.

     Et je n'ai pas commande, pour nous, deux
     joueuses de flute aux belles bouches, mais
     deux marmites de pois rissoles, des gateaux
     au miel, des croquettes frites et ma derniere
     outre de Khios.

     139 — LE TOMBEAU D'UNE JEUNE COURTISANE

     Ici git le corps delicat de Lyde, petite
     colombe, la plus joyeuse de toutes les
     courtisanes, qui plus que toute autre aima
     les orgies, les cheveux flottants, les danses
     molles et les tuniques d'hyacinthe.

     Plus que toute autre elle aima les glottismes
     savoureux, les caresses sur la joue, les jeux
     que la lampe voit seule et l'amour qui brise
     les membres. Et maintenant, elle est une
     petite ombre.

     Mais avant de la mettre au tombeau, on l'a
     merveilleusement coiffee et on l'a couchee
     dans les roses; la pierre meme qui la recouvre
     est tout impregnee d'essences et de parfums.

     Terre sacree, nourrice de tout, accueille
     doucement la pauvre morte, endors-la dans
     tes bras o Mere! et fais pousser autour de
     la stele, non les orties et les ronces, mais
     les faibles violettes blanches.

     140 — LA PETITE MARCHANDE DE ROSES

     Hier, m'a dit Nais, j'etais sur la place,
     quand une petite fille en loques rouges a
     passe, portant des roses, devant un groupe de
     jeunes gens. Et voici ce que j'ai entendu:

     ((Achetez-moi quelque chose.—Explique-toi,
     petite, car nous ne savons ce que tu vends:
     toi? tes roses? ou tout a la fois?—Si
     vous m'achetez toutes mes fleurs, vous aurez
     la vendeuse pour rien.

     —Et combien veux-tu de tes roses?—Il faut
     six oboles a ma mere ou bien je serai battue
     comme une chienne.—Suis-nous. Tu auras une
     drachme.—Alors je vais chercher ma petite
     soeur?))

     Cette enfant n'est pas courtisane, Bilitis,
     nul ne la connait. Vraiment n'est-ce pas un
     scandale et tolererons-nous que ces filles
     viennent salir dans la journee les lits qui
     nous attendent le soir?

     141 — LA DISPUTE

     Ah! par l'Aphrodita, te voila! tete de
     sang! pourriture! empuse! sterile! carcan!
     gauchere! digne de rien! mauvaise truie!
     N'essaie pas de me fuir, mais approche et
     plus pres encore.

     Voyez-moi cette femme de matelots, qui ne
     sait pas meme plisser son vetement sur
     l'epaule et qui met de si mauvais fard que
     le noir de ses sourcils coule sur sa joue en
     ruisseaux d'encre!

     Tu es Phoinikienne: couche avec ceux de
     ta race. Pour moi, mon pere etait Hellene:
     j'ai droit sur tous ceux qui portent le petase.
     Et meme sur les autres, s'il me plait ainsi.

     Ne t'arrete plus dans ma rue, ou je t'enverrai
     dans l'Hades faire l'amour avec Kharon, et je
     dirai tres justement: ((Que la terre te soit
     legere!)) pour que les chiens puissent te
     deterrer.

     142 — MELANCOLIE

     Je frissonne; la nuit est fraiche, et la
     foret toute mouillee. Pourquoi m'as-tu conduite
     ici? mon grand lit n'est-il pas plus
     doux que cette mousse semee de pierres?

     Ma robe a fleurs aura des taches de verdure;
     mes cheveux seront meles de brindilles;
     mon coude, regarde mon coude, comme
     il est deja souille de terre humide.

     Autrefois pourtant, je suivais dans les
     bois celui... Ah! laisse-moi quelque temps.
     Je suis triste, ce soir. Laisse-moi, sans parler,
     la main sur les yeux.

     En verite, ne peux-tu attendre! sommes
     nous des betes brutes pour nous prendre
     ainsi! Laisse-moi. Tu n'ouvriras ni mes
     genoux ni mes levres. Mes yeux memes, de
     peur de pleurer, se ferment.

     143 — LA PETITE PHANION

     Etranger, arrete-toi, regarde qui t'a fait
     signe: c'est la petite Phanion de Kos, elle
     merite que tu la choisisses.

     Vois, ses cheveux frisent comme du persil,
     sa peau est douce comme un duvet d'oiseau.
     Elle est petite et brune. Elle parle bien.

     Si tu veux la suivre, elle ne te demandera
     pas tout l'argent de ton voyage; non, mais
     une drachme ou une paire de chaussures.

     Tu trouveras chez elle un bon lit, des figues
     fraiches, du lait, du vin, et, s'il fait
     froid, il y aura du feu.

     144 — INDICATIONS

     S'il te faut, passant qui t'arretes, des cuisses
     elancees et des reins nerveux, une gorge
     dure, des genoux qui etreignent, va chez
     Plango, c'est mon amie.

     Si tu cherches une fille rieuse, avec des
     seins exuberants, la taille delicate, la croupe
     grasse et les reins creuses, va jusqu'au coin
     de cette rue, ou demeure Spidorrhodellis.

     Mais si les longues heures tranquilles dans
     les bras d'une courtisane, la peau douce, la
     chaleur du ventre et l'odeur des cheveux te
     plaisent, cherche Milto, tu seras content.

     N'espere pas beaucoup d'amour; mais
     profite de son experience. On peut tout
     demander a une femme, quand elle est nue,
     quand il fait nuit, et quand les cent drachmes
     sont sur le foyer.

     145 — LE MARCHAND DE FEMMES

     ((Qui est la?—Je suis le marchand de
     femmes. Ouvre la porte, Sostrata, je te
     presente deux occasions. Celle-ci d'abord.
     Approche, Anasyrtolis, et defais-toi.—Elle
     est un peu grosse.

     —C'est une beaute. De plus, elle danse
     la kordax et elle sait quatre-vingts
     chansons.—Tourne-toi. Leve les bras.
     Montre tes cheveux. Donne le pied. Souris.
     C'est bien.

     —Celle-ci, maintenant.—Elle est trop
     jeune!—Non pas, elle a eu douze ans
     avant-hier, et tu ne lui apprendrais plus
     rien. —Ote ta tunique. Voyons? Non, elle
     est maigre.

     —Je n'en demande qu'une mine.—Et la
     premiere?—Deux mines trente.—Trois
     mines les deux?—C'est dit.—Entrez la
     et lavez-vous. Toi, adieu.))

     146 — L'ETRANGER

     Etranger, ne va pas plus loin dans la ville.
     Tu ne trouveras ailleurs que chez moi des
     filles plus jeunes ni plus expertes. Je suis
     Sostrata, celebre au dela de la mer.

     Vois celle-ci dont les yeux sont verts
     comme l'eau dans l'herbe. Tu n'en veux pas?
     Voici d'autres yeux qui sont noirs comme la
     violette, et une chevelure de trois coudees.

     J'ai mieux encore. Xantho, ouvre ta cyclas.
     Etranger, ses seins sont durs comme le coing,
     touche-les. Et son beau ventre, tu le voie,
     porte les trois plis de Kypris.

     Je l'ai achetee avec sa soeur, qui n'est pas
     d'age a aimer encore, mais qui la seconde
     utilement. Par les deux deesses! tu es de
     race noble. Phyllis et Xantho, suivez le
     chevalier!

     147 — PHTLLIS (non traduite)

     148 — LE SOUVENIR DE MNASIDIKA

     Elles dansaient l'une devant l'autre, d'un
     mouvement rapide et fuyant; elles semblaient
     toujours vouloir s'enlacer, et pourtant ne se
     touchaient point, si ce n'est du bout des
     levres.

     Quand elles tournaient le dos en dansant,
     elles se regardaient, la tete sur l'epaule,
     et la sueur brillait sous leurs bras leves,
     et leurs chevelures fines passaient devant
     leurs seins.

     La langueur de leurs yeux, le feu de leurs
     joues, la gravite de leurs visages, etaient
     trois chansons ardentes. Elles se frolaient
     furtivement, elles pliaient leurs corps sur
     les hanches.

     Et tout a coup, elles sont tombees, pour
     achever a terre la danse molle... Souvenir
     de Mnasidika, c'est alors que tu m'apparus,
     et tout, hors ta chere image, me fut importun.

     149 — LA JEUNE MERE

     Ne crois pas, Myromeris, que, d'avoir ete
     mere, tu sois moindre en beaute. Voici que
     ton corps sous la robe a noye ses formes
     greles dans une voluptueuse mollesse.

     Tes seins sont deux vastes fleurs renversees
     sur ta poitrine, et dont la queue coupee
     nourrit une seve laiteuse. Ton ventre
     plus doux defaille sous la main.

     Et maintenant considere la toute petite enfant
     qui est nee du frisson que tu as eu un
     soir dans les bras d'un passant dont tu ne
     sais plus le nom. Reve a sa lointaine destinee.

     Ces yeux qui s'ouvrent a peine s'allongeront
     un jour d'une ligne de fard noir, et ils
     semeront aux hommes la douleur ou la joie,
     d'un mouvement de leurs cils.

     150 — L INCONNU

     Il dort. Je ne le connais pas. Il me fait
     horreur. Pourtant sa bourse est pleine d'or
     et il a donne a l'esclave quatre drachmes en
     entrant. J'espere une mine pour moi-meme.

     Mais j'ai dit a la Phrygienne d'entrer au lit
     a ma place. Il etait ivre et l'a prise pour
     moi. Je serais plutot morte dans les
     supplices que de m'allonger pres de cet
     homme.

     Helas! je songe aux prairies de Tauros...
     J'ai ete une petite vierge... Alors, j'avais
     la poitrine legere, et j'etais si folle
     d'envie amoureuse que je haissais mes soeurs
     mariees.

     Que ne faisais-je pas pour obtenir ce que
     j'ai refuse cette nuit! Aujourd'hui mes
     mamelles se plient, et dans mon coeur trop
     use, Eros s'endort de lassitude.

     151 — LA DUPERIE

     Je m'eveille... Est-il donc parti? Il a
     laisse quelque chose? Non: deux amphores
     vides et des fleurs souillees. Tout le tapis
     est rouge de vin.

     J'ai dormi, mais je suis encore ivre... Avec
     qui donc suis-je rentree?... Pourtant nous
     nous sommes couches. Le lit est meme trempe
     de sueur.

     Peut-etre etaient-ils plusieurs; le lit est
     si bouleverse. Je ne sais plus... Mais on
     les a vus! Voila ma Phrygienne. Elle dort
     encore en travers de la porte.

     Je lui donne un coup de pied dans la poitrine
     et je crie: ((Chienne, tu ne pouvais pas...))
     Je suis si enrouee que je ne puis parler.

     152 — LE DERNIER AMANT

     Enfant, ne passe pas sans m'avoir aimee.
     Je suis encore belle, dans la nuit; tu verras
     combien mon automne est plus chaud que le
     printemps d'une autre.

     Ne cherche pas l'amour des vierges. L'amour
     est un art difficile ou les jeunes filles
     sont peu versees. Je l'ai appris toute ma
     vie pour le donner a mon dernier amant.

     Mon dernier amant, ce sera toi, je le sais.
     Voici ma bouche, pour laquelle un peuple a
     pali de desir. Voici mes cheveux, les memes
     cheveux que Psappha la Grande a chantes.

     Je recueillerai en ta faveur tout ce qu'il
     m'est reste de ma jeunesse perdue. Je brulerai
     les souvenirs eux-memes. Je te donnerai
     la flute de Lykas, la ceinture de Mnasidika.

     153 — LA COLOMBE

     Depuis longtemps deja je suis belle; le jour
     vient ou je ne serai plus femme. Et alors je
     connaitrai les souvenirs dechirants, les
     brulantes envies solitaires et les larmes
     dans les mains.

     Si la vie est un long songe, a quoi bon lui
     resister? Maintenant, quatre et cinq fois la
     nuit je demande la jouissance amoureuse, et
     quand mes flancs sont epuises je m'endors ou
     mon corps retombe.

     Au matin, j'ouvre les paupieres et je
     frissonne dans mes cheveux. Une colombe est
     sur ma fenetre; je lui demande en quel mois
     nous sommes. Elle me dit: ((C'est le mois ou
     les femmes sont en amour.))

     Ah! quel que soit le mois, la colombe dit
     vrai, Kypris! Et je jette mes deux bras
     autour de mon amant, et avec de grands
     tremblements j'etire jusqu'au pied du lit mes
     jambes encore engourdies.

     154 — LA PLUIE AU MATIN

     La nuit s'efface. Les etoiles s'eloignent.
     Voici que les dernieres courtisanes sont
     rentrees avec les amants. Et moi, dans la
     pluie du matin, j'ecris ces vers sur le
     sable.

     Les feuilles sont chargees d'eau brillante.
     Des ruisseaux a travers les sentiers
     entrainent la terre et les feuilles mortes.
     La pluie, goutte a goutte, fait des trous
     dans ma chanson.

     Oh! que je suis triste et seule ici! Les
     plus jeunes ne me regardent pas; les plus ages
     m'ont oubliee. C'est bien. Ils apprendront
     mes vers, et les enfants de leurs enfants.

     Voila ce que ni Myrtale, ni Thais, ni Glykera
     ne se diront, le jour ou leurs belles joues
     seront creuses. Ceux qui aimeront apres moi
     chanteront mes strophes ensemble.

     155 — LA MORT VERITABLE

     Aphrodita! deesse impitoyable, tu as voulu
     que sur moi aussi la jeunesse heureuse aux
     beaux cheveux s'evanouit en quelques jours.
     Que ne suis-je morte tout a fait!

     Je me suis regardee dans mon miroir: je n'ai
     plus ni sourire ni larmes. O doux visage
     qu'aimait Mnasidika, je ne puis croire que tu
     fus le mien!

     Se peut-il que tout soit fini? Je n'ai pas
     encore vecu cinq fois huit annees, il me
     semble que je suis nee d'hier, et deja voici
     qu'il faut dire: On ne m'aimera plus.

     Toute ma chevelure coupee, je l'ai tordue
     dans ma ceinture et je te l'offre, Kypris
     eternelle! Je ne cesserai pas de t'adorer.
     Ceci est le dernier vers de la pieuse
     Bilitis.

      LE TOMBEAU DE BILITIS

     156 — PREMIERE EPITAPHE

     Dans le pays ou les sources naissent de la
     mer, et ou le lit des fleuves est fait de
     feuilles de roches, moi, Bilitis, je suis nee.

     Ma mere etait Phoinikienne; mon pere
     Damophylos, Hellene. Ma mere m'a appris
     les chants de Byblos, tristes comme la
     premiere aube.

     J'ai adore l'Astarte a Kypre. J'ai connu
     Psappha a Lesbos. J'ai chante comment
     j'aimais. Si j'ai bien vecu, Passant, dis-le
     a ta fille.

     Et ne sacrifie pas pour moi la chevre noire;
     mais, en libation douce, presse sa mamelle
     sur ma tombe.

     157 — SECONDE EPITAPHE

     Sur les rives sombres du Melas, a Tamassos de
     Pamphylie, moi, fille de Damophylos, Bilitis,
     je suis nee. Je repose loin de ma patrie, tu
     le vois.

     Toute enfant, j'ai appris les amours de
     l'Adon et de l'Astarte, les mysteres de la
     Syrie sainte, et la mort et le retour vers
     Celle-aux-paupieres-arrondies.

     Si j'ai ete courtisane, quoi de blamable?
     N'etait-ce pas mon devoir de femme?
     Etranger, la Mere-de-toutes-choses nous
     guide. La meconnaitre n'est pas prudent.

     En gratitude a toi qui t'es arrete, je te
     souhaite ce destin: Puisses-tu etre aime,
     ne pas aimer. Adieu. Souviens-toi dans ta
     vieillesse, que tu as vu mon tombeau.

     158 — DERNIERE EPITAPHE

     Sous les feuilles noires des lauriers, sous
     les fleurs amoureuses des roses, c'est ici que
     je suis couchee, moi qui sus tresser le vers
     au vers, et faire fleurir le baiser.

     J'ai grandi sur la terre des nymphes; j'ai
     vecu dans l'ile des amies; je suis morte dans
     l'ile de Kypris. C'est pourquoi mon nom est
     illustre et ma stele frottee d'huile.

     Ne me pleure pas, toi qui t'arretes: on m'a
     fait de belles funerailles, les pleureuses se
     sont arrache les joues, on a couche dans ma
     tombe mes miroirs et mes colliers.

     Et maintenant, sur les pales prairies
     d'asphodeles, je me promeme, ombre
     impalpable, et le souvenir de ma vie
     terrestre est la joie de ma vie souterraine.

    BIBLIOGRAPHIE

    I. — BILITIS' SAEMMTLICHE LIEDER zum ersten Male herausgegeben und mit einem Woerterbuche versehen, von G. Heim — Leipzig. 1894.

    II. — LES CHANSONS DE BILITIS, traduites du grec pour la premiere fois par P. L. (Pierre Louys). — Paris. 1895.

    III. — SIX CHANSONS DE BILITIS, traduites en vers par Mme Jean Bertheroy. — Revue pour les jeunes filles. Paris. Armand Colin. 1896.

    IV. — VINGT-SIX CHANSONS DE BILITIS, traduites en allemand par Richard Dehmel.— Die Gesellschaft, Leipzig. 1896.

    V. — VINGT CHANSONS DE BILITIS, traduites en allemand par le Dr Paul Goldmann. — Frankfurter Zeitung. 1896.

    VI. — LES CHANSONS DE BILITIS, par le professeur von Willamovitz-Moellendorf. — Goettingsche Gelehrte. — Goettinge. 1896.

    VII, — HUIT CHANSONS DE BILITIS, traduites en tcheque par Alexandre Backovsky. — Prague. 1897.

    VIII. — QUATRE CHANSONS DE BILITIS, traduites en suedois par Gustav Uddgren. — Nordisk Revy. — Stockholm. 1897.

    IX. — TROIS CHANSONS DE BILITIS, mises en musique par Claude Debussy. — Paris. Fromont. 1898, etc.

                         TABLE

     VIE DE BILITIS

        I — BUCOLIQUES EN PAMPHYLIE

      1 — L'ARBRE
      2 — CHANT PASTORAL
      3 — PAROLES MATERNELLES
      4 — LES PIEDS NUS
      5 — LE VIEILLARD ET LES NYMPHES
      6 — CHANSON
      7 — LE PASSANT
      8 — LE REVEIL
      9 — LA PLUIE
     10 — LES FLEURS
     11 — IMPATIENCE
     12 — LES COMPARAISONS
     13 — LA RIVIERE DE LA FORET
     14 — PHITTA MELIAI
     15 — LA BAGUE STMBOLIQUE
     16 — LES DANSES AU CLAIR DE LUNE
     17 — LES PETITS ENFANTS
     18 — LES CONTES
     19 — L'AMIE MARIEE
     20 — LES CONFIDENCES
     21 — LA LUNE AUX YEUX BLEUS
     22 — REFLEXIONS (non traduite)
     23 — CHANSON (Ombre du bois)
     24 — LYKAS
     25 — L'OFFRANDE A LA DEESSE
     26 — L'AMIE COMPLAISANTE
     27 — PRIERE A PERSEPHONE
     28 — LA PARTIE D'OSSELETS
     29 — LA QUENOUILLE
     30 — LA FLUTE DE PAN
     31 — LA CHEVELURE
     32 — LA COUPE
     33 — ROSES DANS LA NUIT
     34 — LES REMORDS
     35 — LE SOMMEIL INTERROMPU
     36 — AUX LAVEUSES
     37 — CHANSON
     38 — BILITIS
     39 — LA PETITE MAISON
     40 — LA JOIE (non traduite)
     41 — LA LETTRE PERDUE
     42 — CHANSON
     43 — LE SERMENT
     44 — LA NUIT
     45 — BERCEUSE
     46 — LE TOMBEAU DES NAIADES

        II — ELEGIES A MYTYLENE

     47 — AU VAISSEAU
     48 — PSAPPHA
     49 — LA DANSE DE GLOTTIS ET DE KYSE
     50 — LES CONSEILS
     51 — L'INCERTITUDE
     52 — LA RENCONTRE
     53 — LA PETITE APHRODITE DE TERRE CUITE
     54 — LE DESIR
     55 — LES NOCES
     56 — LE LIT (non traduite)
     57 — LE PASSE QUI SURVIT
     58 — LA METAMORPHOSE
     59 — LE TOMBEAU SANS NOM
     60 — LES TROIS BEAUTES DE MNASIDIKA
     61 — L'ANTRE DES NYMPHES
     62 — LES SEINS DE MNASIDIKA
     63 — LA CONTEMPLATION (non traduite)
     64 — LA POUPEE
     65 — TENDRESSES
     66 — JEUX
     67 — EPISODE (non traduite)
     68 — PENOMBRE
     69 — LA DORMEUSE
     70 — LE BAISER
     71 — LES SOINS JALOUX,
     72 — L'ETREINTE EPERDUE
     73 — REPRISE (non traduite)
     74 — LE COEUR
     75 — PAROLES DANS LA NUIT
     76 — L'ABSENCE
     77 — L'AMOUR
     78 — LA PURIFICATION
     79 — LA BERCEUSE DE MNASIDIKA
     80 — PROMENADE AU BORD DE LA MER
     81 — L'OBJET
     82 — SOIR PRES DU FEU
     83 — PRIERES
     84 — LES YEUX
     85 — LES FARDS
     86 — LE SILENCE DE MNASIDIKA
     87 — SCENE
     88 — ATTENTE
     89 — LA SOLITUDE
     90 — LETTRE
     91 — LA TENTATIVE
     92 — L'EFFORT
     93 — MYRRHINE (non traduite)
     94 — A GYRINNO
     95 — LE DERNIER ESSAI
     96 — LE SOUVENIR DECHIRANT
     97 — A LA POUPEE DE CIRE
     98 — CHANT FUNEBRE

        III — EPIGRAMMES DANS L'ILE DE CHYPRE

      99 — HYMNE A ASTARTE
     100 — HYMNE A LA NUIT
     101 — LES MENADES
     102 — LA MER DE KYPRIS
     103 — LES PRETRESSES DE L'ASTARTE
     104 — LES MYSTERES
     105 — LES COURTISANES EGYPTIENNES
     106 — JE CHANTE MA CHAIR ET MA VIE
     107 — LES PARFUMS
     108 — CONVERSATION
     109 — LA ROBE DECHIREE
     110 — LES BIJOUX
     111 — L'INDIFFERENT
     112 — L'EAU PURE DU BASSIN
     113 — LA FETE NOCTURNE (non traduite)
     114 — VOLUPTE
     115 — L'HOTELLERIE
     116 — LA DOMESTICITE
     117 — LE TRIOMPHE DE BILITIS
     118 — A SES SEINS
     119 — LIBERTE (non traduite)
     120 — MYDZOURIS
     121 — LE BAIN
     122 — AU DIEU DE BOIS
     123 — LA DANSEUSE AUX CROTALES
     124 — LA JOUEUSE DE FLUTE
     125 — LA CEINTURE CHAUDE
     126 — A UN MARI HEUREUX
     127 — A UN EGARE
     128 — THERAPEUTIQUE
     129 — LA COMMANDE
     130 — LA FIGURE DE PASIPHAE
     131 — LA JONGLEUSE
     132 — LA DANSE DES FLEURS
     133 — LA DANSE DE SATYRA (non traduite)
     134 — MYDZOURIS COURONNEE (non traduite)
     135 — LA VIOLENCE
     136 — CHANSON
     137 — CONSEILS A UN AMANT
     138 — LES AMIES A DINER
     139 — LE TOMBEAU D'UNE JEUNE COURTISANE
     140 — LA PETITE MARCHANDE DE ROSES
     141 — LA DISPUTE
     142 — MELANCOLIE
     143 — LA PETITE PHANION
     144 — INDICATIONS
     145 — LE MARCHAND DE FEMMES
     146 — L'ETRANGER
     147 — PHTLLIS (non traduite)
     148 — LE SOUVENIR DE MNASIDIKA
     149 — LA JEUNE MERE
     150 — L INCONNU
     151 — LA DUPERIE
     152 — LE DERNIER AMANT
     153 — LA COLOMBE
     154 — LA PLUIE AU MATIN
     155 — LA MORT VERITABLE

        LE TOMBEAU DE BILITIS

     156 — PREMIERE EPITAPHE
     157 — SECONDE EPITAPHE
     158 — DERNIERE EPITAPHE

     BIBLIOGRAPHIE

     TABLE